"Personne ne peut dire avant sa mort qu'il ne sera pas criminel"
(F. Reiss, in l'Observateur du 14 janvier 1960, p. 15)

 

 

Pour bien comprendre comment fonctionne la Justice, en général (et les assassins d'occasion en particulier), commençons par narrer à grands traits une histoire qui a largement passionné notre pays. Comme elle s'est déroulée chez nos voisins confédérés, cela ne risquera de blesser aucune susceptibilité franchouillarde. Mais rappelons d'abord qu'en vertu d'un des principes fondamentaux de la justice moderne, le doute doit profiter à l'accusé (curieusement, il n'a jamais profité à la victime). L'avocat de la défense s'efforce donc de semer le doute dans l'esprit des jurés, recherchant la moindre parcelle d'étain, et la transformant aussitôt, par son bagout, en argent qu'il décrète pur. C'est son métier ; il serait ingénu d'imaginer qu'un avocat de la défense recherche la vérité : il défend son client, un point c'est tout. Reste à savoir si nous devons nous laisser prendre à ces artifices, toujours les mêmes, et destinés à noyer le poisson sous des flots de faits oiseux n'ayant souvent rien à voir avec le sujet. Comme, également, l'accusé n'a pas intérêt à plaider coupable, et qu'on le prend rarement la main dans le sac, on comprend bien que les défenseurs - dont la parole est libre - peuvent s'en donner à cœur joie, salissant au passage les enquêteurs (et souvent aussi, hélas, les victimes et leur entourage, et les témoins appelés à la barre) à propos de telle ou telle broutille :





ainsi Me Pollak, dans sa plaidoirie en faveur de Gaston Dominici, put-il traiter de façon immonde, sans être autrement inquiété, les témoins Paul Maillet et Jean-Marie Olivier, pour ne rien dire de Clovis, un des fils de l'accusé - et de Gustave, un autre fils(1).

Innocent, naturellement, Landru, dans les années vingt, accusé d'avoir attiré dans ses filets (il était bel homme, et portait bien) une dizaine de veuves (de guerre) et de les avoir fait disparaître par le feu (il avait dû penser que c'étaient de fameuses cuisinières !). Innocent car, plein d'aplomb, il a nié jusqu'au bout, demandant qu'on lui présentât les cadavres de ses "fiancées"...

Innocente, Simone Weber, puisqu'elle n'a pas cessé de clamer son innocence, usant pour ce faire une quinzaine d'avocats ; d'ailleurs, comment peut-on imaginer cette charmante personne actrice de l'effroyable scène de dépeçage (de son amant récalcitrant) à la meuleuse à béton ?

Jusqu'au curé d'Uruffe (rapidement confondu, d'ailleurs) qui, dans un premier temps, participa avec zèle, en 1956, aux recherches des deux êtres qu'il avait massacrés (à froid, d'une balle de pistolet 22 L.R. dans la nuque - et quand je dis une, il m'étonnerait beaucoup qu'une seule ait pu suffire, s'agissant de sa maîtresse. Cela vous rappelle-t-il certaines pratiques des staliniens, ou des nazis lorsqu'ils étaient à court de gaz ?). Et on pourrait multiplier les exemples...

Tenez, un scoop : en juin 1994, une petite Émilie (9 ans), décédait en Seine-Maritime après avoir avalé une cuillerée de sirop de Josacine empoisonnée au cyanure. Eh bien, je vous le dis, il n'y a pas de coupable. Tout simplement, la fillette a décidé de s'empoisonner elle-même, pour faire chier tout le monde (comme aurait dit Rabelais, avant Zazie). Un point c'est tout...

Naturellement, il ne faut pas, pour autant, nier les risques toujours possibles d'erreur judiciaire, de partialité des enquêteurs, voire d'interventions extérieures (n'a-t-on pas avancé qu'une partie des dérapages dans l'affaire dite de la Vologne - octobre 1984 - a tenu au fait de l'influence des réseaux francs-maçons, au sein de la magistrature et de la presse ? ; l'autre part, à la guerre des polices, à la partialité des gendarmes, vraisemblablement, à l'incompétence d'un jeune magistrat, certainement) ; et, pourquoi pas, de brutalités policières. Mais invoquer à tout bout de champ ces dérives revient aussi à nier et même à empêcher toute application de la justice.

[Que les amis de la Justice ne se réjouissent pas trop vite : en dépit de tous les progrès scientifiques (la "signature" ADN, en particulier), la même stratégie continuera d'être imperturbablement appliquée par les assassins et/ou meurtriers et leurs défenseurs : négation sur toute la ligne, prétendues brutalités policières, boue déversée sur les victimes et leur entourage. L'exemple du procès de Guy Georges, en ce moment, est à cet égard saisissant. (Note du 23 mars 2001)]

Bref. L'affaire que nous voulons évoquer a eu pour cadre la bonne ville de Genève, qui abrita les premiers émois de Jean-Jacques, et constitue un exemple peu banal de crime passionnel, en quelque sorte indirect. À la fin des années quarante (très exactement, le 1er octobre 1949), le plus brillant des avocats genevois (par ailleurs, homme politique promis à la Présidence de la Confédération helvétique, et mécène aux multiples largesses), Pierre Jaccoud (né en 1905), rencontre une jeune femme de seize ans sa cadette. Il lui fera connaître son monde (elle est d'origine plus modeste que lui) et, au passage, s'efforcera de la cultiver. Elle sera éblouie. Quant à lui, il vit un très grand amour. L'idylle passionnée se poursuivra sept années durant (jusqu'en 1956). Mais voilà, la dénommée Poupette ne s'intéresse pas qu'à l'art, tandis que son bâtonnier d'amant rencontre les défaillances de son âge : elle le quitte pour un homme plus jeune (pour d'autres hommes plus jeunes, serait plus exact - qui se conduisirent tous comme des mufles). Réagissant très mal à cette grande déconvenue, Me Jaccoud fait le coup classique du chantage au suicide, puis s'en prend à son ancienne maîtresse : il menace de la tuer, et de supprimer aussi son nouvel ami (qui devait élégamment déclarer au procès : "À deux reprises, il y a eu malheureusement plus que de l'amitié entre nous"...). Les parents de ce jeune homme sont un jour (le 1er mai 1958) attaqués par un inconnu dans leur demeure : la mère seulement blessée, le père assassiné. De plusieurs balles de pistolet. Et achevé au couteau !

Dans le procès qui s'ouvrit à Genève le 14 janvier 1960 (et qui fut attentivement suivi, entre autres, par un certain Georges Simenon), l'accusation soutenait la thèse du crime passionnel : l'avocat voulait supprimer l'obstacle à la reprise de son bonheur ; n'ayant pas trouvé son rival au nid, il s'en serait pris à ses parents, s'acharnant sur le père dans une sorte d'état pathologique second. Naturellement, on s'en doute, Me Jaccoud - qui, bien évidemment, a toujours protesté de sa parfaite innocence - était défendu par la fine fleur des barreaux genevois… et parisien (Me Floriot)(2).

Que n'a-t-on pu entendre, comme tirs de diversion, depuis l'impossibilité d'accomplir le trajet en bicyclette (le crime avait eu lieu dans la banlieue genevoise, à la frontière française) dans les temps fixés par la police et les constatations de la médecine légale, jusqu'au… trafic d'armes en faveur du F. L. N… Tout ce qui pouvait justifier que l'accusé plaidât non-coupable.

En réalité, les démarches de diversion ont dû fonctionner - comme souvent - de manière efficace. Car, reconnu coupable sans préméditation (alors que l'auteur du crime avait forcément emporté arme de poing et couteau avec lui), l'ancien bâtonnier n'a été condamné par la cour d'assises de Genève qu'à sept ans de réclusion (et à 10 ans de privation des droits civiques). Pour le père de son rival heureux (si j'ose dire), la condamnation, ne l'oublions pas, fut à perpétuité. À la vie éternelle, si l'on préfère... Mais si l'on se borne à l'existence terrestre, Jaccoud, décédé début juillet 1996, aura bénéficié de trente-huit années de plus que sa victime : l'équivalent d'une honnête carrière laborieuse...

 

 


Notes

(1) [ Note du 20 avril 2006] Un 'billet' intitulé "Le doute en question", paru hier 19 avril sur le blog de Ph. Bilger, avocat général (qui en connaît un rayon sur le doute et ses zélateurs), illustre à merveille mon propos. Je n'hésite donc pas à le recopier in extenso (sans demander l'autorisation à l'auteur !), tellement il me paraît éclairant (les soulignements sont de mon fait).

"Une phrase extraite de la plaidoirie de maître Dupond-Moretti au cours du procès qualifié d'Outreau 2 a été reprise et approuvée par pratiquement tous les médias. Je la cite : la leçon d'Outreau, c'est que le doute doit toujours, obstinément, profiter à l'accusé même lorsqu'il est trop pauvre, trop laid, trop bête et qu'en plus, il couche avec sa belle-sœur.

C'est, une nouvelle fois, sur la notion de doute aux assises que je voudrais réfléchir. Elle est devenue, dans l'actualité judiciaire, tellement présente et ressassée qu'on n'ose plus la discuter. C'est dommage car, à la prendre au pied de la lettre, il n'est plus d'affaire qui pourrait se terminer autrement que par un acquittement, à partir du moment où l'accusé a l'habileté de contester le crime qui lui est reproché.
Il faut bien comprendre qu'une enquête de police, une instruction, des débats de qualité n'offrent jamais un drame dans sa totale transparence. À l'issue d'un procès criminel, il reste, la condamnation prononcée, mille doutes infimes, périphériques, secondaires mais qui n'ont pas altéré fondamentalement le cœur de la preuve. Il est inconcevable que la réalité d'une tragédie avec ses mobiles, son déroulement et ses suites puisse être si parfaitement inscrite dans l'espace judiciaire qu'elle n'appellerait aucune interrogation et ne susciterait plus le moindre mystère. Le judiciaire même parfaitement mené n'élucide pas tout dans la mesure où notamment l'accusé et la partie civile gardent "sous l'esprit", comme on dit "sous le coude", des éléments strictement personnels et inutiles, selon eux, à la manifestation de la vérité.
Il y a donc une définition du doute par l'avocat qui ne laisse une place, en vérité, pour l'accusateur que s'il y a eu aveu confirmé et réitéré. À l'exception de cette reconnaissance du crime, l'immense champ qui demeure et qui permet aussi de se forger une conviction à charge peut être gangrené par n'importe quel doute et, donc, si on suit la pente des avocats, "condamné" à l'acquittement. J'admets volontiers qu'en face de cette philosophie à tout va du doute, l'avocat général peut avoir la sienne qui risque de présenter l'inconvénient inverse. Celui de considérer que tout doute est dérisoire et infime et, donc, jamais susceptible de mettre en péril l'accusation.
Aussi, le doute n'est pas la panacée en matière judiciaire. Il ne règle pas tout. Il convient de le définir, de l'analyser et de délimiter sa portée.
La vie allie certitudes et hésitations. La vie judiciaire aussi. Alors qu'on cesse de nous asséner le doute comme un couperet, un ultimatum. Certains, rares, irréfutables si j'ose dire, à cause de leur importance justifient l'acquittement. La plupart, s'ils dérangent une conviction qui se rêverait absolue, n'ont pas d'incidence décisive sur le cours de l'audience.
La vérité, même révélée, laisse après elle un sillage de doutes".
(2) Les lecteurs passionnés par les énigmes et les expertises balistiques seront comblés, s'ils se plongent dans les ouvrages (il en existe évidemment plusieurs) relatant par le menu l'affaire Jaccoud.
En particulier s'agissant du nombre de douilles retrouvées sur les lieux du crime, du nombre de cartouches dans le chargeur du pistolet de Me Jaccoud - dont le canon avait été, postérieurement au forfait, soigneusement limé...
Ah ! On peut dire que l'avocat connaissait toutes les ficelles, et qu'il était sacrément retors. Et par conséquent, les batailles d'experts furent rudes !