Un souvenir d'enfance de Tahar Ben Jelloun. Concerne la fin du cycle III. Naturellement, tous les exercices suggérés ne sont pas à exécuter ! Les maîtres en choisiront, en fonction de leurs classes et des intérêts des élèves, deux ou trois au sein de la palette mise à leur disposition.

 

 

I. DOCUMENT DE DÉPART

 

Charlot existe. Il m'a serré la main. J'avais neuf ans. C'était à Fès, une après-midi de mai. Notre instituteur était un rêveur, un magicien. Il nous annonça qu'il avait réussi à convaincre Charlot, qui était de passage au Maroc, de venir à notre école nous raconter une belle histoire. Il avait accepté par amitié pour les enfants pauvres.

Nous l'avions attendu des nuits entières. Le vendredi, nous étions tous là, serrés les uns contre les autres, habillés comme pour la fête de l'Aïd. Nous avions chacun un cadeau pour Charlot. Ma mère me donna pour lui des cornes de gazelle et des figues sèches de la région de Fès. Mon père me demanda de le saluer de sa part. Il dit l'avoir rencontré dans une rue de Marrakech en compagnie de Maurice Chevalier.

Charlot habitait nos rêves de citadins pauvres. Nous avions vu ses films. Nous l'aimions parce qu'il nous faisait rire et aussi parce qu'il parlait un peu de nous. Quand il apparut sur scène - une scène improvisée - il y eut un grand silence. Un petit homme, frêle et léger, sautillait avec sa canne et son chapeau. Un papillon du mois de mai. C'était donc lui ! Lui qui défiait les méchants et les brutes. C'était donc lui notre copain. Une fleur à la main, il était la légèreté et la pudeur dans un monde confus et bavard. Charlot c'était moi, c'était l'autre, c'était un peu de bleu dans les ruelles grises et boueuses de la médina de Fès.

A la fin de son numéro, on lui donna les cadeaux. Un fils de cordonnier lui offrit de belle babouches jaunes. Il était ému ; il essuya une larme et disparut comme la petite étoile du rêve tardif.

Le soir, un grand garçon vint me rire au nez : "Imbécile, ce n'était pas Charlot, ce n'était pas Chaplin, c'était quelqu'un qui l'imitait... Je le connais, il habite dans la ville nouvelle !..."

Je refusais de croire ce grand nigaud et partis raconter à toute la famille que Charlot et moi, nous étions de grands copains.

 

Tahar Ben Jelloun (in Le Monde du 30 décembre 1977)

 

 

 

 

SUGGESTIONS POUR UNE EXPLOITATION

 

 

I. Lecture-compréhension :

 

Donner le temps suffisant pour une bonne prise de connaissance du texte. Puis expliquer avec les enfants les quelques mots difficiles, tout en contrôlant la compréhension :
- repérage des indices 'pays étranger' (Maroc, Fès, Marrakech, Aïd, babouches, etc.) : il y aurait là, éventuellement, l'amorce d'un travail en Instruction Civique sur les coutumes des différentes religions (tolérance, compréhension entre les peuples).
- verbalisation sur la pauvreté, le merveilleux dans l'enfance...
- contrôle des connaissances de la classe concernant les films de Charlie Chaplin... 
- levées d'ambiguïté à propos de deux occurrences du pronom personnel il :
* il avait accepté (ligne 2), et   
* il était ému (ligne 8) ; les référents immédiats sont, à première vue, l'instituteur et le fils du cordonnier...
[Remarque : T. Ben Jelloun étant né en 1944, on peut situer précisément la scène].

 

II. Rétablissement du texte initial : Charlot m'a serré la main...

 

Charlot existe. Il m'a serré la main. J'avais neuf ans. C'était à Fès, une après-midi de mai. Notre instituteur était un rêveur, un enchanteur. Il nous apprit qu'il avait réussi à persuader Charlot, qui était de passage au Maroc, de venir à notre école nous raconter un magnifique récit. Il avait accepté par amitié pour les enfants nécessiteux.

Nous l'avions attendu des nuits entières. Le vendredi, nous étions tous là, serrés les uns contre les autres, habillés comme pour la fête de l'Aïd. Nous avions chacun un cadeau pour Charlot. Ma mère me remit pour lui des cornes de gazelle et des figues sèches de la région de Fès. Mon père me demanda de le saluer de sa part. Il dit l'avoir croisé dans une rue de Marrakech avec Maurice Chevalier.

Charlot habitait nos rêves de citadins pauvres. Nous avions vu ses films. Nous le chérissions parce qu'il nous faisait rire et aussi parce qu'il parlait un peu de nous. Quand il apparut sur scène - une scène improvisée - il y eut un grand silence. Un petit homme, mince et léger, sautillait avec sa canne et son chapeau. Un papillon du mois de mai. C'était donc lui ! Lui qui affrontait les sans-cœur et les violents. C'était donc lui notre copain. Une fleur à la main, il était la légèreté et la discrétion dans un monde embrouillé et bavard. Charlot c'était moi, c'était l'autre, c'était un peu de bleu dans les ruelles grises et boueuses de la médina de Fès.

A la fin de son numéro, on lui donna les cadeaux. Un fils de cordonnier lui offrit de belle babouches jaunes. Il était troublé ; il essuya une larme et s'esquiva comme la petite étoile du rêve tardif.

Le soir, un grand garçon vint me rire au nez : "Crétin, ce n'était pas Charlot, ce n'était pas Chaplin, c'était quelqu'un qui le singeait... Je le connais, il habite dans la ville neuve !..."

Je ne voulais pas croire ce grand nigaud et partis raconter à toute la famille que Charlot et moi, nous étions de grands copains. (Tahar Ben Jelloun)

[rencontrer - en compagnie de - ému - convaincre - donner - refuser - disparut - confus -pauvres - pudeur - magicien - aimions - annoncer - imbécile - brutes - nouveau - frêle - imiter - beau - défiait - histoire - méchants]

 

Il s'agit ici de travailler sur la synonymie (ou para-synonymie, ou équivalence partielle). Selon le niveau de difficulté qui apparaîtra au sein de la classe, on pourra ranger les différents items dans l'ordre de leur apparition, ou même signaler les numéros des lignes dans lesquelles des changements sont à opérer(1). On peut également moduler la consigne quant au nombre d’items à remplacer (dix items sur les vingt-deux, par exemple).
En fin d'exercice, on introduira éventuellement une discussion sur les nuances au sein des deux séries de para-synonymes obtenues. Par exemple, il n'y a pas stricte équivalence entre :
j'ai une nouvelle voiture, et j'ai une voiture neuve. De même, la différence entre aimer et chérir est de degré dans l'affectivité positive.

 

 

termes d'origine

substitutions

 

termes d'origine

substitutions

           

1

magicien

enchanteur

12

défiait

affrontait

2

annoncer

apprit

13

méchants

sans-cœur

3

convaincre

persuader

14

brutes

violents

4

belle

magnifique

15

pudeur

discrétion

5

histoire

récit

16

confus

embrouillé

6

pauvres

nécessiteux

17

ému

troublé

7

donna

remit

18

disparut

s'esquiva

8

rencontré

croisé

19

imbécile

crétin

9

en compagnie de

avec

20

imitait

singeait

10

aimions

chérissions

21

nouvelle

neuve

11

frêle

mince

22

refusais

ne voulais pas

 

 

III. Leçon de vocabulaire

 

3.1. Travaux et recherches autour de quelques verbes fréquents (donner, aimer, rire), avec possible prise de conscience des registres de langue :

 
donner ===> don ; offrir===>  offre, offrande ; filer, refiler...

 
rire (substantif) : sourire, rictus, ricanement, rigolade...      
rire (verbe) : se divertir, se moquer (de), plaisanter, badiner...        
rigoler, se marrer, se poiler, se gondoler...    
rire aux anges, rire sous cape, rire jaune...

 
aimer : adorer, chérir, goûter, s'intéresser (à), raffoler (de), apprécier...

 

3.2. Champ sémantique, à propos de donner.

 

Dresser un corpus, à partir des propositions des élèves ; y ajouter tout ou partie de l'ensemble suivant (qui peut aussi servir d'exercice d'évaluation) :

 

 
donner des coups de poing ; je donnerais ma vie ; donnez-lui sa chance ; je me suis donné au sport ; donner un exemple ; donnez-lui ce qu'il mérite ; j'ai donné un nom à mon chat ; donner satisfaction ; donne-moi un verre ; on lui a donné une médaille ; maman donne une fête pour mon anniversaire ; donner la chasse ; le laurier donne une saveur ; ça me donne le vertige ; tu me donnes de la peine ; donne-moi la main (2) ; donnez-moi la main de votre fille ; donner le départ ; l'enquête n'a rien donné ; donne de la lumière ; cela donne un air plus gai ; le maître nous donne dix minutes pour ce travail ; donne-moi le courrier ; donnez-moi le bras ; le malfaiteur a donné ses complices ; maman m'a donné des bonbons ; je te donnerai une récompense ; il m'a donné sa maladie ; donnez-moi votre fille en mariage.

À partir de là, on peut envisager le sens de donner sous plusieurs aspects :


 a. - mettre quelqu'un en possession de quelque chose.

 

 

remettre à quelqu'un

Donner

une chose

un être

définitivement

temporairement

         

distribuer

le courrier

     

décerner

       

attribuer

       

remettre

       

passer

       

laisser

       

serrer

la main

   

X

offrir

       

accorder

 

sa fille en mariage

X

 

livrer

       

transmettre

sa maladie

     

 


b. - produire : la vigne n'a guère donné, cette année.

 


c. - communiquer quelque chose à quelqu'un (donner des nouvelles, l'heure, son nom...).

 


d. - exercer une action sur quelqu'un (ou quelque chose) : donner des soins, le vertige, du souci, du courage.

 

3.3. Grille étymologique, à partir du lexème don(n)

 

Préfixes

Lexème

Suffixes
     
Ø   Ø
par   ée
 re   ataire
 mal  DON(N) ateur (atrice)
(s')a   ation
    eur (euse)
    er

 
Effectuer, ensuite, un relevé (concours entre des groupes d'élèves ?) des mots qu'on peut ainsi produire (dictionnaire autorisé, sinon recommandé !), en attirant l'attention sur les constructions verbales (s'adonner à).

 

3.4. Emploi du mot juste : "il nous faisait rire".

 

Effectuez les relations sagittales possibles, pour remplacer le verbe générique faire (Exemple : il a fait/commis une faute).

 

 construire  une faute
 laver quatre vingt-cinq kilos
cirer  la chambre
commettre  son service militaire
ranger  la salade
 étudier  un gros rhume
 avoir  les chaussures
cultiver  un discours
peser le droit
  une maison
  le blé

 

3.5. Nuances de sens : les verbes serrer et habiter.

 

 
Il m'a serré la main ; nous étions serrés les uns contre les autres.   
           
Charlot habitait nos rêves ; il habite (dans) la ville nouvelle.

 

3.6. L'emploi expressif des qualifiants

 

 
"Un grand garçon" est différent de "un grand nigaud" (en quoi ?).

 
Un homme grand ≠ un grand homme (mais : une femme grande ≠ une grande dame).

Cf. aussi :
un type pauvre ≠ un pauvre type, et :


A. Carminati et O. Merle sont des joueurs grands (= on a besoin d’eux dans l'alignement (3)) A. Carminati et O. Merle sont de grands joueurs (= ils ont la ‘pointure’ internationale).

[Alain Carminati et Olivier Merle (jadis baptisé "l'Homme et demi" !) sont oubliés depuis bien longtemps, mais on pourra assez aisément actualiser les exemples en observant l'actuel "Huit de devant" du Quinze de France...]

 

3.7. Les transformations : du verbe au(x) substantif(s).

 

 
Il m'a serré la main : un serrement de main  
Le mécanicien serre le carter : le serrage du carter   
Il avait accepté : l'acceptation          
Nous l'avions attendu : l'attente       
Il apparut : l'apparition          
Je le connais : la connaissance          
Je refusais de croire : le refus (suffixe zéro, ou déverbal)

Faire rechercher collectivement (ou par groupes, et à l’aide du dictionnaire) d’autres exemples de transformations, utilisant les suffixes -issage, -ure, -eur, -ateur, -ant, -oir, etc.

Dans le texte même, on peut d’ailleurs en trouver un nombre imposant (le maître devra apporter toutes les précisions nécessaires quant aux éventuelles nuances de sens, comme dans habillage, ou encore disparition/disparité) :

 

annoncer annonce, annonciation
convaincre conviction
venir venue
raconter raconteur, racontar
habiller habillage, habilleur
habiter habitant, habitation
voir vue, vision, voyance
apparaître apparition, apparence
improviser improvisation
 sautiller sautillement, sautillage
offrir  offre, offrande
essuyer essuyage
disparaître disparition, disparité
imiter imitation, imitateur

 

 

 

IV. Résumé du texte, éventuellement (comme activité de production et de réinvestissement)

 

On pourra proposer à la classe l'amorce suivante :

"Un écrivain français raconte que, dans son enfance,... " (fort difficile, à cause du discours indirect)

On ajoutera, peut-être, les contraintes suivantes : résumé en X mots, ou X lignes.

 

 

 Tahar Ben Jelloun, aujourd'hui

 

Notes

 

(1) On aura remarqué que, dans le texte originel, les mots ou expressions devant subir des modifications sont en caractères italiques.
(2) "Et prends la mienne". Ah ! Sheila !
(3) A l’attention des éventuels béotiens, précisons qu’il s’agit de l’alignement en touche (jeu de rugby à quinze). Et signalons, pour une première initiation, la BT n° 599.

 

 

(© Emprunté à SH,  L'enrichissement du vocabulaire, CRDP de Grenoble, 1997, pp. 187-196)