Depuis de nombreuses années, un jeune homme tente d'attirer l'attention médiatique sur l'affaire de son grand-père, condamné à mort - selon lui, injustement - il y a cinquante ans pour le triple crime de Lurs (le meurtre des parents, suivi de l'assassinat de leur fillette). Sa quête vise à faire rouvrir le dossier, attirant les médias sur sa thèse pour le moins controversée. Les médias ont amplifié sa démarche, offrant une formidable tribune à ses arguments sans présenter quelque contradiction que ce soit.
Or, l'affaire est complexe (et les mis en cause particulièrement roués) : comme à son habitude, le système médiatique privilégie la communication sur la recherche patiente de la vérité. On essaiera donc de mettre en lumière les dérives et les manipulations de cette quête médiatique

 

 

Du cinéma... Jean Gabin dans le film de Cl. Bernard-Aubert
Gaston lors de son procès ...à la réalité

 


"Je sais que, malgré leur défense
Leur histoire est perdue d'avance
Mais je les laisse batailler
Pour sauver un château de sable
Et ses remparts infranchissables
Qu'une vague va balayer"
[Châteaux de sable, Georges Brassens (texte posthume, peut-être en partie apocryphe)]


"L'affaire Dominici, un mystère qui relève de l'intelligence d'un patriarche et de la lâcheté de ses fils"
(Frédéric Pottecher in Le Républicain lorrain, 1999).


"Pour quiconque s'en occupe, l'affaire Dominici se transforme en obsession"
(J. Laborde, Un matin d'été à Lurs, p. 292)

 


Cimetière classé de Forcalquier
Depuis de longues années, un jeune homme remue ciel et terre (au moins, en apparence) pour attirer l'attention des médias. Non pas sur lui-même (quoique), mais sur la personnalité de son grand-père, injustement condamné à mort (selon lui) il y a près de cinquante ans, et dont il voudrait voir le dossier rouvert.
Alain Dominici est-il naïf ou présomptueux ? En tous cas, il a remporté une première victoire : les journaux ont largement donné écho à sa thèse (son antithèse, plus exactement), et la Télévision, plus d'une fois, s'est transformée, sans aucune vergogne (ni aucun rappel à l'ordre, ce qui ne laisse pas d'être préoccupant), en avocate de la défense sans contradiction (car où se tenaient les parties civiles lors de ces incroyables plaidoyers pro domo, sinon dans les tombes 335, 336 et 337 du campo santo, le cimetière - classé - de Forcalquier ?).

Oublié depuis longtemps, ou alors transgressé avec une rare impudence, le sévère "s'il est un devoir que le clan Dominici devrait rendre aux trois victimes de Lurs, c'est le silence", du commissaire divisionnaire Charles Chenevier...

Bientôt un demi-siècle, pour ce message laconique :

 

Brigade de gendarmerie de Forcalquier à Commissaire divisionnaire chef police judiciaire de Marseille.

Télégramme
Vous informe que trois cadavres ont été découverts ce jour 05/08/1952 vers 6 heures du matin sur le territoire de la commune de Lurs (Basses-Alpes) STOP Des premières constatations faites par la Gendarmerie de Forcalquier il s'agit d'un crime dont le mobile est le vol STOP Les cadavres (un homme, une femme et une fillette) ont été tués par arme à feu STOP Aucun papier d'identité n'a été trouvé sur eux mais l'indication suivante a été relevée sur un carnet dans voiture de marque anglaise se trouvant à proximité : "Sir Jack Drummond - Spencer House - Nuthall à NOTTINGHAM - England" Des premiers renseignements recueillis il ressort que des coups de feu ont été entendus dans la nuit du 4 au 5 août vers une heure du matin STOP Un side-car aurait été aperçu par deux paysans à minuit Stop Parquet Digne sur les lieux STOP IXème brigade saisie. Serez tenu informé. Fin.




Et qui se souvient qu'au moment du triple crime sortaient sur les écrans le fameux High noon, À midi tapant (mal traduit Le train sifflera trois fois) avec Grace Kelly, la femme-princesse, et Limelight avec Claire Boom, la femme idéale ? La France est un pays où l'on oublie vite ; les événements tragiques, certes, ont pu s'estomper dans les mémoires. D'autant que les témoins directs disparaissent les uns après les autres - et, semble-t-il, très récemment, le 21 mars, le pasteur Mordant, qui présida à la cérémonie d'inhumation des victimes. Mais les faits demeurent. Et peut-on se détacher jamais du crâne horriblement fracassé d'une petite fille - ayant sensiblement mon âge, elle parviendrait tout juste à une retraite méritée, après une honnête vie de labeur - que l'assassin de ses parents, vraisemblablement à court de munitions après l'avoir ratée une première fois, poursuivit et sauvagement massacra à coups de crosse ? Qui songe encore à la petite Élisabeth, dont la trop brève existence s'acheva sur les bords habituellement paisibles et hospitaliers de la Durance ? Eh bien, je ne suis pas le seul.
Je passe très souvent, et cela fait bientôt cinquante ans, près de ces lieux : aujourd'hui ils sont un peu modifiés par le tracé de l'autoroute Sisteron-Aix, dont le talus a recouvert l'endroit exact, jadis marqué par une humble croix, où la jeune Élisabeth fut retrouvée. Et je n'ai jamais manqué d'observer que le souvenir de l'agonie, plusieurs heures durant, de la fillette anglaise ("elle ronronnait encore quand je l'ai découverte", avoua benoîtement le fils cadet Dominici, père d'un bébé de dix mois qui se prénommait Alain) perdurait, aujourd'hui, contre une pile du pont, toujours fleurie (hélas, trop souvent de fleurs artificielles), voire servant de support à d'humbles jouets d'enfant. Ce qui est déjà quelque chose.

La famille Drummond - Photo parue à la Une du Daily Mail, 6 août 1952

 

Car la France, par ses atermoiements, a été incapable de dire clairement à l'Angleterre (à laquelle elle devait tant, ne serait-ce que pour avoir abrité le général de Gaulle, et songeons que la fin de la seconde guerre mondiale n'était pas très éloignée) qui avait perpétré ce triple crime, et quel châtiment exemplaire serait le sien. Et c'est pitié de lire, sur je ne sais plus quel site "astrologique", que pour faire plaisir à l'Angleterre, qui exigeait un coupable, on lui a fourni Dominici, parce qu'on n'avait personne d'autre sous la main. Ne polémiquons pas plus avant, pour l'instant : il est clair qu'un site astrologique est à la vérité historique, et même à la vérité tout court, ce que la thèse sociologique de Madame Élisabeth Teyssier est à la sociologie...

La dernière manifestation médiatique du jeune Alain Dominici, professeur de judo, me suis-je laissé dire, est très récente. Le Ministre de la Justice, Madame Lebranchu, estimait, fin janvier dernier, qu'il convenait de rouvrir le procès de Guillaume Seznec (condamné en 1924) : notre professeur rendit aussitôt publique une lettre qu'il s'était empressé de lui adresser. Ce qui est de bonne guerre. Seulement voilà, si les deux affaires peuvent se confondre dans la mémoire défaillante de nos concitoyens, un examen attentif des faits - et des pièces à disposition - montre qu'elles n'ont rien de commun, excepté qu'elles ont passionné dans les chaumières, et connu des adaptations cinématographiques. Et qu'Alain Dominici n'est sans doute pas Denis Seznec. Mais écoutons celui-là s'adressant à Madame le Ministre :

"C'est avec humanité et bon sens que vous avez évoqué l'affaire Seznec. Ce sont les mêmes mots que j'espère, Madame la ministre, vous utiliserez demain pour demander la révision de l'affaire Dominici […]. Vos déclarations sur une révision de l'affaire Seznec et votre volonté de la voir aboutir sont porteuses d'espoir. En y englobant l'affaire Dominici, vous démontrerez que la justice française a définitivement choisi le camp de la clarté".



Hum ! Cette lettre, qui a certainement été écrite par son bouillant avocat (Me Collard), si avide de la chose médiatique lui aussi, emprunte de bien singuliers raccourcis, elle est même désagréable à force d'habileté "englobante". Le camp de la clarté, dit-on ? Eh bien, efforçons-nous donc d'éclairer cette tragédie. Et poursuivons notre route en observant les faits et les textes - et non en décrétant, comme le font tous ceux qui, possédant de prétendues révélations, ont l'art de les monnayer.

Auparavant, disons que le petit-fils n'a strictement rien à voir avec l'atroce tuerie ayant entraîné la condamnation à mort de son grand-père ; on peut cependant se demander fort légitimement pourquoi il est, semble-t-il, seul à se démener, ses parents ayant eu, apparemment, trois enfants - 1951, 1953, 1954, tandis que lui-même n'est que l'un des quelque vingt petits-enfants de Gaston Dominici(1). Qu'on ne se méprenne donc pas sur le sens de ce qu'on va lire. Il ne s'agit nullement de s'attaquer à ce petit-fils du Patriarche - il ne fait qu'utiliser, avec assez d'habileté et de ténacité jusqu'ici, les failles que lui offre notre société permissive - mais de rappeler certains faits, indubitables.
Ainsi, ce jeune homme se permet-il d'affirmer, à l'appui de son obstination (car les demandes en révision de l'affaire Dominici ont déjà été rejetées, sauf erreur, à sept reprises - 1956, 1960, 1981, 1985, 1993, 1995, 1998 - par la Commission de Révision), que la condamnation à mort de [son] grand-père, de par ses zones d'ombre et ses documents contradictoires, justifie tout autant une révision [que le procès Seznec]". Eh bien non, il n'y a pas de zones d'ombre, pas plus que de documents contradictoires. Il y a seulement eu, dès le départ, un important faisceau de handicaps dressés sur la route des enquêteurs, et surtout l'abdication des Pouvoirs publics devant l'incroyable culot d'un certain Parti(2)… Mais n'anticipons pas. En tout état de cause, nous allons voir que cette affaire, au-delà de la résolution peu banale d'un crime atroce perpétré de façon accidentelle, est exemplaire en ce qu'elle révèle crûment les dérives d'une société médiatique, où la communication vaut raison, où l'insolite et l'accessoire battent en brèche la rationalité. D'une société médiatique tout entière dominée par ce que le Nouveau Testament nomme les pseudoprophetaï (prophètes de mensonges) et autres pseudodidaskaloï (maîtres de mensonges). Mais si le petit-fils n'a évidemment rien à voir avec les faits, combien son attitude nous paraît être éclairée par cette piquante remarque de Jean-François Revel : "il existe des circonstances fréquentes, dans la vie des sociétés comme dans celle des individus, où l'on évite de tenir compte d'une vérité qu'on connaît fort bien, parce qu'on agirait contre son propre intérêt si l'on en tirait les conséquences" (in La connaissance inutile, p. 11).

 


Notes

(1) De cette longue liste il convient, hélas, de retirer une unité. En effet, quatre années après la tragédie qu'on s'efforce ici d'éclairer, un des petits-fils du Patriarche, enfant du couple Balmonet (François B. x Ida Dominici - fille aînée de Gaston), connut mi-septembre 1956 une mort atroce du côté de Chindrieux (donc, près du domaine de Hautecombe dont ses parents étaient les fermiers).
En effet, le jeune motocycliste Alfred, 18 ans, ayant dérapé dans un virage, sur la route longeant la voie ferrée Culoz-Modane, franchit le parapet au moment du passage d'un train : on le retrouva, décapité.
Il est épouvantable de remarquer que ce jeune homme, parfaitement innocent, subit ainsi le terrible sort auquel son grand-père, sinistre assassin promis à la guillotine, finit par échapper.
[Pour les fins connaisseurs de l'Affaire Dominici - mais oui, j'en ai rencontré - il convient de préciser que le couple Balmonet avait eu quatre enfants à partir de son mariage en 1924 : Gaston, l'aîné (1925), qui vint un temps à la Grand'Terre "relever" son oncle Clovis, durant l'incarcération du Tave (à cette occasion, il fit la connaissance d'une fille Perrin - Yvette, sœur de Roger et de Zézé - qui devint bientôt - le 1er août 1953 - sa femme), puis Marcel (1930), longuement interrogé par les collaborateurs de Chenevier un an avant l'accident qui emporta son cadet, à l'occasion d'une perquise (il était temps) dans le logement trois pièces de ses parents. Il fut interrogé... sur son appareil photo (qui n'avait strictement rien à voir avec la Rétinette des Drummond, car acquis en Allemagne à l'occasion de son service militaire) et... sur une photo qu'il avait prise avec le dit appareil "le jour de la Pentecôte 1953", photo sur laquelle on voyait son oncle Clovis rire aux côtés du Patriarche... ; puis Alfred (1938), comme il a été dit. Enfin une fillette, née en 1945].
(2) À propos de culot, il faut bien observer que l'avocat d'Alain, Me Collard, en possède une sacrée dose, lui qui n'est jamais à court d'arguments spécieux. Ainsi va-t-il partout serinant (comme évidente preuve, à ses yeux, de l'innocence du Patriarche), que "le général de Gaulle n'avait pas l'habitude de gracier les assassins d'enfants". Il faut complètement démonter cette phrase, pour s'apercevoir de la rouerie de celui qui tient à nous la marteler. D'abord, les assassins d'enfants sont (relativement) peu nombreux, ce qui est une fort bonne chose. Par conséquent, l'habitude prêtée au général de Gaulle n'est qu'une parole verbale, un effet de manches. Ensuite, le général de Gaulle n'avait pas à gracier Gaston Dominici, puisque cette démarche avait été accomplie par son prédécesseur, René Coty, en juillet 1957 (le président Coty avait commué la peine capitale en prison à vie). Alors, répliquera-t-on, mais ça n'a aucune importance, disons que le président Coty n'avait pas l'habitude de gracier, etc. etc. Eh bien, justement si. Car ancien avocat lui-même, il était assez opposé à la peine capitale ("Je garde de lui, écrit Me Pollak, le souvenir ému d'un homme d'une extraordinaire simplicité et d'une égale dignité, plein de gentillesses et de prévenances... Il m'a laissé une impression extraordinaire"), lui qui fut pris au piège de la tourmente de la guerre d'Algérie.
Peu après l'affaire Dominici, il commua également (en janvier 1956 - Affaire Faidherbe) la peine infligée à un autre assassin d'enfant, qui avait tué à la hache, et dans des conditions effroyables, un enfant et son grand-père.
Pour revenir à Gaston, lui qui avait été le "plus vieil inculpé de France" était devenu, par la force des choses, le "plus vieux condamné de France". Le général de Gaulle a seulement prononcé, en juillet 1960, une remise de peine (comme récemment le président Chirac pour une célèbre affaire - comme également, le président Mitterrand pour Roger Knobelpiess - par deux fois ! - et Luc Tangorre), qui a d'ailleurs soulevé, à l'époque, comme on le verra plus loin, de violentes protestations.
Il est donc doublement faux d'écrire, comme le fait W. Reymond, "gracié mais pas réhabilité, Gaston Dominici rentre chez lui" ("Dominici non coupable" , p. 15). Non seulement Gaston n'était pas gracié (par de Gaulle), mais encore la remise de peine (prononcée en raison de l'âge du condamné et de son état de santé) était accompagnée, comme la loi l'exige en pareil cas, d'un arrêté d'interdiction de séjour dans les Basses-Alpes (par dérogation exceptionnelle, comme on sait, il fut permis au condamné de résider un temps chez l'une de ses filles, à Montfort).

 

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