"Vers treize heures trente, les premiers reporters, des Marseillais, étaient sur les lieux. Sur la route bas-alpine, deux tractions-avant noires fonçant à 130 kilomètres à l'heure avaient doublé les voitures des journalistes. Le commissaire Sébeille... et ses inspecteurs se lançaient sur l'affaire"
(G. Lenfant, in La Marseillaise, 11 novembre 1954).

"Cette donnée [l'éventuelle course d'Élisabeth] ... repose sur un énorme mensonge, le 'Maigret' marseillais n'ayant jamais vu le corps d'Élisabeth Drummond sur le lieu du crime, puisqu'il est arrivé sur place trop tard"
(W. Reymond, in Dominici non coupable, pp. 218-219).

 

Il est assez incroyable de n'avoir, sur ce point relativement important, que des réponses fluctuantes. Le commissaire Sébeille, durant sa déposition (le matin du lundi 22 novembre 1954), devait entre autres déclarer :

"Le 5 août 1952, à mon arrivée sur les lieux, les autorités étaient là [Sébeille désigne ainsi les représentants de la Justice, au premier rang desquels MM. Périès et Sabatier, les représentants de la force publique : les gendarmes, et le représentant de l'État : sous-préfet]. Quand je me suis approché de l'Hillman, j'ai tout de suite remarqué les divers objets éparpillés autour de la voiture. Le premier corps que j'ai vu est celui de Sir Drummond. Ensuite, j'ai remarqué les taches de sang sur le taillis situé près du puisard, puis le lambeau de chair collé au pare-chocs arrière de la voiture ; près de la dépouille de Lady Drummond, une balle et une douille. Mentalement, j'ai noté la position du corps de Lady Drummond, position perpendiculaire par rapport à l'Hillman.
Je me suis ensuite rendu auprès du corps de la petite Élisabeth. Une seule remarque, pour moi : les pieds nus de la fillette, des pieds propres et ne portant aucune trace, pas la moindre égratignure
[...].
Je vous dirai que j'ai fait relever des empreintes digitales sur la voiture, et des empreintes de pas sur le talus à proximité de la dépouille de la fillette. Mais je vous dirai aussi que nous n'attachons pas une grande importance aux empreintes relevées sur la voie publique [...].
J'ai laissé sur place l'inspecteur Ranchin, que j'ai chargé de se livrer à la recherche de certains renseignements sur des points qui me paraissaient surprenants, et je me suis rendu à Forcalquier, etc. etc."

Dans son procès-verbal de constatations, en date du 5 août 1952, Sébeille avait écrit très exactement :

"Indépendamment des constatations relatives aux cadavres, nous remarquons des taches de sang imprégnées sur le gravier à 6m50 de l'arrière du véhicule, près d'un chêne bordant le ravin et à proximité du puisard. Trois taches de sang sont nettement visibles en travers de la route et en direction du cadavre de l'homme etc. etc."


[on peut d'ailleurs se demander comment ces taches - relevées aussi par la Gendarmerie - ont pu se transformer ultérieurement en mare !].

Disons-le donc tout net : si, comme l'affirme Reymond, le commissaire Sébeille a pareillement menti quant à l'heure d'arrivée de son équipe sur les lieux du crime, (et romancé ses constatations), ôtant jusqu'à trois heures dans son emploi du temps, alors il convient sans nul doute de flétrir ce comportement inqualifiable (mais aussi de se demander si les quatre avocats de l'inculpé n'étaient pas, par hasard, les odieux complices du Commissaire...).

 

 

Mais d'où Reymond tient-il son information ? Moi qui ai pris connaissance de très nombreuses sources (mentionnant l'arrivée de la police entre neuf heures du matin ! - ce qui est matériellement impossible, Sébeille n'étant même pas averti à cette heure-là - à dix-sept heures), je ne l'ai rencontrée que chez Young (qui n'était pas présent, pour des raisons qu'on imagine, le premier, ni même les deux premiers jours), chez Jean-Paul Ollivier (non présent le premier jour, et qui devait être l'auteur du premier ouvrage sorti sur l'affaire), et chez Jean Teyssier, le premier journaliste arrivé sur les lieux (Reymond lui conteste ce titre, mais Teyssier persiste et signe). Selon Ollivier, Sébeille est arrivé à dix-sept heures, et a vu les cadavres en place (ce qui, également, est matériellement impossible). Young n'a fait que recopier la première information (qui est peut-être une coquille, il y en a bien d'autres chez Ollivier - comme chez Young), sans se préoccuper d'autres sources. Young porte sur cette affaire un regard de bout en bout extrêmement critique, mais son jugement, qui n'épargne vraiment personne, apparaît relativement impartial. On ne peut certainement pas l'accuser d'avoir voulu répandre de fielleuses calomnies.
Young rapporte sans autre commentaire qu'à la suite de diverses circonstances, les policiers n'arrivèrent sur les lieux qu'à dix-sept heures passées (donc, davantage pour Vêpres que pour None), et que le Commissaire ne vit jamais les trois cadavres in situ, puisque, à l'entendre, ils avaient été conduits à la morgue vers quinze heures quarante-cinq (Gordon Young, Valley of Silence, pp. 33-37). Mais son livre est réellement truffé d'erreurs de détail - il faudrait d'ailleurs les recenser exhaustivement - cette affirmation en fait-elle partie ? Je ne me prononce pas. Je constate qu'il est le seul (après Ollivier et Teyssier) à indiquer une heure d'arrivée aussi tardive. Il ne serait d'ailleurs pas inintéressant de dresser un tableau des heures d'arrivée de la police marseillaise, selon les diverses sources ! Ah ! Fragilité du témoignage humain (rappelons que le capitaine Albert, qui n'avait pas à ménager Sébeille - leur premier contact fut plutôt très froid - mentionne treize heures trente - de même que le juge Périès) !

Demeurent les souvenirs de Teyssier, qui se déclare être le premier journaliste arrivé sur les lieux, et que, jusqu'à preuve du contraire (que Reymond n'administre pas, bien entendu), on peut croire sur parole. Dans ses Mémoires et souvenirs d'un journaliste provincial (1989), il écrit que Sébeille est arrivé "dans le courant de l'après-midi", et que la carabine a été découverte "en fin de soirée" (p. 156). Comme on sait (cf. ci-dessous) que la carabine a été découverte aux environs de seize heures, il faut donc enlever trois heures, environ, aux souvenirs de Teyssier sur ce point. Fragilité du témoignage humain, une nouvelle fois !

D'ailleurs, peut-être cette vaine controverse est-elle à mettre au compte du Commissaire lui-même. En effet, tandis que dans un rapport il écrit qu'il est arrivé à 16 heures, trouvant sur place les différentes autorités, dans son "Rapport de constatations", il avait indiqué qu'il fut informé de l'affaire à neuf heures et demie, et qu'il arriva sur les lieux à treize heures vingt, précisant que le "camion laboratoire" de l'Identité judiciaire l'avait précédé de quelques minutes.
Ce qui est conforme au rapport des dits fonctionnaires de l'Identité, mentionnant, en effet, une arrivée à douze heures quarante-cinq pour procéder immédiatement à des photos des lieux, des victimes, pour relever les empreintes des cadavres et faire des recherches de traces papillaires sur la voiture (mais sans relever d'empreintes de chaussures - qui sans doute avaient disparu, à ce moment-là - la contre-enquête nous apprendra, bien plus tard que ces empreintes avaient été salopées... par un Inspecteur !).

Quoi qu'il en soit, il me semble avoir trouvé un témoin inattendu, et parfaitement digne de foi, du moins dans la partie de son témoignage que je vais utiliser : j'appelle à la barre... Yvette Barth, épouse Dominici !

Non pas l'Yvette de 1995, à qui Reymond prête une oreille ô combien complaisante (ses "Entretiens avec l'auteur" sont d'un comique achevé). Non, j'appelle à la barre celle qui s'y trouve déjà, la jeune femme de vingt-deux ans, aux lèvres si délicatement fardées, au comportement si dédaigneux vis-à-vis du président Bousquet soi-même, celle que Giono qualifie aimablement de petite dinde qui se prend pour Dieu-la-Mère ! Car nous sommes le 23 novembre 1954, au cours de la sixième journée du procès. Yvette, après mille mensonges convenus, décrit son activité de la journée du crime. Profitant de la voiture du boucher Nervi, elle s'est d'abord rendue à Oraison quérir des remèdes pour sa petite personne (et non pour la malheureuse Élisabeth, tonne Me Delorme : "Vous, jeune mère de deux enfants, vous n'avez pas fait un pas vers la pauvrette agonisante… vous vous êtes contentée de vous préparer pour vous rendre à Oraison acheter des remèdes à la pharmacie… non pour l'innocente expirante… c'était pour vous ! Je flétris publiquement cette abominable sécheresse de cœur et, sans doute, de courage, et ne puis me résigner à trouver une excuse à ce comportement qui n'a pas de nom !"). De retour, elle s'est arrêtée à la ferme de ses parents, où elle a pris le repas de midi en leur compagnie. Elle est retournée à la Grand'Terre aux alentours de quatre heures de l'après-midi, accompagnée de ses parents, pour "voir les corps" (soit dit en passant, son père, présent à la ferme Dominici dès sept heures du matin, vraisemblablement appelé par sa fille pour venir orchestrer le "festival de mensonges", comme dit Young, avait déjà dû voir les corps. Bref). Certes, spectacle magnifique, dont on va se repaître en famille...

Et que nous révèle Yvette, qui ne dit nullement que, justement, elle et ses parents sont arrivés trop tard pour voir les corps, ce qui laisse supposer qu'ils ont pu les voir ? Qu'ils sont tous trois parvenus à la Grand'Terre au moment où la carabine était retirée de la Durance...

Or, c'est bien l'Inspecteur de police Ranchin, qui a trouvé la carabine (dire que les gendarmes avaient tenté de draguer la rivière le matin même !) ?

Donc, la police était déjà présente, au moment où le couple Barth et leur fille aînée sont arrivés sur les lieux, vers seize heures ? C'est aussi ce qu'affirme leur quotidien préféré, La Marseillaise, qui écrit (dimanche 24 août 1952) : "Pourtant, alors que les corps violacés de Sir Jack, de Lady Drummond et de la petite Lisbeth étaient encore allongés, rigides, sur le bord de la route et que l'inspecteur Ranchin retrouvait dans le fleuve [sic] l'arme du tueur, chacun pensait alors à sa capture rapide" [i.e. : celle de l'assassin].

CQFD

Mais un autre moyen de preuve a été involontairement fourni, durant le procès, par un des avocats de l'inculpé. En effet, au cours de l'audience du samedi 20 novembre 1954, une controverse s'engage à propos du pyjama de Sir Drummond, et de ce que Roger Perrin en a pu apercevoir ; car les gendarmes les premiers arrivés (Romanet-Bouchier) ne sont pas d'accord avec ce jeune homme : Roger ne pouvait voir le pyjama de l'endroit où il affirme s'être alors trouvé (à côté de la voiture). Pour éclaircir ce point de détail, le président Bousquet fait circuler, parmi les membres du jury, une photo qui semble donner raison à Roger. Les gendarmes certifient que le corps de Sir Drummond se trouvait sous le lit de camp lorsque la photo a été prise. Et Me Charrier, avocat de la défense, de faire remarquer qu'il s'agit d'une photo de la police judiciaire, et non de la gendarmerie.
C'est tout. Cela signifie tout simplement que les policiers sont arrivés avant la levée des corps (il n'y a là qu'un élément de preuve, car rien ne nous dit que les policiers de l'Identité judiciaire n'ont pas acheté une photo prise le matin, avant leur arrivée, par un des journalistes présents)…

Enfin, pourquoi le commissaire Chenevier, grand pourfendeur de Sébeille ("pour des raisons que j'ignore, ils [Chenevier et Gillard] détestaient leur collègue", écrit le juge Pierre Carrias), indique-t-il treize heures trente, comme heure d'arrivée de son prédécesseur et "subordonné" ? Avait-il lui aussi à se reprocher quelque chose comme (soi-disant) le capitaine Albert ? Chenevier ajoute même qu'un adjoint de Sébeille découvrit le fameux pantalon de velours, en train de sécher, à quinze heures !
Bien, la cause est donc entendue.

Au fait, pour la petite histoire, que fait Yvette Barth, épouse Dominici, si sévèrement interpellée par l'avocat de la partie civile ? Elle "hausse les épaules" en retournant s'asseoir, commente le premier envoyé spécial du Dauphiné (R.-L. Lachat) ; et le second, George Gielly, parle, lui, de "sourire sardonique" d'Yvette, à ce moment-là !

Et si la cause n'est pas entendue, alors je produis deux témoignages, celui du photographe du Dauphiné, arrivé à midi sur les lieux avec R.-L. Lachat ("La police est arrivée avec deux 'Tractions' peu après nous" - entretien avec l'auteur), et celui de Paul Maillet soi-même, qui m'a affirmé que lorsqu'il est allé prendre l'apéro à la Grand'Terre - c'est à ce moment que se passe l'histoire du juge Périès et de sa fiole de 'Riquelès' - il a vu Sébeille arriver peu après, et boire le pastis avec les autres. Bon, fragilité du témoignage humain, va-t-on encore dire. Alors, examinons cette photo, d'origine gendarmesque :

 

On peut voir Sébeille (vêtu de curieux pantalons d'inondation : l'avait-on averti qu'il s'agissait, à l'origine de la tragédie, d'une histoire d'eau ?) adossé à l'Hillman (avec, à sa gauche, l'inspecteur Girolami, vraisemblablement), et faisant face au juge Périès (toujours tiré à quatre épingles). Le greffier Émile Barras se situe en retrait, à l'extrême droite du cliché. Alors ?

 

 

Voilà pourquoi il n'y a pas à flétrir un éventuel comportement inqualifiable de Sébeille (et que c'est avec émotion non feinte qu'il pouvait déclarer, vingt ans plus tard : "Jamais je n'oublierai le moment où je me suis agenouillé auprès du cadavre ensanglanté de la petite Élisabeth") ; tandis qu'il y a des crachats, c'est la justice immanente, qui retombent sur la gueule de ceux qui les ont éructés.