Article relativement ancien sur l'acquisition et la maîtrise progressives du vocabulaire, mais aux remarques si pertinentes et fines, qu'il convient de le faire connaître au plus grand nombre (de mes lecteurs enseignants)...

 

"Enrichissez votre vocabulaire !" Conseil excellent ou jeu-test ? Mais comment le vocabulaire d'un usager d'une langue s'enrichit-il ? Par la conversation, par l'audition, par la lecture. On recommande que les élèves disposent d'un dictionnaire dans lequel ils chercheront le sens exact des mots nouveaux : recommandation impossible à mettre en pratique au milieu d'une conversation ou pendant l'audition d'un texte. Et au cours d'une lecture ? Eh bien, s'il lit du moins un texte dans sa langue, reconnaissons qu'il est assez rare que le lecteur s'interrompe et consulte le dictionnaire : c'est par un tout autre procédé, le plus souvent, qu'il saisit, ou cherche à saisir, le sens du mot nouveau, c'est en l'interprétant d'après le contexte, c'est en l'insérant dans la situation où il se présente. Ainsi fait ordinairement l'adulte, il y aurait quelque hypocrisie à le nier ; ainsi fait l'enfant, de nombreuses observations permettent de le dire, et l'expérimentation met en évidence que c'est là un moyen naturel et curieusement efficace pour découvrir le sens des mots de la langue maternelle.

Voici une première expérience. À vingt élèves de sixième (garçons), nous avons proposé les cinq expressions suivantes, en leur demandant ce qu'elles signifient, notamment ce que signifie le mot souligné : a) la recrudescence d'une maladie ; b) le prestige du pape ; c) un homme sans foi ; d) une action répréhensible ; e) une vie fastueuse.

Nous distinguons cinq types de réponse : 1. néant (0), le sujet ne peut ou ne veut rien dire ; 2. invention (i) : le sujet imagine un sens, soit tentative d'interprétation, soit certitude et illusion, soit indifférence et "n'importequisme", soit crainte de mécontenter l'interrogateur, soit même confusion (par exemple ingrat pour expliquer sans foi) ; il se peut évidemment que le sens imaginé soit le sens exact, et la réponse sera tenue pour bonne ; 3. erreur, sens fautif (f) : ce sens fautif se rattache par l'étymologie ou quelque détail au sens vrai, mais on ne peut le tenir pour suffisamment exact (par exemple, un homme sans foi serait un homme sans religion) ; 4. approximation, nuance voisine (v) : on ne peut admettre que le mot soit bien entendu, mais le sujet est sur la voie, le sens est approché ; 5. sens exact (b), bien que la définition puisse être maladroite.

Voici d'abord quelques exemples de réponses.

Type i. "La recrudescence de la maladie est la fin de la maladie" (Dum) ; "c'est la contagion" (Mar), "le début de la maladie" (Joul).

Type f. "Une vie fastueuse est une vie heureuse" (All), "une vie qui n'est pas pénible" (Out), "une vie facile" (Vell).

Type v. Une action répréhensible "est une action qui peut être corrigée" (Joua), "peut être rectifiée" (Grim), "une action idiote qui mérite d'être punie" (Dum) : définitions qui manquent encore d'exactitude, le terme répréhensible évoquant l'idée de réprimande méritée plutôt que de correction possible ou de châtiment.

Type b. "Recrudescence veut dire que la maladie repart plus rude encore" (Sav) : on peut soupçonner un faux rapprochement étymologique fortuit entre rude et recrudescence ; une action répréhensible est une action "qui peut avoir une réprimande" (Fab) ; "un homme sans foi est un homme qui ne donne pas ce qu'il promet" (Cau).

Les résultats portés sur le tableau I mettent d'abord en évidence qu'aucun des cinq mots, recrudescence, prestige, sans foi, répréhensible, fastueux, n'est ignoré dans son véritable sens de tous les sujets : ils sont donc bien, dans l'ensemble, ce que nous voulions ici, trop difficiles pour constituer une épreuve de niveau, mais acceptables pour étudier les réactions des sujets à cet âge. Cinq mots et vingt sujets, c'est évidemment trop peu. Le mot prestige est trop difficile à expliquer ; l'expression sans foi est trop souvent entendue dans un sens religieux. Par ailleurs certains sujets évitent de répondre (Grim, Deb, Gois). D'autres ne répondent-ils pas n'importe quoi ? Ce n'importe quoi, certes, sera dans la ligne du mince contexte proposé avec le mot, il a ainsi quelque valeur d'indice dans la question qui nous occupe, mais l'interprétation du mot nouveau est ici tout au plus une réaction déclenchée, nullement spontanée. Un enfant timide peut répondre n'importe quoi pour répondre quelque chose, et un enfant décidé refuser de répondre : ainsi le mutisme de Deb est, somme toute, intelligent. Peu de rapport, au reste, entre la valeur scolaire de chacun et le total de ses bonnes réponses, ou des points obtenus, si l'on accorde deux points pour chaque b et un pour chaque v, contrairement à ce qu'on serait d'abord tenté de croire ; mais cela s'explique : dès qu'on propose à des élèves une épreuve un peu trop difficile, comme c'est ici le cas, on sort des conditions d'un test de niveau, et c'est dire avec quel soin minutieux doit être établie une épreuve d'examen comportant un petit nombre de "mots à expliquer" ! Malgré toutes ces objections, que nous nous sommes faites, et dont nous ne nous dissimulons pas la force, le résultat n'est pas sans valeur. Le groupe n'est pas nombreux, ce qui nous permet ici de présenter le résultat dans le détail ; les mots sont en nombre insuffisant, et médiocrement choisis, parce que c'était un premier essai. Or, dès ce premier essai, voici ce qui apparaît. Si l'on fait le total des points (avec v = 1, b = 2), procédé d'estimation grossier sans doute, simplement destiné à faciliter une appréciation d'ensemble, on trouve que les dix sujets plus âgés obtiennent près de trois fois plus de points que les dix plus jeunes ; ainsi le vocabulaire, chose bien naturelle, croît en richesse et en précision avec l'âge. Inversement, il y a deux fois plus de 0 (absence de réponse) chez les plus jeunes que chez les plus âgés : cela est bien naturel aussi. Mais, constatation toute différente, les i, les f, les v, ceux-ci moins nombreux, sont à peu près en nombres égaux dans les deux demi-groupes ; et cela porte à penser que c'est l'invention qui, par des approximations successives, conduit au sens vrai : ce sont les 0 de notre tableau qui font, avec l'âge, place à des i, qui tendent, à travers divers avatars symbolisés par les f et les v, à devenir des b. Telle serait la marche de l'esprit dans la découverte du sens d'un mot nouveau : invention, approximation, interprétation adéquate.

 

 

En étendant l'expérience avec les mêmes mots à un nombre double de sujets, nous avons trouvé des résultats analogues ; de même avec d'autres mots. Voici maintenant ce que nous avons obtenu avec soixante-douze sujets (filles) de sixième et de cinquième à qui nous avons proposé les dix expressions suivantes : 1. un locataire insolvable ; 2. un dessein osé (il ne s'agit pas, précisions-nous de dessin) ; 3. une ovation bruyante ; 4. un air sceptique ; 5. un conseil opportun ; 6. le chevet de lit ; 7. passer un gué ; 8. voyager en palanquin ; 9. la recrudescence d'une maladie ; 10. échanger des horions.

Il va sans dire que l'appréciation des réponses est assez délicate. Même lorsque le sujet invente, son imagination ne travaille pas tout à fait à l'aventure ; le "n'importe quoi", contrairement à ce qu'on peut craindre, est rare. S'ils ignorent ce qu'est au juste "un locataire insolvable", les sujets savent ordinairement que cette expression aura une valeur péjorative ; de même pour des "horions". Un "dessein", même si le mot n'est pas su, est entendu comme ayant quelque rapport avec l'avenir ; etc. Si le mot n'est vraiment pas connu, le sujet qui n'abandonne pas utilise le minime contexte fourni : le verbe voyager et la préposition en incitent à voir dans l'expression "en palanquin" un complément de manière, donc une manière de voyager, ce sera l'équivalent de "voyager en fraude" ou "en auto-stop". Il s'ensuit que la distinction entre les catégories i et f, et même v, est quelquefois difficile ; elle est légitime cependant, et s'éclaire vite si, au lieu de parcourir toutes les réponses d'un seul sujet, on confronte toutes les réponses faites à une seule et même question : c'est la bonne manière de dépouiller les résultats. On voit ainsi très nettement le "gué" pris pour un obstacle, une barrière, un fossé, ou même un cours d'eau (i), puis entendu comme un pont médiocre sur une rivière (f), ce qui est déjà un moyen de passer l'eau, puis cette image du pont associée à celle d'un véritable gué (v), avant que le sens réel du mot soit parfaitement dégagé d'images adventices.

 

chros 02

 

Le tableau précédent, avec des chiffres plus précis grâce au plus grand nombre des sujets et à l'extension de l'épreuve, confirme en gros ce que le précédent faisait entrevoir. On voit avec l'âge les 0 décroître et les b croître en importance ; les i, les f, les v, ceux-ci toujours moins nombreux parce que cette étape n'est véritablement qu'un seuil, varient relativement peu d'un sous-groupe à un autre. On peut être surpris que le quatrième quartile ne marque pas un progrès net sur les quartiles médians : cela tient au fait que les classes ne sont pas des milieux naturellement constitués, les sujets les plus âgés sont généralement des élèves moins doués et retardés alors que certains sujets jeunes y sont d'une intelligence précoce ; les résultats statistiques en sont quelque peu faussés dès qu'il s'agit de tests, appliqués dans des classes, d'un développement normal en rapport avec l'âge.

Ce qui précède est-il le fait d'enfants jeunes ? Nous avons fait une expérience analogue avec trente-sept sujets de première et de seconde. Qu'est-ce, par exemple, qu'un "valétudinaire" ? Les réponses sont de types analogues : "un bon vivant" (invention), "un convalescent" (sens fautif), "un homme âgé et malade" (sens approché), "un homme de santé fragile" (sens exact). Mais, à ce niveau (le sujet médian avait 16 ans 5 mois), les différences d'âge ne sont pas sensibles dans les résultats.

Comment, d'après ces observations, un sujet découvre-t-il donc le sens d'un mot nouveau de sa langue maternelle ? Sans pousser l'analyse plus loin que l'objet de cette étude ne le comporte, on peut remarquer d'abord l'importance du contexte. Lisons ces vers (Th. Gautier, "Le souper des armures", dans Émaux et Camées)

(...) Biorn, caprice funéraire,
Invite à souper ses aïeux.
Les fantômes, quand minuit sonne,
Viennent armés de pied en cap ;
Biorn, qui malgré lui frissonne,
Salue en haussant son hanap.

Qu'est-ce qu'un hanap ? Beaucoup, s'ils ignorent ce mot, l'identifieront à un couvre-chef. Plus loin, par contre, l'interprétation aura plus de chances d'être exacte :

Gobelets, hanaps, vidercomes,
Vidés toujours, remplis en vain,
Entre les mâchoires des heaumes,
Forment des cascades de vin.

Le contexte commande ainsi l'interprétation, et le mot rencontré dans un premier contexte prend une signification qui peut être erronée. "Que signifie subsister ?" demandons-nous dans une sixième. Rosc (G, 12 ans) répond que cela veut dire "donner à manger", sens qui lui est suggéré par le texte de la fable La cigale et la fourmi ; d'autres proposent "résister" ou "vivre". Voici un autre exemple. Au cours d'un exercice en sixième, on lit la fable de La Fontaine intitulée Les Médecins (V, 12), où se trouve ce vers : Leur malade paya le tribut à Nature. Que signifie cela ? Les interprétations proposées par les élèves sont celles-ci : le malade paya les deux médecins ; il paya à la terre, c'est-à-dire qu'il rendit tout ce qu'il avait ; il paya des dettes, etc. Un seul mot est pris, paya ; ce qui suit est négligé, ou péniblement rattaché au mot compris, et la lacune est comblée par l'imagination : "la nature" devient "la terre", et "le tribut" devient "des dettes".

Le contresens commis sur un mot a parfois la vie dure. L'enfant, l'adolescent même, parfois l'adulte, ne s'en rend pas compte : il n'a jamais douté du sens du mot ainsi compris, et l'occasion d'être détrompé a pu ne pas se présenter. Ou encore, cette occasion, il peut la laisser passer. Ainsi Meu (G, 11 ans 4 mois), élève de sixième, récite la fable de La Fontaine intitulée Conseil tenu par les rats. Au lieu de dire : Le demeurant des rats tint chapitre en un coin, il dit : Le représentant des rats, etc.; et il explique qu'il entend par là le chef des rats, leur roi (peut-être "leur doyen", expression qu'on trouve un peu plus loin dans le texte). L'expression avait été expliquée en classe : ce qui demeurait, ce qui restait des rats... Ou l'élève n'a guère écouté, ou il a repoussé l'explication qui contrariait une interprétation personnelle.

Le jeune enfant commet donc sur les mots nouveaux une foule de contresens ; ce n'est pas toujours une marque de sottise, c'est plutôt un indice de son activité mentale avec de provisoires erreurs d'adaptation. Dans le langage parlé, le contexte, c'est la situation, le ton, le geste : ainsi, à Xa (G, 7 ans 8 mois), son père, alité, ayant une potion à prendre, demande : "Will you beg Mamma for a spoon ?" Xa hésite ; la phrase répétée avec le geste de verser la potion et d'avaler, il comprend : "Une cuiller !" et il court la chercher. Dans un texte écrit, l'interprétation est commandée par les mots voisins occasionnels. Ainsi, dans des expressions d'une épreuve précédente, "échanger des horions", le verbe échanger incite à voir dans les "horions" des impressions, des souvenirs, des objets propres à un échange tels que des timbres-poste en vue d'une collection. Il suffit, du reste, que le contexte soit progressivement développé pour que le mot soit exactement compris. Ainsi, au lieu de présenter à des sujets la simple expression "échanger des horions", nous leur proposons d'expliquer d'abord le mot "horions", puis les expressions "échanger des horions", "échanger de furieux horions", enfin "avoir l'œil poché à la suite de horions échangés" : Out (G, 12 ans 6 mois), après avoir défini les "horions" comme des "paroles disgracieuses", comprend qu'il s'agit de coups de poing ; de même Sav (G, 13 ans 5 mois), qui a vu d'abord dans les "horions" des étoiles (d'après "Orion"), puis des jurons. Cette expérience, que nous avons renouvelée avec d'autres expressions, montre bien qu'un contexte développé assure peu à peu une intelligence suffisante du mot ; c'est trop évident ; l'acquisition d'un langage serait impossible autrement.

Avec le contexte, c'est la forme même du mot qui suggère une interprétation grâce à des rapprochements parfois heureux, souvent bizarres. Une élève de troisième, dans un devoir de français, employait le mot mirliton pour marmiton. Dans nos expériences, le mot opportun s'associe à inopportun, son contraire, sans que le sujet sache lequel signifie "qui vient à propos", et à importun, pour se confondre avec lui, ou encore à important et à n'importe quoi. Ces rapprochements tiennent à l'étymologie, dont il ne faut user qu'avec discrétion pour enrichir le vocabulaire sans provoquer des confusions ; d'autres peuvent être fortuites ; prestige est associé à vestige et à prestidigitateur ; sceptique évoque antiseptique et susceptible ; gué est confondu avec guet (et "passer un gué", c'est alors passer sans se faire voir), et horions avec haillons, etc. Oh ! quel mauvais service on rend au jeune élève, avec de si bonnes intentions, en lui disant de deux mots également nouveaux pour lui : "Ne confondez pas ... !" On associe ce qu'on invite à dissocier. Tels ces couples : dolmen et menhir, homonyme et synonyme, préfixe et suffixe, concave et convexe, méridien et parallèle, proue et poupe, bâbord et tribord, etc. Ainsi encore, la plupart des adultes à qui on demande ce qu'est une sarabande, s'ils savent que c'est un pas de danse, le croient très rapide ; le rythme anapestique du mot incite à une interprétation totalement inexacte. Marcel Cohen citait une jeune fille s'écriant à la vue d'un bébé; "Comme il est cangelu, ce petit !" Ce "mot" signifiait pour elle "joufflu" ; elle avait cru le trouver dans un vers de La Fontaine; "Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable" (La laitière et le pot au lait) ; voilà bien le sens spontanément imaginé d'un groupe de syllabes, sans que le sujet se rende compte du caractère subjectif de son interprétation. Ce sens n'est pas purement fantaisiste, il sort du contexte ("de grosseur raisonnable", expression qui semble une apposition explicative) ; cette interprétation persiste, surtout si quelque hasard la favorise ou si quelque association renforce une confusion ("cange-lu", "jouff-lu", et même le mot "dod-u").

L'effort d'interprétation du mot déclenche des appels en tous sens, et le sujet ne s'embarrasse guère des contradictions suscitées par ces associations. Deux interprétations de type différent du même mot peuvent coexister. Lem (F, 11 ans 7 mois) dit qu'un locataire insolvable est celui "qui ne paye pas le loyer, qui abîme les meubles" ; deux interprétations, dont la première est à peu près exacte (il faudrait dire qu'il n'a pas de quoi payer), dont la seconde est une invention. Rou (F, 11 ans) dit que voyager en palanquin, c'est voyager "en cachette, en grande escorte", ce qui semble contradictoire; et Ques (F, 11 ans 8 mois) définit la recrudescence d'une maladie à la fois "la retombée" et "le point le plus haut" de la maladie ; contradictions qui sont l'indice d'un tâtonnement plutôt que d'une indifférence qui pousse à répondre n'importe quoi et d'une incohérence mentale.

Ainsi, quand un mot nouveau de sa langue paraît, l'enfant, en général, ne cherche pas sa signification propre, ne demande pas non plus d'ordinaire qu'on le lui explique, mais, la phrase ou l'expression lue ou entendue, il se crée un schéma d'ensemble en rapport avec la situation dans laquelle le mot ou l'expression se présente, et c'est ce schéma qui lui permet de donner d'emblée un sens supposé au mot nouveau compris globalement. Sans doute nos sujets, arrivés à un âge où ils suivent l'enseignement du premier cycle du second degré, ne sont généralement plus tout à fait dupes de leur procédé, en sorte qu'ils soupçonneront leurs erreurs de vocabulaire et se rapprocheront du sens exact plus vite que des petits chez lesquels l'égocentrisme gêne la compréhension verbale ; mais, pour être utilisé avec plus de souplesse et de sens critique, l'instrument avec lequel ils explorent un vocabulaire nouveau de leur langue maternelle n'en est pas moins le même, et cet instrument est rarement le dictionnaire. Voici même, quant à l'emploi du dictionnaire, un cas paradoxal. Nous avons demandé à Sav (G, 12 ans 6 mois) d'expliquer le mot perverses dans des vers qu'il doit réciter (Th. Gautier, Premier sourire du printemps) :




Tandis qu'à leurs œuvres perverses
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit, malgré les averses,
Prépare en secret le printemps.



Sav apporte son explication écrite : "Pervers, dans la phrase, veut dire divers". Nous lui demandons s'il a cherché ce mot dans son petit dictionnaire ; il nous répond que oui, et que c'est bien le sens. Nous lui faisons ouvrir le dictionnaire, et constater qu'il ne s'y trouve rien de tel. "Mais, répond-il, de très bonne foi, ça n'a pas ce sens-là (c'est-à-dire celui du dictionnaire, méchant, corrompu) dans la phrase". Ainsi, le véritable sens, c'est celui qu'il a pensé, à tel point que, si le dictionnaire ne le donne pas, c'est le dictionnaire qui est fautif ou incomplet. Évidemment, c'est le contexte qui précise le sens d'un mot, et l'on aurait tort de faire du dictionnaire un oracle ; mais Sav ne parvient pas à être objectif : il croit tirer le vrai sens du contexte ("la phrase"), et c'est en réalité dans un schéma personnel et subjectif qu'il le trouve.

Une chose est alors frappante. Le résultat provisoire de cet effort spontané d'interprétation est généralement tenu pour acquis, la valeur supposée du mot est admise, et le mot est utilisé dans le sens qu'on lui donne avant contrôle de sa vraie valeur : c'est ainsi, en fait, que l'enfant s'engage dans la pratique du langage, nous avons fait de nombreuses observations en ce sens. Le contrôle véritable, ce sera l'efficience du signe ainsi employé. Or il arrive que, dans les relations sociales, l'approximation suffise : quel moyen alors de l'améliorer ? Voici un exemple. Dans un hôtel de vacances, en montagne, on parle d'itinéraires de promenades. "Le belvédère, dit quelqu'un, c'est l'endroit où il y a un petit baldaquin ?" La société hésite, la personne renouvelle la question, on acquiesce. En fait, au lieu dont il s'agit, il y a une balustrade métallique, et la roche, qui fait saillie, donne l'impression d'un balcon au-dessus du ravin d'un torrent. On voit combien le mot baldaquin est inexact ; mais on s'est compris, et personne n'a relevé la faute de vocabulaire. C'est ainsi qu'un mot ou une locution (par exemple "vous n'êtes pas sans ignorer", pris dans le sens de "vous n'êtes pas sans savoir", "vous savez parfaitement") peuvent être employés à contresens fort longtemps et, qui sait ? changer à la longue de signification.

Cette manière de procéder, qu'il s'agisse de découvrir le sens d'un mot nouveau ou la solution de tout autre problème, peut paraître étrange à des esprits adultes épris de rigueur et de logique, surtout à des professeurs qui ont pour mission d'exercer l'élève à raisonner, de lui inculquer ce qu'on appelle l'esprit géométrique ; et cependant l'observation a mis en évidence que c'est là un processus mental parfaitement normal dans toutes les activités intellectuelles qui supposent découverte et invention, aussi bien dans la création artistique que dans la recherche scientifique, même en géométrie. C'est l'intuition qui trouve, quelquefois en dehors de toute analyse. Nous n'allons pas en conclure, loin de là, qu'il faut entièrement admettre et respecter chez l'enfant cette manière d'élargir son vocabulaire : les détours fantaisistes par lesquels conduit le procédé, les erreurs qu'il laisse longtemps subsister, sont dommageables. Il sera bon d'inviter l'écolier à manier le dictionnaire, à contrôler ses intuitions ; mais nous, professeurs de français, nous aurions tort d'ignorer que la propension à deviner le sens du mot nouveau est naturelle et psychologiquement fondée.

 

© Charles Rosset, in Le français aujourd'hui,  13 mars 1971, pp. 30-36

 

 


 

 

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