Mon mari, tu es cet homme aux cheveux d'argent, sérieux, avec un petit sourire tendre aux coins des lèvres quand tu lèves les yeux de ton livre et me regardes par-dessus tes drôles de demi-lunettes.

Je ne te connais pas très bien. Et pourtant il y a quarante ans que nous nous sommes rencontrés, émerveillés, dans un matin blanc d'aubépine.

Sur fond de guerre et pendant cinq longues années, nous nous sommes attendus, Tristan et Iseult, Éternel retour, vivant de lettres, vivant de rêves, oublieux de notre jeunesse présente. Nous nous sommes mariés enfin, il y a eu trente-cinq ans, le trente et un décembre. Et puis nous nous sommes oubliés : les enfants, le travail, les voyages quotidiens, la fatigue des banlieusards ont eu raison du rêve. La transparence qui nous habitait est devenue opaque et les regards du cœur ne passaient plus. En avions-nous conscience ? On vivait comme tout le monde, ni plus, ni moins, sans savoir que l'on vivait.

Il y a seize mois, en prenant notre rituel petit déjeuner matinal, tu m'as dit soudain : "J'ai une maîtresse. Elle a trente-trois ans et je devais partir avec elle aujourd'hui".

Le ciel a basculé. Explosion du temps et de l'espace. Éclatement de ma mémoire. Flèches du feu et soleils noirs qui mordent. J'ai franchi le miroir. Je suis entrée dans un univers insensé... Mais le miracle c'est que toi, brutalement, à l'instant où tu formulais cet aveu, comme un fou tu as brisé tes projets, balayant tout ce qui n'était pas moi. Nous nous sommes précipités l'un vers l'autre et pendant des jours, des mois nous avons roulé, basculé, trébuché et affolés mais heureux, nous ne savions plus si c'était l'amour ou la guerre.

Cependant le choc avait été trop fort. Il m'avait anéantie. Je m'enfonçais. Je m'épuisais en courses inutiles pour briser le tourbillon qui habitait ma tête. Aveugle et sourde, je vivais sur les escaliers mécaniques des grands magasins et quand je rencontrais au coin d'une glace cette femme pâle aux yeux cernés, défaite, paumée, je ne me reconnaissais pas.

Et pourtant, jours après nuits, patient et chaleureux, tu m'assistais, tu me parlais, tu me calmais...

Pendant seize mois. Aujourd'hui, à ces souvenirs si proches, mon cœur s'emballe. Mais tu me regardes par-dessus tes drôles de demi-lunettes avec un petit sourire tendre. Mon cœur s'apaise et je te souris.

 

 

Marie.


Lettre publiée dans le mensuel Marie-Claire, livraison de février 1985