ou la 'minutieuse enquête' de G. Domenech & A. Maubon sur le rendez-vous de Lurs

 

Venu avec un peu de retard à l'affaire de Lurs - qui le conduisit plus tard à briguer la députation des Basses-Alpes(1), le jeune et bouillant Gabriel Domenech (il avait alors trente-deux ans) y fit une entrée tonitruante : à la mi-octobre 1952 (du 9 au 17), soit deux mois après les faits tragiques, il publia dans Le Méridional(2) une longue série de sept articles tranchant beaucoup sur ce que la presse avait pu écrire, en général, jusque là.
D'une part, il assassinait d'entrée de jeu le commissaire Sébeille, d'autre part il prenait la défense de la Grand'Terre, le crime étant manifestement signé, selon lui, par quelqu'un d'extérieur à la région. Pour ce démontrer, il échafaudait des hypothèses qu'on pourra aujourd'hui qualifier d'hasardeuses, mais qu'il convient, avant d'en sourire, de replacer dans l'époque - et l'état des connaissances - de leur publication. Plus tard, Domenech devait faire amende honorable - et même présenter ses excuses écrites au Commissaire.
Mais il n'y a pas qu'un intérêt persifleur ou anecdotique à cette publication : on n'aura pas de peine à mettre un nom sur celui qui, bien des années plus tard, tenta (avec succès) de faire de l'affaire de Lurs son fonds de commerce, en copiant et délayant ce qu'on va lire et qui pourtant, dès 1953, apparaissait, y compris à son auteur (Domenech avait entre temps parcouru son chemin de Damas), comme un ensemble d'aimables billevesées.

C'est pourquoi la citation de W. Reymond (puisqu'il s'agit de lui) qu'on lira supra, est particulièrement chargée de sel...

 

"Le commissaire Sébeille tient toutes les cartes entre ses mains. Il joue... et perd !"
(G. Domenech, in Le Méridional, 9 octobre 1952)

"Gabriel Domenech se montre particulièrement virulent [dans des articles] reprenant les idées du commissaire Sébeille"
(W. Reymond, in Dominici non coupable..., p. 67)

 

 

I. Toutes les constatations faites jusqu'à ce jour n'ont pas prouvé que l'assassin soit de la région.

 

La nouvelle de l'horrible tragédie de Lurs "se répand en France, franchit les mers". L'honneur de la police est en jeu. Il faut faire vite (pour découvrir le meurtrier de cette haute personnalité britannique et de sa famille). On va vite, trop vite. Le commissaire Sébeille (certes, un homme de valeur), tient toutes les cartes en main. "Il joue... et perd ! Sa hâte a été trop grande".

La première orientation policière, celle du crime crapuleux (le fait d'un rôdeur) est à écarter : quel rôdeur oserait se promener avec une arme de guerre ? Quel rôdeur se risquerait à tuer, oubliant de compter sur la nuit complice pour disparaître sans être ni vu, ni pris ? L'hypothèse d'un criminel, paysan vivant dans un village voisin, est tout aussi absurde. Sauf s'il s'agit d'un fou. Mais un personnage sujet à des crimes de démence ne passe pas inaperçu, dans un village. Et la police aurait eu tôt fait de le démasquer !

Pour expliquer la lenteur de l'enquête, on invoque le mur du silence. Personne ne parle dans la région, à Lurs ou ailleurs. Mais si personne ne parle, c'est sans doute parce que personne ne sait rien ! Et cette carabine, pourquoi veut-on qu'elle ait appartenu à un paysan du lieu ? on compte sur l'indice de la plaque trouvée sur l'affût de la carabine. Mais des plaques de ce type, il y en a des milliers, en circulation...

Dès lors, il ne reste qu'une hypothèse valable, car ce crime a été parfaitement conçu, et exécuté froidement : c'est l'hypothèse du rendez-vous. Sir Drummond avait un rendez-vous à Lurs.


 

D'une part, les Drummond avaient déjà campé à cet endroit, "sinon le 1er juillet, du moins quatre jours avant le crime". Avec une tente jaune, très caractéristique. Domenech avance même que la police "semble avoir établi ce fait de façon formelle". D'autre part, les Drummond "prirent un intérêt visible à la course de toros. Il était donc anormal qu'ils quittassent les lieux avant la fin", alors qu'aucune obligation ne les y contraignait... Autre fait pour le moins curieux, "ILS ÉTAIENT VENUS DANS LA FIN DE LA MATINÉE, RECONNAÎTRE L'ENDROIT OÙ ILS DEVAIENT CONNAÎTRE LA PLUS TRAGIQUE DES FINS". La seule conclusion qui s'impose est donc qu'ils ne se sont pas arrêtés ACCIDENTELLEMENT dans ce lieu peu propice au camping, mais qu'ils y avaient un RENDEZ-VOUS.

Il y avait rendez-vous, car pourquoi s'arrêter au bord d'une route si fréquentée, à deux pas d'une voie ferrée [Domenech omet de dire qu'il n'y passait que trois ou quatre trains de jour, et aucun de nuit], et d'une rivière aux bords infestés de moustiques ?

Il y avait rendez-vous, car Sir Drummond ne paraît pas avoir été pris par surprise : il avait aux pieds des chaussures lacées [Il s'agit d'une erreur matérielle. Les "pantoufles de tennis" n'étaient pas lacées. Et il ne vient pas à l'idée du journaliste que le malheureux savant avait pu se relever pour aller, de l'autre côté de la route, satisfaire un besoin aussi pressant que naturel].

En réalité, Sir Drummond a été abattu "par derrière" alors qu'il conversait avec un tiers de sa connaissance.

 

 

II. S'il n'y a pas eu de cris - et c'est possible - le triple meurtre ne peut pas avoir été l'?uvre d'un seul homme.

 

Deux balles "dans le dos" ont suffi pour Sir Drummond, cinq balles pour son épouse, dont "le visage est déformé par la terreur". Élisabeth ? Ce que l'assassin a laissé intact de ce joli minois n'est pas marqué par une peur intense : "Elle m'a paru très jolie ! Elle était couchée sur le côté", rapporte J.M. Allibert [correspondant local du Méridional], présent sur les lieux aux premières heures. D'autre part, la petite Élisabeth a gardé son pyjama bleu pâle en place : or, il aurait dû l'entraver dans sa course, un pyjama étant en général retenu par un élastique assez lâche [remarque fort judicieuse !]. De même, les pieds sont parfaitement nets, sans aucune trace. Cette enfant n'a pas couru, c'est manifeste. Donc, vraisemblablement, elle a été assommée sur sa couche, dans la voiture, d'un violent coup de poing (ou d'un coup de crosse de revolver), puis transportée à dos d'homme, d'un homme qui est allé l'achever de l'autre côté du pont, s'appliquant à faire disparaître la trace du premier coup.

Ce criminel est doué d'une imagination fertile : il a pris, au passage, dans la voiture, une culotte de l'enfant, dont il s'est servi, après le forfait, pour s'essuyer les mains. Il a jeté l'arme brisée dans la Durance, "comme s'il désirait qu'on la retrouve vite". Puis il est revenu jusqu'à la voiture, qu'il a fouillée méthodiquement, peut-être pour faire croire au crime d'un rôdeur.

Mais un tel scénario paraît improbable aux yeux du journaliste du Méridional : un homme seul ne peut accomplir, en un laps de temps très court, autant d'actions. D'autre part, on soupçonne les habitants de la ferme voisine de mentir, lorsqu'ils soutiennent n'avoir pas entendu de cris. Mais les Dominici ont très bien pu ne pas entendre de cris, pour la bonne raison qu'aucun cri n'a été poussé : les Drummond ont été abattus par surprise.

Et tout s'éclaire alors, si l'on admet qu'il y avait deux personnes ; celle avec qui Sir Drummond avait un rendez-vous, et celle, en retrait, qui lui a tiré dessus.

 

 

III. Sir Drummond croyait-il au rendez-vous... qui n'était qu'un guet-apens ?

 

Selon Domenech et Maubon, la préméditation ne fait aucun doute, et la fouille de la voiture, après le crime, semble attester le fait que le tueur attendait un renseignement du savant, et ne l'a pas obtenu. Il n'y a, en effet, aucune raison valable pour que le savant ait été tué debout : le tueur aurait plus facilement abattu les deux parents sur leurs lits de camp [les journalistes omettent, car ils ne sont pas au courant, le fait que le savant s'était levé pour uriner l'instant d'avant].

Donc, Drummond avait un rendez-vous. On peut supposer qu'il était collectionneur. Supposons qu'il ait été numismate : en effet, on peut affirmer, sur la foi de confrères présents aux premières heures, que des monnaies anciennes étaient éparses sur le campement [bel exemple de fragilité du témoignage humain ! Le maréchal des logis-chef Romanet, premier officiel arrivé sur les lieux, a noté, lui, la présence au sol de deux pièces de cinq francs (français) et d'une troisième pièce de dix francs, récente, près du pont]. Le collectionneur qui a fait une offre alléchante à Drummond habite Marseille. Comme il sait Drummond en vacances à Villefranche, "il lui suggère une rencontre au carrefour approximatif des routes allant de Marseille à Grenoble et de Nice à Grenoble". Comme il s'agit d'un lieu de grande circulation, un arrêt au bord de la route ne paraîtra pas "insolite" [Domenech vient pourtant de dire que le rendez-vous, dans l'intérêt des deux hommes, se doit d'être discret ; pour le Marseillais parce qu'il veut assassiner son "client", - en effet, aux abois et poursuivi par ses créanciers, il doit absolument se procurer à bon compte de l'argent frais -, pour Drummond car le Britannique a dû passer clandestinement une très forte somme d'argent, destinée à l'achat qui lui est proposé].

Le matin donc, Drummond va vérifier le lieu de rendez-vous que lui a proposé le mystérieux vendeur, endroit facile à trouver, à proximité d'une borne et du village de Lurs, c'est un point de repaire (sic) facile. Celui qui a suggéré ce rendez-vous sait que cette route, qu'il parcourt souvent, est très fréquentée par les hommes d'affaires, qu'elle est proche de Digne.

Domenech accepte par avance l'objection de l'imagination délirante prêtée au futur tueur, et la réfute en affirmant que les psychiatres ont l'habitude de ces demi-fous "sous des apparences absolument saines". Pour preuve de l'imagination délirante, il avance la mise en scène qui a suivi les meurtres (disposition des corps, pas d'empreintes autres que celles des Drummond sur la voiture, carabine essuyée après le forfait). et il achève ce troisième volet en parlant de "tueurs" (il passe donc du singulier au pluriel) ayant déjà suivi des enquêtes de police (et donc capables de faire échec aux méthodes policières d'investigation).

 

 

IV. Essayons de reconstituer la soirée tragique

 

Cette reconstitution, Domenech la qualifie certes d'hypothétique (encore qu'il se sente poussé - dit-il - par les encouragements venus de ses lecteurs, au fur et à mesure de la publication de l'enquête journalistique), mais surtout de vraisemblable. Il a parfaitement conscience du caractère malaisé de cette reconstitution, tant la mise en scène effectuée par les criminels complique l'affaire. Il raisonnera dans l'hypothèse du rendez-vous, "la seule satisfaisante, pour nous, à l'heure actuelle".

Le journaliste commence par négliger le témoignage des ouvriers du chantier de Ganagobie (prétendant avoir vu les Drummond la veille du crime), car il estime irréfutable leur présence à Digne, au même moment. Puis il en vient à leur emploi du temps, à partir du moment où ils se sont éloignés de cette ville. Les Drummond ont quitté Digne vers 19 heures, leur arrivée sur l'emplacement des Ponts-et-Chaussées, à 165 m de la Grand'Terre, a donc eu lieu vers 19 heures trente. Et ils se sont arrêtés "entre deux virages", sur un lieu "particulièrement repérable". Sans doute sont-ils allés sur les bords de la Durance, sans doute Élisabeth s'est-elle baignée dans la rivière.


 

Quoi qu'il en soit, l'exploitant de cinéma Champsaur, qui est passé vers 20:30, aperçoit la famille "dînant gaiement sur le bord de la route". C'est un peu plus tard, vers 21 heures, que M. Gustave Dominici les a vus, se préparant selon lui à se coucher. On peut supposer que Drummond aurait préféré dîner sur les bords de la Durance. S'il est resté au bord de la nationale, c'est parce qu'il tenait à ne pas manquer l'automobiliste qui lui avait donné rendez-vous.

Donc, à 21 heures, Élisabeth gagnée par le sommeil exprime le désir de se coucher : on retire les lits de camp, on lui arrange une couche à l'intérieur de l'automobile. Maintenant, Drummond et sa femme devisent. Comme le vendeur-numismate ne se manifeste toujours pas, ils décident de dormir sur place. Et pour cela, disposent les lits de camp derrière la voiture. Lady Drummond donne à son tour des signes de fatigue. Elle se "déchausse, enfile une sorte de paréo et se couche. Son époux, assis sur le marchepied de la voiture, reste seul à attendre. À vingt-trois heures, un automobiliste l'aperçoit dans cette position, 'rêvant en regardant la montagne' [on aurait pu supposer que Sir Drummond se tournerait plutôt vers la Durance que vers la "montagne". Ou alors, scrutait-il le passage des voitures ?]. Finalement, pourtant, le savant se lasse. Il va, lui aussi, se coucher, mais il conserve ses sandales et ses socquettes, parce qu'il pense qu'il devra se lever".

À minuit trente, M. Champsaur repasse. Tout est calme. S'ensuit le ballet des camionneurs. À peu près à la même heure, M. Alfred Duc, qui se rend à Cavaillon [et roule donc dans le sens Peyruis-Manosque], aperçoit dans le faisceau de ses phares un homme d'environ 1, 75 m, au garde-à-vous, dissimulant un objet dans son dos. La reconstitution laisse apparaître qu'il se trouvait à 100 mètres de la voiture [donc à 65 mètres de la Grand'Terre]. M. Armand Siméon, qui le suit à 500 mètres, ne remarque rien : l'inconnu s'est donc caché. M. Henri Conil, qui passe un peu après en sens inverse, aperçoit l'individu [mais est-ce bien le même ?] qui tente de se cacher près de la voiture. Il est nettement éclairé par le phare gauche [???] de son camion.

Ce ne peut être que l'assassin : une voiture venant de Marseille l'a déposé à peu près à hauteur de la Grand'Terre, puis est allée se garer un peu au delà du camp improvisé des Drummond, mais sur la gauche, de façon dissimulée, en sorte que personne ne l'a remarquée. Le chauffeur, en revanche, est le vendeur. Il fait claquer sa portière pour s'annoncer, puis s'approche du campement. Drummond, qui le connaît, se lève et vient à sa rencontre. Les deux hommes discutent à voix basse près du vieux puits comblé [le regard d'écoulement des eaux d'arrosage, dit puisard, n'était nullement comblé, à l'époque des faits] qui se situe à environ neuf mètres à l'arrière de la voiture [en réalité, à un peu plus de six mètres]. La conversation s'engage donc à voix basse, "parce que Lady Drummond et sa fille dorment", sur le sujet de prédilection de Drummond, la numismatique (mais on peut tout aussi bien supposer que le savant était philatéliste, bibliophile...).

Drummond attend des pièces rares, et s'est muni pour les acquérir de beaucoup de liquidités, passées en fraude en dépit d'un contrôle aux frontières draconien. Mais le vendeur, lui, n'a strictement rien à vendre. Sans doute commence-t-il par le chantage ? Quel scandale pour l'honorabilité du grand savant, si la fraude aux contrôles des changes devait être révélée ! Pour autant, Drummond ne sen laisse pas compter, il n'est pas un homme qu'on intimide aisément. Il a peut-être saisi le maître-chanteur à la gorge, quand deux coups de feu claquent, l'atteignant presque à bout portant : le deuxième homme (celui aperçu par MM. Duc et Conil), dissimulé dans le fourré, a tiré [il faut donc supposer que le tireur était venu, durant la conversation, se dissimuler tout près de l'endroit où dormait Lady Drummond]. Projeté en avant, Drummond fait quelques pas et s'affale. "Lady Drummond se lève, affolée. Une rafale [sic] la fait rouler dans les hautes herbes, tandis que l'homme que Drummond connaissait a bondi vers la voiture et assommé la petite Élisabeth d'un coup de crosse de son revolver [mais comment avait-il été averti de la présence de la fillette à l'intérieur de l'habitacle ?]. Il suffira ensuite au porteur de la carabine de réduire le crâne de la petite fille en bouillie pour effacer à jamais la première contusion".

Cependant que le "vendeur" procède à la mise en scène, afin que les passants ne puissent être alertés par le spectacle de la tuerie. Alors, "rien ne laissera supposer le terrible drame !".

 

 

V. Les témoins qui parlent trop et ceux qui ne disent rien... et ceux qui, même pour un million, ne se font pas connaître.

 

Telle que nos journalistes viennent de l'exposer, cette affaire paraît rocambolesque, et pourtant ils ont essayé de demeurer dans le domaine de la logique. Aussi, certains lecteurs leur ont objecté : "pourquoi la police n'aurait-elle pas déjà pensé à ce que vous dites ?"

Sans doute, d'autant que la police dispose de davantage d'éléments que les journalistes, qu'elle n'aime pas beaucoup qu'on s'occupe des énigmes qu'elle se doit d'élucider, jusqu'à ce qu'elle les ait élucidées, et que, dans cette affaire précisément, depuis deux mois, "les journalistes ont apporté plus d'entraves que d'aides au travail de la 9e Brigade mobile". Mais les policiers sont arc-boutés aux mêmes idées : l'arme fera découvrir l'assassin, dont nous nous rapprochons, disent-ils, mais trop lentement, à cause du mur du silence.

Or, les auteurs sont sûrs que ce ne sont pas là les réelles idées sur lesquelles travaillent les "Mobilards", qui ratissent (entre autres) "toute la Côte d'Azur", et se sont minutieusement penchés sur tous les détails du passé et de l'entourage du savant, et sur son séjour en France.

Et puis, on peut citer un point qui a étonné nos compatriotes : pourquoi les Drummond ont-ils été inhumés en France, semble-t-il de façon définitive, et non pas rapatriés chez eux ? Pourquoi cette famille a-t-elle été "abandonnée sur la terre française ?" Cette "anomalie" a sans doute son importance !(3) [Un an plus tard (16 novembre 1953), le même Gabriel Domenech devait écrire, dans le même quotidien : "Le lendemain, j'étais à Forcalquier ; je voudrais dire la douce émotion que j'y ressentis. Quelle attachante population ! Avec quel pieux empressement elle avait accueilli les restes infortunés de la famille Drummond !"... Il situe cette scène au jeudi 13 novembre 1952...]

Mais pour revenir au fameux "mur du silence", il convient d'observer que les paysans sont des gens taiseux par nature, et dans cette région peut-être encore plus qu'ailleurs, à cause des exactions (pillages, crimes) commises sous le couvert de la Résistance et de la Libération. Les habitants de la montagne de Lure ont fait la cruelle expérience qu'il existe parmi eux "des voleurs et des tueurs peu enclins à la pitié". Ils ont donc toutes les raisons de se taire. Mais nos auteurs ne pensent pas que les gens d'ici se taisent par peur : ils se taisent tout simplement parce qu'ils n'ont rien à dire. Et puis, tout un chacun n'étant pas très en règle avec les "règlements de police", on ne souhaite pas que les autorités viennent s'intéresser de trop près aux souvenirs du maquis.

De toute manière, il a bien fallu que le mur du silence soit percé, que des gens parlent, pour que "de nombreuses armes de guerre" soient découvertes [ce qui est parfaitement inexact : trois ou quatre carabines US-M1 ont fait spontanément leur réapparition et, sur dénonciation, deux Sten démontées ont été trouvées chez les Maillet. Tout cela ne mérite nullement la qualification de "nombre"].
Quant aux témoins qui ont vu ou croient avoir vu quelque chose, ils sont légion. Et Domenech d'énumérer nombre de témoignages spontanés ou pas, concernant le jour précédant le crime : "Certains ont prétendu qu'ils s'amusaient ; d'autres, qu'ils s'ennuyaient" [il s'agit du comportement supposé des Drummond lors de la "charlotade" de Digne]... Des témoins, situés à un kilomètre et demi du lieu de la tuerie, disent avoir entendu des cris ; les Dominici, à une centaine de mètres, n'ont perçu que des coups de feu...

Le plus extraordinaire peut-être, en revanche, c'est que personne ne semble avoir été tenté par le "million" de la prime offert par deux journaux...

 

 

VI. L'homme qui a vu l'assassin... n'est plus certain de l'avoir vu.

 

Malgré tous les témoins entendus par la police, et "l'avalanche de lettres anonymes", l'enquête piétine, depuis deux mois maintenant. Contrairement aux espérances des policiers, la carabine ne parle pas, et les enquêteurs ne disposent pas d'autres éléments concrets.
D'autre part, il est surprenant de constater le regret que semblent éprouver les Mobilards contraints de se désintéresser du témoin Dominici. Il leur paraît impossible que Gustave ne sache rien. Et pourtant, il est tout à fait possible, comme nos journalistes l'ont déjà écrit, qu'il ne sache absolument rien. En tout état de cause, il est impensable que le Parti communiste ait protégé ce témoin avec le zèle qu'on sait, s'il avait été mêlé, même indirectement, au triple crime. Encore un mystère de Lurs, que cette protection spontanée et vigilante du P. C. !

Après tout, Gustave se tait, peut-être tout bonnement parce que le P. C. le lui a ordonné. Parce que s'il parlait, il attirerait vraisemblablement l'attention sur certaines pratiques passées du Parti, certes gênantes mais n'ayant rien à voir avec le triple crime [Domenech fait allusion aux exactions et aux exécutions sommaires de la Libération]. Ou encore parce que, s'il sait quelque chose, il a peur des assassins, dont on connaît la froide détermination. S'il clame je ne sais rien du tout, c'est pour détourner leur attention : ce sont les tueurs qu'il redoute le plus.

Enfin, rien ne prouve que Gustave Dominici ait entendu des cris, puisque rien ne prouve, comme on a essayé de le montrer plus haut, que des cris ont été poussés. Donc, les policiers ont beaucoup de témoins pour ce qui s'est passé avant ou après le crime, mais aucun pour leur parler de ce qui s'est passé pendant ; les assassins paraissent avoir bénéficié d'une chance inouïe, puisqu'aucun véhicule n'a circulé pendant que s'accomplissait l'horrible forfait.

Et puis apparaît, fin août, le témoin surprise, l'homme en noir, qui a vu l'assassin se pencher sur le corps de Sir Drummond. Mais ce témoin est trop providentiel : personne ne croit à ses dires, pas même les policiers ! Car s'il ne fait aucun doute [!] qu'il était sur les lieux, au moment fatal, trop de contradictions apparaissent dans ses déclarations. Comment se fait-il que personne n'ait aperçu sa Lincoln ? Comment se fait-il que Gustave Dominici n'ait pas entendu ce véhicule man?uvrer dans la cour de sa ferme ?

[cette avant-dernière partie du reportage, publiée le jeudi 16 octobre 1952, est accompagnée, à la Une, du chapeau suivant : "Coup de théâtre dans l'affaire de Lurs. Le commissaire Sébeille avait raison de croire que le fermier de la Grand'Terre en savait davantage. DOMINICI AURAIT RECONNU QUE LA PETITE ÉLISABETH VIVAIT ENCORE QUAND IL L'A DÉCOUVERTE !"]

Ce qui n'empêcha pas la parution de la série d'articles de se poursuivre, imperturbablement...

 

 

VII. Pourquoi a-t-on entouré la déposition du principal témoin de tant de mystérieuses précautions ?

 

Malgré l'arrivée de nouveaux 'acteurs' dans l'affaire, comme ce clochard de Nice proclamant qu'il est l'auteur du crime, "l'imbroglio est à son comble". Reste que l'ombre de 'l'homme en noir' (Aristide Panayotou) continue à planer, ce témoignage tardif apportant son lot de mystères. Contré sur ses affirmations par le commissaire Constant, Panayotou a par ailleurs refusé d'être confronté à Gustave Dominici, ce qui paraît plus que surprenant. Comment un Ingénieur des Arts et Métiers, ancien lieutenant des F. F. I., décoré de la Légion d'honneur, a-t-il pu refuser une telle confrontation ? Les deux hommes se connaissaient-ils d'avant ? Un personnage qui a exercé tant de métiers, désormais représentant en fromages, connaissait certes bien la nationale 96. Qu'est-ce qui l'a poussé à se déclarer si tard, à donner des précisions telles qu'il a été ensuite amené à reconnaître qu'elles étaient inexactes ? Pourquoi, lui qui paraissait redouter la publicité, s'est-il mis dans le cas d'attirer pareillement l'attention sur lui ?

Et Gustave Dominici affirme ne jamais avoir entendu de voiture faire demi-tour dans sa cour, et pas davantage on n'a trouvé de témoin ayant rencontré un véhicule aussi voyant que la Lincoln verte dans les parages. Bref, cet étrange témoignage, auquel les policiers paraissent désormais ne prêter plus qu'une attention distraite - ne serait-il plus le "témoin providentiel" ? -, ajoute encore aux épais mystères de l'affaire de Lurs.
Mais voici un scoop : Panayotou en personne est venu dans les locaux du Méridional, pour dire toute l'indignation qu'il avait ressentie après l'attaque en règle subie dans les colonnes de La Marseillaise [le quotidien communiste, en effet, avait alors publié des échos assez innommables sur ce témoin, lui prêtant entre autres une conduite peu reluisante durant la guerre, sous l'égide de la Milice, du côté de Cavaillon. Très exactement, il s'interrogeait, le 15 octobre 1952, sur l'éventualité d'une appartenance du "témoin fantôme" à la Gestapo ; ajoutant qu'il avait "probablement" fréquenté les Waffen SS de Cavaillon, et affirmant qu'il était alors l'amant d'une coiffeuse de Nice en résidence à Cavaillon, jeune femme elle-même maîtresse d'un Capitaine allemand]. Domenech & Maubon lui donnent acte de ses protestations, écoutent à nouveau son témoignage (celui donné à la police, en gros), mais pour autant disent ne rien comprendre à son comportement, et pas davantage à la façon dont la police a utilisé ce témoignage. Surtout s'il s'agit d'un témoignage providentiel. Et nos deux journalistes d'achever leur reportage en fanfare :

Aussi, s'il s'avère que la police a caché des choses, sur ce sujet comme sur d'autres, les deux journalistes promettent de "tirer au clair" de tels comportements !

[Il faut d'ailleurs remarquer que le doute fut le comportement du Méridional pratiquement jusqu'au procès : en témoignent d'autres articles, n'appartenant pas à des séries, dont on verra à quel point ils ont reçus, récemment, une nouvelle sorte de virginité...]

 

 

VIII. Compléments

 

Cet "accompagnement" de Gaston ne fut pas, et de loin, le seul fait de Gabriel Domenech, mais bien plutôt de l'ensemble des journalistes du Méridional. Il est donc complètement fallacieux de faire de ce quotidien un ennemi de la Grand'Terre : c'est à partir du procès, que l'attitude changea.

Le 26 août 1954, en page intérieure (sous la rubrique "Digne"), un journaliste du Méridional (Marcel Espaillac) pose deux questions :

- Jack Drummond connaissait-il la Grand'Terre ?
- Gaston Dominici s'accuse-t-il à la place d'un autre, et pourquoi ?

L'article fait un large écho à une information publiée dans le "Sunday Empire News", concernant un calepin de Sir Drummond qui aurait été trouvé dans une poubelle quelques semaines après la tragédie de Lurs, et contenant "selon un témoin digne de foi", mention d'un rendez-vous de Drummond à Lurs en août 1947. L'information parle aussi de l'activité d'agent secret de Drummond, qui aurait été plusieurs fois parachuté, durant la guerre, notamment en Provence [un homme de plus de cinquante ans, en missions de parachutage !]. Ce qui conduit le journal britannique à soulever l'hypothèse d'un crime politique. L'article du Méridional se contente, après avoir rapporté ces informations, d'examiner le parcours des Drummond tel que décrit par les Marrian, et de n'y trouver rien à redire. Par ailleurs, reprenant l'argument de la carabine, Espaillac estime qu'il renforce l'idée du crime local, surtout quand on prend en compte d'une part les réactions "de familiers de la Grand'Terre lorsque l'arme leur fut présentée", d'autre part les accusations des fils comme les aveux du Patriarche. Enfin, s'interrogeant sur les "dénégations sommaires" de ce dernier, le journaliste se demande si l'inculpé ne cache pas un autre lourd secret, s'étant accusé à la place d'un autre.

Le 16 novembre 1954, sous le titre "La colère du Patriarche suffit-elle à expliquer l'horrible tragédie ?", le journaliste P.-M. Train donne écho à un article publié dans l'hebdomadaire Dimanche-matin, qui effectue un lien entre l'affaire Drummond et l'affaire Peck, en prétendant que les deux hommes, qui tous deux auraient appartenu au fameux bureau britannique M 15, ont eu à connaître des suites données à un accident d'avion survenu au printemps 1943 dans le Maroc espagnol (correspondances secrètes entre la Grande-Bretagne et l'Union soviétique). Ajoutant qu'ils ont tous été abattus dans les mêmes conditions(4), que leurs bagages ont été dans les deux cas minutieusement fouillés(5), avec une recherche d'appareil photographique(6).

Jusqu'à l'approche du procès, donc, Le Méridional émettra des doutes sur la culpabilité de Gaston Dominici (ou du seul Gaston). et même à l'ouverture du procès, on écrit encore des lignes teintées de regret...

C'est le cas le 17 novembre 1954. Sous le titre "Gaston Dominici, un paysan madré, un homme étrange aux réactions imprévues et brutales", R. H. Poulard nous donne à voir le portrait d'un homme qui n'a guère changé, malgré une année passée en prison. Le journaliste, qui dit l'avoir souvent rencontré, l'a longtemps plaint : "combien de fois, oui, nous l'avouons, l'avons-nous plaint au fond de notre c?ur... Est-il si facile de démasquer la dernière des infamies ?... Parfois, il nous accueillait bien, parfois au contraire il était brusque, mais cela suffit-il à en faire un assassin ? Un jour il nous offrit une tasse de café dans sa propre cuisine. Il dit que la famille avait assez souffert, que s'il savait son propre fils coupable, il le tuerait de ses propres mains.... Près du pont, il se mit à plaindre la 'pauvre petite'..."

 

 

Notes

 

(1) Il devait d'ailleurs raconter cette aventure, en 1973, dans un ouvrage intitulé "Comment devenir député" (publié chez A. Michel).
(2) Les Provençaux avaient à l'époque le choix entre trois quotidiens : la Marseillaise, organe du Parti communiste ; le Provençal, en gros socialiste SFIO, façon Defferre ; et le Méridional, de centre droit.
(3) Ces objections, qui feront florès chez les révisionnistes près d'un demi-siècle plus tard, sont nulles et non avenues. Quinze jours environ après la perpétration du triple crime de Lurs, une infirmière anglaise, Sybil Johnson, fut retrouvée morte sur une plage du Pas-de-Calais, à trois kilomètres du village de Wimereux. Elle fut inhumée à ... Wimereux. Quant à la prétendue secrétaire de Sir Drummond, dont les auteurs de la Lettre pour la révision ont essayé de faire grand cas (en réalité, Janet Marshall était une banale - si l'on peut dire - institutrice), qui fut retrouvée assassinée (trois ans après le crime de Lurs, fin août 1955) à la Chaussée-Tirancourt, un village situé près d'Amiens (rappelons en effet qu'elle n'a pas été retrouvée dans le port de Dieppe !), elle fut inhumée à ... La Chaussée-Tirancourt. À trop vouloir prouver...
(4) Ce qui est rigoureusement inexact, les Peck ayant été mitraillés en plein jour, d'une part ; d'autre part, si sa femme fut mortellement atteinte, le Docteur Peck put par bonheur poursuivre sa route, jusqu'à être secouru... par un médecin français - rappelons que cet épisode se déroula en Espagne, en juillet 1953, près de la frontière française.
(5) Rigoureusement inexact, également. Les bagages des Peck n'ayant pas été fouillés, car le Dr Peck avait tant bien que mal pu poursuivre sa route.
(6) Il est exact que des bandits espagnols dérobèrent une caméra aux époux Peck.

 

 


 

 

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