Aujourd'hui, après le déjeuner, je me suis installée au salon pour y boire mon café et lire le journal. Je tiens à ce petit quart d'heure qui me permet de reprendre mon souffle au milieu de la journée. J'ai distraitement feuilleté le journal et j'étais bien loin de penser que j'allais y lire ton nom. Avais-je vraiment bien lu cette brève annonce de décès ? N'était-ce pas une illusion ? J'aurais voulu que cela en fût une, mais ton nom, ton âge, ta famille, ton domicile, tout était trop exact pour qu'il s'agisse d'une erreur.

Quinze ans, il y aurait eu quinze ans au mois de septembre que je t'avais vu pour la première fois sur le perron de l'internat où j'étais chargée de donner des cours à des élèves pendant six semaines. Inutile de fermer les yeux, tu es devant moi comme si c'était hier ; tu portes ton veston bleu marine, un pantalon clair et les fils d'argent qui illuminent ta chevelure te donnent l'apparence de la maturité et de la sérénité.

Que m'avais-tu dit alors ? Tu me demandais si j'avais besoin de cahiers pour les élèves, sauf erreur. Mais j'étais tellement subjuguée par ton charme que je n'ai jamais pu me rappeler exactement les paroles que nous avions échangées. Tu avais quarante ans, moi vingt et je venais de quitter mes parents pour occuper ce premier poste d'enseignement. Nous nous sommes revus lors d'un dîner officiel de l'école, tout au long du repas, je n'avais d'yeux et d'oreilles que pour toi.

Puis tu venais parfois passer une soirée, les bras chargés de disques de Mozart et de Bach... et d'un gâteau au chocolat dont tu raffolais. Nous restions alors devant le feu de cheminée à parler et à écouter de la musique. Je n'ai pas oublié le premier baiser que tu m'avais donné dans la pénombre, alors que nous cherchions du bois pour la cheminée.

Jour après jour, je glissais dans un bonheur presque irréel. Tu étais si plein d'attentions, de tendresse. J'aimais tes brefs coups de téléphone, tôt le matin, juste le temps de me dire bonjour et me souhaiter une bonne journée.

Lors d'un congé, tu m'as invitée dans ta maison en pleine campagne. Du salon, on ne voyait que les arbres qui revêtaient leurs couleurs d'automne ; nous avons pris le thé face à ce cadre merveilleux.

Oui ! Je m'en souviens très bien. Tu m'as fait visiter ta maison et lorsque tu m'as dit d'un ton sérieux en ouvrant une porte : "Ce sera la chambre de nos enfants", j'ai compris que tu étais mon grand amour, celui avec lequel je voulais vivre, avoir des enfants. J'ai passé des semaines inoubliables. Tu me découvrais, je te découvrais. J'entrais dans la vie par la grande porte. Je t'admirais, j'aimais tant les moments où tu prenais ton violoncelle et ne jouais que pour moi.

Un jour, alors que nous roulions sous une pluie battante, tu m'avais dit en me prenant la main : "Est-ce possible que tu m'aimes tant ? Je ne le mérite pas".

Tu m'avais prévenue que tu avais été malade et que bien que tu ne l'espérais pas, cela pouvait se reproduire un jour. Mais rien ne m'effrayait, je t'aimais. Et pourtant le jour où j'ai parlé de toi et de notre avenir à ma famille, je n'imaginais pas au devant de quels obstacles je m'avançais. Quel drame !

Toute la famille, formant un véritable clan, s'est dressée contre nous. Un vrai tribunal ! Cette union était impensable. C'était un cauchemar. Toi d'un côté, les miens de l'autre qui essayaient de m'arracher de tes griffes, comme ils disaient, utilisant tous les moyens, même le chantage. En quelques jours, je dus choisir, toi ou eux. Eux avec qui j'avais vécu en symbiose pendant vingt ans et que je venais de quitter pour la première fois, et toi, le rêve, le bonheur, l'aventure. La pression était trop forte, et moi pas assez armée pour y résister. Je suis sagement retournée au bercail avec une blessure qui m'a fait mal très longtemps.

Je sais que je t'ai fait beaucoup souffrir, et je n'ai jamais eu l'occasion de te demander pardon. Je pensais souvent qu'au hasard d'une rencontre, j'aurais pu te dire, t'expliquer mon geste, que tu n'avais pas compris bien sûr. Nous avions fait notre vie chacun de notre côté. Mais il restait le souvenir de cette rupture qu'il me fallait t'expliquer avec le recul du temps et des années.

Mais voilà, la rencontre n'aura jamais lieu, tu es parti, sans que le destin nous ait mis en face, même une heure. C'est pourquoi il ne me restait plus qu'à t'écrire cette lettre que tu ne recevras jamais. Mais qui sait, peut-être, peux-tu la lire de là-haut ?

 

 

Françoise V., Lausanne.

 

 

(Lettre publiée dans le mensuel Marie-Claire, livraison d'août 1981)