Avec son livre "Le verbe contre la barbarie. Apprendre à nos enfants à vivre ensemble"*, ce linguiste de renom, soucieux de donner un sens social à ses recherches, nous rappelle, à nous, parents, la nécessité de transmettre le langage, arme de l'esprit contre les manipulations et la violence.

 

 

 

 

Madame Figaro. - "Barbarie", écrivez-vous, le mot est fort. Sommes-nous menacés ?

Alain Bentolila. - Nos enfants sont les cibles potentielles de la barbarie. Nous vivons une époque où les discours et les textes dangereux et manipulateurs d'extrémistes religieux et politiques ou de gourous sectaires abondent. Tous se servent du verbe, qu'ils maîtrisent fort bien. Si nous ne donnons pas à nos enfants une semblable maîtrise, les moyens linguistiques à la fois pour exprimer leur propre pensée et pour démonter ces discours faux mais bien ficelés, ils seront des proies faciles.

 

 

- À commencer par les plus vulnérables d'entre eux, ces 15 % de jeunes qui, en France, souffrent de ce que vous appelez une véritable "insécurité linguistique"…

- Ce sont les "pauvres du langage", les enfants des cités dont le langage été réduit par le ghetto d'où notre société et notre école se montrent impuissants à les sortir, ceux qui disposent de 500 mots pour dire le monde quand il en faudrait 4500 ou 5000. Ils sont d'autant moins aptes à critiquer ces discours que ceux-ci savent comment les toucher là où ils ont mal. Ils avalent en même temps l'appât et l'hameçon.

- Pensez-vous qu'on peut combattre les idéologies douteuses avec la grammaire ?

- Pour se défendre contre des esprits manipulateurs, il faut pouvoir répondre : "Non, parce que ...", être à même de déceler la logique apparente mais biaisée d'un discours bardé de "donc", "par conséquent", "c'est pourquoi". C'est effectivement de la grammaire ! Un petit exemple : une simple analyse des discours politiques, de quelque bord qu'ils soient, montre qu'on y trouve deux fois plus de passifs et cinq fois moins de compléments circonstanciels que dans une conversation normale ; "Les Français doivent savoir que les engagements pris seront tenus". Quels engagements ? À quoi ? Tenus par qui ? Quand ? Il nous faut apprendre à nos enfants à questionner sans relâche ce qui est dit et écrit, à exercer leur vigilance intellectuelle; mais c'est le contraire qui se passe.

- C'est-à-dire ?

- Parallèlement à cette insécurité linguistique dans laquelle sont hélas plongés un certain nombre, on constate aujourd'hui une tendance générale au flou linguistique, témoin d'une maîtrise affaiblie du vocabulaire, de la grammaire. On confond les mots proches. Ségolène Royal en a récemment donné un bel exemple en appelant spiritualité le fait de faire de l'esprit. Pire, et ça tous les parents peuvent le constater, il y a une espèce de mode jeune qui commence très tôt et qui consiste à refuser les mots précis et peu usités pour leur préférer des mots vagues, sortes de baudruches sémantiques qui servent à tout comme "cool", "grave" ou encore "bouffon", mot qui désigne aujourd'hui toute personne dont le comportement ne convient pas.

- Ce ne sont pas de simples modes, des codes de reconnaissance entre ados ?

- Non, c'est plus grave que ça. Il y a derrière ceci une peur du ridicule linguistique. Le mot précis est suspect de préciosité, donc de féminité et donc de ridicule. Les enquêtes sur la lecture, l'écriture menées auprès de jeunes ados de 12-14 ans offrent cette réponse aussi récurrente que lapidaire : "La lecture et l'écriture, c'est pour les filles". Et ne croyons pas que nos propres enfants sont à l'abri !

- Y a-t-il des remèdes à ça ?

- Il y a une cause fondamentale : le manque de médiation familiale dans la petite enfance. Les grands-parents ont quitté la cellule familiale. Ils ne sont plus là pour transmettre, avec leur disponibilité, leur écoute, les mots de leur génération à leurs petits-enfants. Qui de ce fait ne disposent plus que des mots de la génération mitoyenne, si j'ose dire. Mais celle-ci est active, à l'extérieur de la maison, et a de moins en moins le temps de leur en passer. Restent les mots des médias, qui sont les plus vides et les plus éphémères qui soient.

- L'école ne peut pas pallier ce manque de médiation familiale ?

- Pourquoi un enfant apprend-il à parler ? Pour communiquer avec sa mère, par intérêt et goût pour elle. Et parce qu'elle lui fait comprendre qu'ils sont deux intelligences séparées. Elle seule, qui est dans la fusion affective avec lui, a ce pouvoir de lui dire "Je t'aime mais je ne suis pas toi". Et l'enfant fait tout alors pour se faire comprendre. C'est pourquoi, du reste, il est essentiel de toujours répondre "Je ne te comprends pas" quand c'est le cas. Ce rôle-là, l'école précoce, à deux ans - telle qu'elle est organisée, avec un seul adulte, mal formé, pour vingt enfants -, ne peut le tenir. Cela dit, il ne s'agit pas de culpabiliser les mères, déjà déchirées entre la juste ambition d'une vie professionnelle accomplie et le désir de s'occuper de leur enfant, mais de prendre la mesure de cette mutation sociale et réfléchir aux moyens à apporter. Les crèches d'entreprise, avec un aménagement du temps de travail qui permettrait aux mères d'y passer un moment, pourraient être une solution.

- Il y a aussi la lecture, cette grande pourvoyeuse de mots, mais elle est en désaffection, semble-t-il ...

- Tout développement linguistique suppose un médiateur et là encore, on s'aperçoit que la lecture seule ne permet pas de fixer des mots qui n'ont pas été transmis. C'est parce qu'un enfant maîtrise déjà la langue orale qu'il va bien passer à la lecture. Et c'est tout petit qu'il faut donner à l'enfant une familiarité avec les mots, les textes.

- En leur faisant la lecture ?

- Oui, mais pas le soir pour les endormir. ça c'est un rituel qui fait partie des relations affectueuses avec son enfant. Dans la journée, quand ils sont bien réveillés car la lecture est faite pour les éveiller. On lit toute une histoire jusqu'au point final. Et on ne s'en tient surtout pas là : ensuite, on pose des questions pour savoir quel film l'enfant a dans la tête : "Alors raconte-moi !"

- C'est comme ça que l'enfant développe un appétit pour la lecture ?

- Il y a d'autres méthodes : pratiquer la lecture d'un texte à haute voix. en famille, à tour de rôle, y compris avec les plus grands enfants lisant pour les plus petits. On peut aussi développer un appétit pour les mots en jouant à table en famille au "mot du jour", dont on apprend à épuiser tous les sens, y compris le sens intime que chacun lui donne. Cela permet, en les légitimant, de rompre avec la suspicion de ridicule qui entache des mots pourtant peu offensifs comme "succulent" ou "exquis" ! Bien sûr, à côté des grands débats sur l'école, auxquels du reste je participe, cela peut paraître petit. Mais les vrais enjeux sont là.

- Au final le véritable enjeu, c'est d' "apprendre à nos enfants à vivre ensemble", dites-vous ...

- C'est de leur donner les moyens de construire une société viable. Parce que le langage est ce qui nous permet de communiquer avec le différent de nous. Pacifiquement. Que chacun puisse exprimer sa vérité à l'autre, avec le plus de maîtrise, de justesse possible, c'est ça lutter contre la barbarie.

- L'impuissance à s'exprimer avec les mots pousse à le faire avec les poings ! Vous décrivez dans votre livre une scène poignante à laquelle vous avez assisté au tribunal : ce jeune, traduit en justice pour un vol de CD, agrippé physiquement à la barre, incapable de répondre au discours du procureur et qui a fini par lui sauter au collet ...

- Violence sur un magistrat dans l'exercice de ses fonctions ! Il a écopé de plusieurs mois de prison. Jamais comme ce jour-là je n'ai ressenti un tel sentiment d'impuissance face à cet enchaînement fatal. L'exaspération de ne pas pouvoir se faire entendre, l'humiliation de ne pas maîtriser ce qui fait le propre de l'homme ... L'agression était inévitable, à défaut d'être excusable. Si on ne peut pas laisser de traces de soi sur l'intelligence de l'autre, la seule façon d'exister est d'en laisser physiquement sur son corps. Il est essentiel de donner à nos enfants les moyens d'en venir aux mots plutôt qu'aux mains.

 

* Éditions Odile Jacob, janvier 2007, 208 pages.

[Alain Bentolila est professeur de linguistique à l'Université de Paris-V, directeur des recherches sur l'illettrisme en France et conseiller scientifique à l'Observatoire national de la lecture].

 

 

© A. Bentolila, in Madame Figaro n° 1 172, 10 février 2007. Propos recueillis par Annick Lacroix.

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.