"Roger, c'est un grand malheur qui nous arrive, un grand malheur et un accident"
(Gaston Dominici, le 5 août 1952 vers huit heures, s'adressant à R. Autheville, ancien membre du maquis FTP de Lurs, correspondant local du journal communiste Les Allobroges)

"Vous savez, j'ai passé une sacrée nuit !"
(confidence faite par Gustave au gendarme Bouchier, arrivé sur les lieux en même temps que son collègue Romanet, et rapportée au procès, sur question de Me Delorme, le 19 novembre 1954).


"J'enverrai l'assassin aux Assises, je l'enverrai sûrement, j'y mettrai le temps qu'il faudra, mais je puis vous garantir qu'il ne sera pas acquitté, j'aurai contre lui des preuves suffisantes"
(
Edmond Sébeille, interview accordée à J. Besançon, du Provençal, 1er septembre 1952)

"Il n'y a aucune preuve matérielle, dans un sens ou dans l'autre" (Jean Giono, durant le procès)

Me Maurice Garçon : "Le mobile, où est-il ?"
Dr Genil-Perrin, psychiatre : "Des mobiles qui échappent à toutes les raisons, on en trouve dans la majorité des actes humains" (Procès Dupriez, mai 1955)

"Ce que je dirai tout de suite, c'est qu'après avoir entendu la véritable 'histoire d'un crime' que constitue la déposition de Sébeille, IL N'EST PLUS POSSIBLE DE DOUTER DE LA CULPABILITÉ DE DOMINICI. Ou bien alors, pour nous démontrer l'innocence de celui-ci, il faudrait démontrer que ce commissaire Sébeille est fou à lier, et que nous sommes tous des fous de croire un seul mot de ce qu'il dit. Allons, tout cela est absurde : il y a des criminels que l'on n'invente pas
" (Jean Bernard-Derosne, in l'Aurore - France libre, 23 novembre 1954).

 




"Tandis que les fêtes de la lavande poursuivaient brillamment leur carrière à Digne", le mardi 5 août 1952, un peu avant six heures du matin, un agriculteur bas-alpin(1) de 32 ans, domicilié à La Grand'Terre(2), Gustave Dominici, arrête un motocycliste qui passe par là, et lui demande de prévenir la gendarmerie la plus proche : étant allé vérifier l'état d'un éboulement sur la voie ferrée qui longe sa propriété, il vient de découvrir un cadavre.

Le jeune motocycliste, Jean-Marie Olivier, ne sait pas encore qu'il va devenir le premier témoin capital de l'enquête, la première personne mettant à mal le système mensonger de Gustave. Pour l'heure, il fonce sur Oraison, situé presque en face de Lurs (un peu en aval), sur la rive gauche de la Durance. C'est là qu'il demeure. Il s'en va frapper aux volets de la gendarmerie (il est environ sept heures moins vingt), interpelle le planton, lequel va réveiller ses collègues... Tout cela, on le comprend aisément, prend un certain temps. Arrivés à moto environ une heure plus tard, les gendarmes de La Brillanne-Oraison, puis ceux de Forcalquier (bourgade située à une quinzaine de kilomètres de La Grand'Terre) effectuent les premières constatations : il n'y a pas un, mais trois cadavres. Celui dont a parlé Gustave au motocycliste est une fillette en pyjama bleu, au visage atrocement mutilé ; le journaliste de La Marseillaise, un des premiers à être arrivés sur les lieux, écrira le lendemain : "la tête n'est plus qu'un effroyable magma et ses mains esquissaient encore un dernier et impuissant geste de protection", tandis que son confrère du Provençal indiquait avec raison : "Le sinistre bandit a pris l'arme par le canon et a dû frapper avec la régularité et la précision d'un homme habitué à manier la hache" - car tous les coups ont été portés sur la tête. La petite Élisabeth est étendue à mi-pente d'un talus, après un petit pont (ne menant nulle part) enjambant la voie ferrée Grenoble-Veynes-Marseille. En bordure de la nationale 96, les gendarmes aperçoivent la mère de famille, atteinte de trois balles. Lady Drummond est ainsi décrite par le journaliste de La Marseillaise : "avant d'avoir esquissé le moindre geste, elle est abattue d'une rafale [sic] dans la poitrine. Elle est tombée sur le dos. Son visage déjà violacé exprime la terreur ; la bouche, d'où les dents proéminent, ses yeux révulsés, tout indique l'indicible horreur de cette femme emportant définitivement une vision tragique. Sa robe de nuit relevée jusqu'aux hanches et qui laisse apercevoir une culotte en nylon blanc, atteste que les bandits l'ont fouillée avant de recouvrir son cadavre de son lit de camp" (un autre journaliste, celui du Méridional, décrivit un "visage horriblement contracté, comme sous l'effet d'une peur atroce"). La malheureuse gît au milieu d'un incroyable désordre (entre autres objets, un rouleau de pellicule photographique déroulée), près de la voiture du couple(3). De l'autre côté de la nationale, les militaires découvrent son mari (frappé de deux balles, et blessé à la main) recouvert d'un lit de camp, à côté d'une borne kilométrique indiquant qu'on se trouve à 21 km de Manosque et 30 km de Sisteron : l'autopsie révélera qu'il avait la vessie vide, au moment de sa mort ; il s'était donc levé peu avant, pour une raison que tous les prostatiques du monde (la quasi-totalité des hommes de plus de cinquante-cinq ans) connaissent fort bien.


Les premiers enquêteurs remarquent des traces de pas, et ramassent quelques douilles, et des cartouches, dont certaines non percutées (leur nombre ne correspond absolument pas au nombre de blessures ultérieurement constatées par les médecins légistes). Le Parquet est saisi, il désigne, pour conduire l'enquête, la 9e Brigade mobile de...  Marseille (les Basses-Alpes relevaient, à l'époque, de la Brigade de Nice - désorganisée pour cause de congés payés), laquelle délègue un Commissaire de quarante-cinq ans, Edmond Sébeille, précédé d'une flatteuse réputation.

Très vite, les charognards en vacances, flairant le sensationnel, vont s'arrêter pour se repaître du spectacle ; malgré tous leurs efforts, les quelques gendarmes présents ne sont pas suffisamment nombreux pour à la fois relever utilement des indices, et s'opposer aux incessantes allées et venues des curieux sur le périmètre. Et ne disons rien des journalistes.
Ajoutant à cette malchance, le Commissaire doit faire la queue pour alimenter sa Traction 953 AG 13 à la pompe à essence de l'Administration (ce que le règlement, à l'époque, l'obligeait à faire) : sans qu'aucun retard puisse lui être imputable, il n'arrivera sur les lieux (à plus de cent kilomètres de Marseille) qu'en début d'après-midi, flanqué de trois inspecteurs (et précédé de deux spécialistes de l'Identité judiciaire). Et il lui faudra presque faire le coup de poing pour obtenir, bien tard, un théâtre des crimes à peu près vide de badauds. Ce brouillage est la seule zone d'ombre, et la chance de celui (ou de ceux, si vous voulez) qui a férocement repassé une famille d'innocents touristes. La collaboration Gendarmerie-Police, non exempte de quelques frictions, ajoutera encore au lourd handicap que constitue la donne de départ(4).




Dès son arrivée, le commissaire Sébeille se rend auprès du cadavre de la fillette (peut-être la seule "pièce à conviction" à n'avoir pas été touchée par des tiers avant son arrivée). On raconte que, soulevant la couverture qui recouvrait le corps, il se prit à murmurer : "j'aurai le salaud qui a fait ça" (admirable Paul Crauchet qui joue son rôle dans le film - si contestable - de Claude Bernard-Aubert, il ne lui manque que l'accent).

Cependant qu'il s'est absenté, en compagnie du juge Périès et de son greffier, pour aller à la morgue de Forcalquier entendre les premières conclusions des légistes, deux de ses inspecteurs, les pantalons relevés, draguent à tout hasard les bords de la Durance, à cent mètres du lieu des crimes : ils ont la bonne fortune de découvrir une carabine américaine, de calibre .30 (soit 7.62 français), datant de la dernière guerre, en fort mauvais état. Un éclat manque à la crosse : il avait été retrouvé, très exactement adaptable, sous la tête de la petite fille, au moment où un fossoyeur avait emporté son cadavre. La carabine parlera, décrète le commissaire, retour de Forcalquier.

Sébeille se rend à la Grand'Terre. Dans cette ferme vivent, outre Gustave déjà cité, son fils de dix mois, Alain, et sa femme Yvette (vingt ans, à nouveau enceinte ; elle accouchera d'une fillette en mai 1953 : "elle ne sèvre un poupon que pour allaiter le suivant", dira d'elle le journaliste Pierre Scize) ; enfin, ses parents : Gaston dit Le Patriarche et Marie - charitablement appelée La Sardine par son époux. Aucun des quatre adultes ne dit connaître cette arme. Le Commissaire écoute leur version des faits, et en particulier celle d'Yvette, qui lui apparaît comme une maîtresse femme : la veille au soir, ils ont aperçu des gens qui s'étaient arrêtés sous le mûrier pour y manger, puis y dormir. Au cours de la nuit, réveillée comme toutes les nuits par le petit Alain, qui réclame sa tétée, elle a entendu des coups de feu. Au matin, inquiet d'un possible éboulement qui aurait eu pour effet d'obstruer la voie ferrée, et conformément aux ordres du représentant de la SNCF, son mari Gustave s'est rendu sur les lieux, et au passage a fait sa macabre découverte.

Un des inspecteurs remarque un pantalon de velours fraîchement lavé ; questionné, le père de Gustave, Gaston Dominici, 75 ans, dit : il est à Gustave. Interrogé à son tour, Gustave répond : moi, je ne porte jamais de velours, demandez à mon père... Assailli par mille questions urgentes, et sans doute recru de fatigue, le Commissaire ne donnera pas suite à l'idée de son adjoint : soumettre ce vêtement aux laboratoires de police judiciaire. On peut considérer cela comme une bourde de première. Il en commit sans doute d'autres : mais qui est infaillible ? Et comment, dès l'abord, soupçonner une famille de paisibles agriculteurs, au seul motif que son domicile est proche du lieu d'une sauvage tuerie ?

Retourné sur les lieux du crime, l'arme enveloppée dans un journal, Sébeille en vient à rencontrer un autre fils du Patriarche, Clovis, fâché avec son père depuis de longues années ; dépliant le journal, il présente la carabine à Clovis : "À ce moment, Clovis Dominici a été pris d'un tel saisissement qu'il s'est agenouillé tout en se mordant les lèvres et en ouvrant de grands yeux. L'intéressé est resté plus d'une minute sans prononcer une parole" écrira-t-il dans son rapport.

Enfin, le soir, vers 19 heures 30, Gaston Dominici rejoint Sébeille (et son adjoint Ranchin) près du mûrier : "La femme est tombée là, elle n'a pas souffert", dit-il au Commissaire. Et, se reprenant aussitôt : "Je veux dire qu'avec ce qu'elle a reçu [sic], elle n'a pas dû souffrir". L'étrangeté de ces propos n'est pas immédiatement relevée par Sébeille...

 



Dans la nuit du 7 au 8, près du mûrier, veillent deux ombres discrètes. Plus avisé ou plus soupçonneux que ses collègues, Henri Albert alias Fausto Coppi, Capitaine de Gendarmerie dans le civil (flanqué de Léon Espariat, Maire de Forcalquier), s'en va, au petit matin, sachant ce qu'il voulait savoir : c'est du moins ce qu'il rapporte à la page 20 du Rapport 12-R. La fenêtre de la chambre Dominici n'est pas ouverte ; en circulant dans la cour de la ferme, le chien n'aboie pas ; aucune lumière n'a été allumée dans la chambre des jeunes époux entre 00:45 et 01:30. Le premier mensonge des Dominici, celui de l'impérative tétée nocturne (la tendre offrande de vie au nourrisson, comme l'écrivit, un brin lyrique, Roger-Louis Lachat), a été mis en évidence.

 


 

 

Notes

 

(1) Les Basses-Alpes ne deviendront Alpes-de-Haute-Provence qu'en 1971.
(2) Ferme située en bordure de la nationale n° 96, sur la commune de Lurs, à vingt kilomètres au nord de Manosque.
(3) On apprendra un peu plus tard que les Drummond avaient décidé, vraisemblablement à l'instigation de leur fillette, de passer une nuit en camping "sauvage", et que le pur hasard les avait fait stationner à 165 mètres au nord de la ferme dite La Grand'Terre, sous un mûrier, en bordure d'un petit chemin gravillonné descendant, à l'Est, vers la Durance. Les allégations ultérieures, destinées entre autres à salir la famille anglaise (et poursuivies de façon intéressée jusque de nos jours), sont à accueillir avec mépris, comme le fit à l'époque le rédacteur en chef du Canard enchaîné (dont on trouvera par ailleurs le témoignage).

En effet, que trouve-t-on, entre autres, dans l'inventaire de la voiture Hillman ?
- 2 coussins,
- 2 taies d'oreillers avec sac en toile,
- 2 sacs de couchage beige,
- une couverture de voyage écossaise à carreaux,
- 2 lits de camp,
- 2 paires de pantoufles.

Cela n'est-il pas assez clair, quant aux intentions de l'infortunée famille ? Dans ce cas, relisons cet extrait d'une audition de Valérie Marrian (20 ans, l'aînée du couple ami chez qui les Drummond passaient quelques jours de vacances)  : "Dans la matinée du 4/8/1952 cette famille [Drummond] s'est rendue à Digne pour assister à une course de taureaux qui devait avoir lieu en cette ville dans l'après-midi du même jour, je crois. Avant de partir, ils nous avaient fait savoir (mes parents et moi) qu'ils passeraient la nuit en bordure de la route, leur voiture étant équipée de deux lits de camp. Ils ne nous avaient pas dit l'endroit où ils devaient s'arrêter" (PV du 6 août, recueilli par la Gendarmerie).
(4) Il faut quand même relativiser les choses ; dans son rapport du 1er septembre 1952, le commissaire Harzic tient à écrire : "je souligne la collaboration loyale et active des services de la Gendarmerie sous l'action personnelle de son chef d'escadron".
Sur le sujet plus général des obstacles dressés dès le début, le rédacteur en chef, à Paris, du Daily Mail, qui suivit l'enquête de bout en bout (mais n'était pas présent physiquement les premiers jours), écrivit ceci, dans un livre relatant les faits :

"C'est au cours des onze premières heures qui suivirent la découverte des corps de la famille Drummond que tout fut perdu. Les erreurs commises durant cette première phase, vitale, de l'enquête ne furent jamais, et vraisemblablement n'auraient jamais pu, être corrigées [...].
Sur le site du meurtre lui-même, des badauds s'amassaient ; voyageurs qui, apercevant les gendarmes, stoppaient, les interrogeaient - et se promenaient, apparemment selon leur bon vouloir, sur toute la scène des crimes. Si l'un d'eux souhaitait un souvenir, rien ne s'opposait vraiment à ce qu'il l'emportât [...]. Le premier contretemps fut l'incapacité d'un trop petit nombre de gendarmes qui arrivèrent de bonne heure sur les lieux à écarter les curieux, et à préserver intact l'état des lieux. Le second fut sans doute plus grave encore - ce fut le long délai qui s'écoula entre le moment où Marseille fut alertée, et l'arrivée sur place de l'escouade de policiers, sous la direction du commissaire Sébeille... Ce délai ne fut probablement pas la faute du Commissaire lui-même, mais le résultat d'une désorganisation de la brigade".

[Selon Young, ce délai fut mis à profit par les membres de la famille Dominici pour perfectionner leurs alibis, et par la foule des badauds, auxquels s'étaient joints des journalistes et des photographes, pour s'entasser sur les lieux, détruisant toute trace].

(Gordon Young, Valley of Silence, pp. 31-33).

 

 

Qu'il nous soit permis de signaler ici la disparition, le 19 décembre dernier, "survenue dans la quatre-vingt-douzième année d'une vie bien remplie", peut-on lire dans la notice nécrologique du Monde, de l'acteur Paul Crauchet, dont nous retiendrons la très remarquable interprétation du commissaire Sébeille, dans l'Affaire Dominici (1972), de Claude Bernard-Aubert.
Occasion de rappeler, en parallèle avec les récentes et éminemment contestables déclarations en Algérie du président Hollande, que Paul Crauchet, durant le conflit algérien, fit partie du fameux Réseau Jeanson (soutien apporté au FLN) ; et qu'il paya son engagement de sept mois de prison, avant d'être acquitté.
Lui ne se payait pas de mots. Et cela est parfaitement respectable [Note du 24 décembre 2012].