Petite Chantal, tu mangeais ta banane pendant la récréation. Seule dans ton coin, acculée à la grille, tu mastiquais et tes yeux étaient vagues. Petit Poulbot féminin rural, tu ne sauras jamais que ce qui suit, c'est toi qui me l'as inspiré.

Vers les années 1956, un hebdomadaire à grand tirage publia une série intitulée "D'où vient l'homme ?" Je me souviens d'une photo de gorille, la tête dans la main, l'air méditatif ; une parodie du Penseur de Rodin. Avec ta banane, pardonne-moi de te le dire, tu formais une parodie de singe.

Q. I. : 85 ; le verdict est tombé comme un couperet ; de la catégorie simiesque, tu n'as pas que l'aspect extérieur. Je me doutais un peu de ce fait, en t'observant jouer aux dés pour savoir, lors de la résolution d'un problème, s'il s'agissait d'une division ou d'une multiplication. Et ces gestes stéréotypés de la main portée à la bouche, du pincement des lèvres ou du hochement du chef, et ce regard malheureux ou résigné, comme pour me dire "les dés ne m'ont pas été, cette fois-ci, favorables !"
Mais je passe du coq à l'âne ; car tu m'as fait aussi songer au grand savant Einstein, tu sais, le gars à la bombe. Je me demande quel pouvait bien être son Q. I. : 150, peut-être ? Je pense, vois-tu, que la manifestation la plus objective de son intelligence, c'était une forme d'irrespect ; tiens, observe-le, ici, tirant une magnifique langue aux photographes ! Toi, bien sûr, tu n'aurais pas idée d'un acte semblable ; au photographe scolaire, tu as offert ton air malheureux, ton sourire un peu forcé, sur des dents déjà déchaussées ; et tu semblais t'excuser de n'être pas davantage transparente, de cacher un morceau du tronc, un bout de feuillage, un pan de ciel...

Je ne dirai ni tant mieux, ni hélas : tu n'auras jamais le cerveau d'Einstein ; mais du moins je veux que tu apprennes à tirer la langue, comme lui ; parce que tu affirmeras ainsi que tu es là, malgré ton Q. I., et que le roi n'est pas ton cousin. Einstein, tu vois, dit merde aux photographes, c'est à dire à l'ordre établi, à la routine, au conformisme de la célébrité. Toi aussi, il faut que tu te défendes. Te souviens-tu de certain cruel dialogue de gosses, dans l'Éducateur ? Non, bien sûr, tu ne lis pas l'Éducateur. Encore une chose facultative, donc... Écoute plutôt : c'est le moment du choix du texte libre. Chacun, évidemment défend le sien ; mais voici qu'un candidat mord la poussière ; son voisin lui souffle aussitôt : "Dans l'os !" Et l'autre, du tac au tac : "Je m'en fous, c'est pour mon corrès !". Eh bien, c'est à cet état d'esprit-là que je voudrais te voir arriver. Lorsque tu te caches à demi derrière le tableau pour lire ton texte, d'une voix monocorde, lorsque tu nous regardes avec tes grands yeux bleus effarés, et surtout lorsque tu regagnes précipitamment ta place tout en achevant ta lecture, je sens passer dans la classe un sentiment de pitié ; et j'en suis affreusement malheureux, tu sais. Et toi aussi, tu es malheureuse, hein ?

Mais tu ne le dis pas, ou plutôt tu ne sais pas que ton visage à la banane exprime tout le malheur du monde, toute l'infélicité d'une enfance trop dure dans une famille indifférente - tu préfèrerais l'hostilité, non ? Alors, tu te rabats sur de petites choses, sur des gestes stéréotypés, sur ta banane ; et cette affection débordante, dont personne ne veut, tu la reportes sur ton frère aîné, militaire en Allemagne ! Ça te paraît le bout du monde, n'est-ce pas ? Et la situation la plus enviable qui soit ! Du moins, si j'en crois tes lettres au corrès, où tu donnes à chaque fois les derniers potins des popotes, et où tu exprimes chaque fois la joie que te cause l'idée de la prochaine perm' de ton frère, ou celle du souvenir de sa visite précédente… C'est ton univers affectif, à toi. Je me demande si tu n'y es pas seule ; tu sais, les blondes Teutonnes sont plus belles que toi, excuse-moi de te le dire. Tu ne fais pas le poids, vois-tu. Alors, regarde un peu autour de toi, tout en mangeant ta banane. Non, ne me jette pas ce regard effaré, tu vas t'étrangler ; mâche bien, c'est lourd à digérer, une banane, et tout à l'heure il y a le calcul. Tu vois bien que mon sourire n'a pas d'arrière-pensée, je ne veux ni te séduire ni t'inonder de ma pitié et la preuve, c'est que je continue à marcher de long en large, comme si de rien n'était. Mais toi, continue à regarder autour de toi. Personne n'est indifférent, tu sais, ni hostile, d'ailleurs. Ce sont des idées que tu te fais. Tu es cette souris qui veut être croquée, et y trouve sa délectation. Tes camarades et moi, ici, on n'a pas besoin de martyrs, on veut des gens ouverts à la vie. Tiens, sais-tu ce que disait le gars Einstein, ton copain ? Il disait que l'imagination est plus importante que la connaissance. Et toi, tu n'es pas dépourvue d'imagination, loin de là !

Le gars Einstein, tu vois, disait des choses très simples, mais d'autant plus nécessaires. Tiens ! Tu ne sauras jamais le fin mot du débat entre le marxisme de Lefebvre ou de Chatelet, et celui d'Althusser ; Lévy-Strauss, pour toi, ça ne veut rien dire ; et tu ne sauras jamais que tes rêves sont l'expression, revue et corrigée par ton Ça, de tes désirs refoulés. Mais sache que c'est là simplement, bêtement, le sommet, la super-structure d'une culture, et que s'il n'y a rien d'autre dessous, ce n'est qu'une culture de philistin.

 

 

Michel M.