Inspection primaire de Largentière

 

Largentière, le 17 avril 1881

 

Monsieur l'Inspecteur d'Académie,

 

 

J'ai l'honneur de vous informer que je me suis rendu à Saint-André Lachamp, mardi 12 courant, tant pour contrôler les faits relevés contre l'instituteur, que pour inspecter les écoles. J'ai vu le maire, le curé et quelques autres personnes. Mr le Curé est jeune, vif, autoritaire. L'Instituteur, qui vivait d'abord en bonne intelligence avec lui, a écrit une lettre à Mme la Supérieure générale de Ruoms, pour faire changer les religieuses, alléguant des motifs fort graves, qui étaient loin d'être à l'éloge de Mr le Curé.

C'est là l'origine de la rivalité. Depuis ce moment, le rapprochement n'a pas été possible ; il y a eu de chaque côté une guerre sourde, et la grande proximité du presbytère et de l'École a favorisé cette division : les allusions blessantes, les jeux de mots, les rires moqueurs aigrissaient les esprits et entretenaient la haine. C'est vendredi 25 mars, que l'orage a éclaté. L'Instituteur se crut insulté par le Curé qui était dans son jardin, et donna libre cours à sa colère trop longtemps contenue ; il traita le curé de lâche, de fainéant, et d'autres qualificatifs plus injurieux encore ; celui-ci sortit, s'avança vers l'instituteur qui était à sa croisée, lui dit qu'il n'avait jamais permis à personne de l'appeler lâche, et l'invita à descendre.

Mme Clap, effrayée, jeta son enfant de 4 mois, tomba par terre et se roula en poussant des cris désespérés. L'Instituteur, voyant sa femme et son enfant dans cette position, perdit la tête, saisit son revolver et menaça le Curé. Celui-ci se retira.

Cette scène regrettable se passait devant deux personnes et quelques enfants de l'école. Mr Clap a été d'une violence extrême dans cette circonstance ; il m'a dit n'avoir pas eu l'intention de se servir de son arme, qu'il l'avait prise machinalement, et l'avait posée de même.

Cet instituteur est capable et intelligent ; sa classe marche bien ; les murs de son école sont ornés par de magnifiques cartes murales qu'il a dessinées lui-même ; je ne doute pas qu'il fasse plus tard un bon maître, mais il importe de l'arracher au plustot du milieu où il vit ; le maire, le curé demandent son changement ; l'instituteur le sollicite lui-même ; il faut le lui accorder ; c'est le seul moyen de pacifier la commune. Malgré ces tiraillements, je dois constater que Mr Clap n'a point perdu un seul élève, ce qui prouve que la population en général lui est encore sympathique. Ainsi que je vous l'ai déjà dit, le maître viendrait très volontiers à à Uzer ; Mr Perget n'acceptera probablement pas ce poste, et je vous serais obligé de le confier à Mr Clap.

Il est bon de remarquer que Mr le Curé de Saint-André Lachamp s'est brouillé successivement avec les sœurs, le maire, et la plupart des instituteurs qui ont passé dans cette commune ; s'il avait eu le caractère même fort, les choses n'en seraient pas venues jusque là. Mr Clap est allé dans cette commune avec des intentions excellentes ; à son début, il voyait le curé, chantait la messe, les vêpres, avait même fait venir un harmonium qui est demeuré quelque temps à l'Église et qu'il touchait lui-même. Il a été obligé de payer en entier cet instrument, bien qu'il m'ait assuré que Mr le Curé dût en payer la moitié ; s'il est vrai que l'instituteur a manqué de sang-froid et de modération, il est certain qu'il n'a pas tous les torts ; et si je me hâte de demander un changement pour lui, c'est qu'il le désire lui-même.

 

Veuillez agréer, Monsieur l'Inspecteur d'Académie, l'assurance de mon profond respect,

 

L'Inspecteur primaire,

 

Moreau

 

 

On lit en marge : Communiqué à M. le Préfet. J'adopte les conclusions de M. Moreau qui, dans l'intérêt de l'instituteur et de l'école, demande le changement de M. Clap ; mais là encore je prévois des difficultés : malgré M. Clap lui-même, on demandera son maintien.

 

L'Inspecteur d'Académie,

 

A. Vitalis

 

In Archives de l'Ardèche, Service éducatif, Trente ans qui ont fait l'école primaire ardéchoise, 1982, doc. n° 9