Benjamin, ce jeune vaudois (né à Lausanne), sortait de sa longue liaison avec Mme de Staël (oui oui, la fille du Mendès-France de l'époque !) lorsqu'il déclara un amour éternel à Mme L. Il n'avait alors que 43 ans.
Amour qui dura tout de même 365 jours environ, et connut un bref retour de flamme cinq années plus tard. Ah ! L'in-Constant !

 

 

B. C., à A. L., 29 novembre 1800

Je vous verrai demain, mais je veux vous écrire. Je veux arrêter ces moments fugitifs qui se termineront par ma perte. Je veux que cette nuit vous soit consacrée. Dans quelques heures, je vous reverrai, mais en public, mais observée. Je n'avais pas tort ce soir, quel qu'ait pu être le sens des fatales paroles que vous avez prononcées, où vous faisiez allusion à une idée qui m'est en horreur, qui glace mon sang, qui me jette dans le désespoir et sur laquelle rien ne me rassure, où vous disiez du moins qu'aussitôt qu'il serait de retour, vous sacrifieriez ces soirées, ma seule consolation, le dernier plaisir de ma vie. Je vous l'ai toujours dit, que ce sentiment faible, incomplet, interrompu, qui vous entraîne quelquefois vers moi, ne tiendrait pas un instant contre celui dont l'empire est fondé sur l'habitude, et dont vous reconnaissez, dont vous subissez encore les droits. Je ne me suis jamais flatté, même dans ces heures si rapides et si rares, lorsque je vous tenais dans mes bras et que je goûtais sur vos lèvres un bonheur imparfait et disputé. Alors même je prévoyais mon sort. Mais entraîné par une irrésistible puissance, j'ai marché vers ma perte avec les yeux ouverts. L'heure approche, l'heure inévitable et destructive. Elle ne sera pas terrible pour vous. Je ne troublerai point votre vie ; je vous le jure : la mienne est dévorée. Votre présence, votre sourire m'avaient entouré d'une sorte de cercle magique, où le malheur avait peine à pénétrer. Le charme va se rompre : il va tomber sur moi de tout son poids horrible. Je vous aime comme un insensé ; comme ni mon âge, ni une longue habitude de la vie, ni mon cœur, froissé depuis longtemps par la douleur et fermé depuis à toute émotion profonde, ne devraient me permettre encore d'aimer. Je vous écris d'une main tremblante, respirant à peine et le front couvert de sueur. Vous avez saisi, enlacé, dévoré mon existence : vous êtes l'unique pensée, l'unique sensation, l'unique souffle qui m'anime encore. Je ne veux point vous effrayer. Je ne veux point employer ces menaces trop profanées par tant d'autres. Je ne sais ce que je deviendrai. Peut-être me consumerai-je sans violences, de douleur sourde et de désespoir concentré. Je regretterai la vie parce que je regretterai votre pensée, les traits que je me retrace, le front, les yeux, le sourire que je vois. Je suis bien aise de vous avoir connue. Je suis heureux d'avoir, à n'importe quel prix, rencontré une femme telle que je l'avais imaginée, telle que j'avais renoncé à la trouver, et sans laquelle j'errais dans ce vaste monde, solitaire, découragé, trompant sans le vouloir des êtres crédules, et m'étourdissant avec effort. Je vous aimerai toujours. Jamais aucune autre pensée ne m'occupera. Que ne rencontrè-je pas en vous ? Force, dignité, fierté sublime, beauté céleste, esprit éclatant et généreux, amour peut-être, amour qui eût été tel que le mien, abandonné, dévorant, ardent, immense!... Que ne vous ai-je connue plus tôt ?... J'aurais vu se réaliser toutes les illusions de ma jeunesse, tous les désirs d'une âme aimante et orgueilleuse de vous, et à cause de vous d'elle-même. Seul j'étais fait pour vous. Seul je pouvais concevoir et partager cette généreuse et impétueuse nature, vierge de toute bassesse et de tout égoïsme. Alors vous n'auriez pas dû sacrifier sans cesse la moitié de vos sentiments, et les plus nobles de vos impulsions. Un poids éternel de médiocrité tracassière et de considérations mesquines n'eût pas étouffé votre vie. J'eusse été fort de votre force, et défenseur heureux de l'être le plus pur et le plus adorable qui soit sur la terre. Lirez-vous cette lettre ? Donnerez-vous une minute à ces rêves sur le passé ? Vous repoussez l'avenir. N'importe, je vous remercie d'être une créature angélique. Vous m'avez rendu le sentiment de ma dignité, vous m'avez expliqué l'énigme de mon existence. Je vois qu'il ne m'a manqué sur la terre que de vous avoir plus tôt connue, et que je n'aurai pas existé en vain. Adieu, je suis malheureux profondément... je m'exalte ou je retombe. Je me berce de chimères et la réalité m'oppresse. Il est cinq heures : dans six heures je vous verrai et je vais penser à vous le reste de cette nuit. Il est impossible que vous puissiez ne point venir. Si je vous ai fait de la peine en vous quittant, pardonnez-moi. Je vous aime avec tant de délire ! Je voudrais seul porter toutes les douleurs qui peuvent atteindre votre vie. Je voudrais prendre toutes vos peines et vous léguer tous mes jours heureux, si je pouvais en espérer. Vous viendrez sûrement ? Ne pas venir serait affreux.

[...]

 

B. C., à A. L., 4 janvier 1801, midi.

 

Je vous verrai aujourd'hui, je dînerai avec vous, je passerai avec vous la plus grande partie de la journée. J'ai bien besoin d'une longue soirée pour me dédommager de ces deux jours perdus pour le bonheur. Au reste, chaque jour me rend plus à moi-même, c'est-à-dire à vous, qui êtes le seul intérêt de ma vie. Ce que j'espérais s'accomplit : ses relations se reforment. Elle rentre dans la société, et comme mes refus, motivés sur mes opinions, me dispensent de l'y suivre, je pourrai, sans offenser son cœur, consacrer à celle que j'aime des heures que m'enlevaient d'anciens égards et des ménagements que vous êtes faite pour comprendre, sans en être blessée de ce que je me réjouis de ce que mon bonheur ne fait de mal à personne. Oh ! vous n'avez pas besoin du malheur d'une autre pour être sûre que vous régnez seule sur toute mon existence ! Anna, je vous aime. Votre pensée me suit partout : elle remplit mon cœur, elle anime ma vie, elle est unie à tout projet, à toute joie, à tout espoir ; je ne souhaite la gloire qu'afin que vous soyez fière de votre ami ; la puissance, afin que votre âme généreuse et bonne puisse trouver le bonheur en faisant des heureux ; la fortune, seulement pour vous rendre plus indépendante et plus libre. Anna aimée, je ne puis concevoir une vie qui serait passée loin de toi. Je ne conçois pas de félicité plus grande que de te contempler, d'entendre ta voix, de te presser sur mon cœur... Avez-vous apaisé lady C... à mon égard ? Vous ne devez pas avoir eu de peine à lui persuader que je ne pensais qu'à vous. Je crois que B... et C... en sont bien convaincus : je ne le suis pas autant que la non-jalousie du dernier ne repose pas sur des bases assez solides. J'ai toujours sur le cœur ces mots dits sans le regarder, et vous ne m'avez pas entièrement persuadé. Il m'est cependant impossible de croire ce qui ternirait une image que j'aime à conserver dans mon cœur intacte et pure. Il m'est impossible d'imaginer un avilissant et déplorable partage. Cette nature fière, impétueuse et sincère ne peut s'abaisser à ce point. Vous êtes à moi, vous ne pouvez donc être à un autre, car vous ne pouvez vous dégrader. J'espère vous voir entre le Tribunat et le dîner, à moins que ce dernier ne se prolonge autant qu'aujourd'hui, ce qui n'est pas probable. En tout cas, je vous verrai à quatre heures et ne vous quitterai qu'un moment à huit heures pour revenir de suite. J'espère que rien ne dérangera nos projets. Une longue habitude m'a appris à toujours redouter quelque infortune lorsque j'ai fait des plans pour le plaisir ou le bonheur ! Mais vous romprez ce malheureux présage. Vous me porterez bonheur. Adieu, ange que j'aime. Réponds-moi. Pense à moi, aime-moi.

 

A. L. à B. C., 6 janvier 1801.

 

Je commençais à croire qu'il fallait me résigner à ne pas entendre parler de vous. La manière dont vous m'aviez quittée hier, ces mots : je ne me laisse jamais entraîner, rien ce matin qui en répare l'effet, et ce soir quelques lignes contraintes, me forceront à sortir de l'égarement où vous m'avez plongée. L'effort est bien douloureux, mais il y aurait folie à me laisser entraîner davantage. Vous savez faire du mal et ne savez pas revenir. Vous agissez sans cesse sur moi ; sans que je puisse vous faire éprouver les mêmes effets. Vous ne m'aimez pas, j'en ai bien peur. Depuis hier tous vos mouvements, toutes vos paroles ont été considérées et pesées. Et je ne donnerai ma vie qu'à l'homme qui ne mettra d'autre limite à son amour; que celle que j'imposerai moi-même. Commencerai-je une nouvelle et vulgaire intrigue pour des plaisirs éphémères, pour être sacrifiée, peut-être, à des liens plus flatteurs pour la vanité, ou plus utiles aux relations mondaines ? Vous m'avez fait considérer les choses sous un jour nouveau et pénible. En un mot, ma raison est contre vous, et mon cœur profondément blessé par votre conduite. Il vaudrait mieux dans mon état d'esprit actuel ne pas vous voir ce soir. Peut-être en serez-vous heureux ? Je suis malade, malheureuse, j'espère de tout mon cœur qu'une haine universelle sera la suite de mes combats.

 

 

Benjamin C., Lausanne.  Anna L., Amiens