Pour la bonne compréhension de ce texte "ordinaire", rappelons que si l'armistice est intervenu le 11 novembre 1918, le Traité de Versailles n'a été signé que fin juin 1919.

 

Le 18 mars 1919

 

1er Régiment à pied, 20e Batterie

 

Ma petite chérie,

 

Je m'empresse de faire réponse à ton agréable missive que j'attendais avec impatience, car depuis quinze jours je n'avais aucune nouvelle et c'est avec une grande joie que ta dernière a été recueillie, surtout te sachant en peine alors cela me faisait paraître le temps beaucoup plus long, mais comme je te le disais sur une de mes lettres, les beaux jours ramènent la santé et je t'assure que je suis très heureux que tu m'annonces que ta Maman va mieux, cela te permettra de te reprendre un peu.

Je vois toujours que tu n'as pas une confiance très profonde en ta belle-sœur, cependant elle est assez dévouée.

Tu me dis aussi que ta tante Annette a été pour toi d'un grand secours, quelle brave femme tout de même ! Sa vie n'est faite que de services, n'est-ce pas vrai ? Sitôt qu'elle connaît quelqu'un en peine, elle se mettrait en quatre pour lui rendre service ; avec ta mère ce sont deux sœurs, mais non avec ta tante Marie. Je vais te dire que me voilà un peu ancien dans mon nouveau poste, et ce genre de travail ne me déplaît pas, d'autant que je suis mon maître. Non, certainement, je ne regrette pas Souppes, car dans ce pays il y avait de quoi devenir fou, tandis qu'ici, le soir, on peut aller se promener un peu, cela chasse un peu la nostalgie du pays ; et souvent on fait des voyages en auto dans les régions libérées, ce n'est pas très intéressant car c'est pour faire éclater les engins non éclatés pendant les combats, mais on agit avec prudence, car je ne voudrais point me faire sauter la cafetière à la veille de posséder une jolie petite femme, n'est-ce pas ma chérie ? Tu seras mon épouse et cela aussitôt que nous le permettra le temps, il serait même possible de le faire de suite ; je n'en serais que plus heureux, mais je sais que tu ne veux pas d'un mari qui soit loin de toi, tu le veux bien près pour le chérir davantage. Comme tu seras mignonne quand tu seras toute à moi et moi tout entier pour ma petite fauvette, malgré qu'on ait voulu te marier déjà à l'usine, cela ne nous empêchera pas de le refaire nous-mêmes, mais alors pour de bon cette fois. Tu sais, je t'écris cela mais il me semble être dans un rêve, je ne puis croire qu'un jour viendra et nous nous appartiendrons mutuellement.

Je te vois lisant ma lettre, tu vas dire, ça y est, le voilà qui tourne la boussole.

Tu me demandes quand j'irai en perm'. Le plutôt possible, mais pas trop avant la fin avril sans entraves, car ici on ne peut jamais compter si longtemps à l'avance. J'espère autour du 1er mai être auprès de toi, alors cette fois je te mange, je ne t'embrasserai plus, tu vas te penser quand donc ces vingt jours seront-ils finis, car tu sais ce coup-là je vais t'en faire des misères. Surtout que ce sera au printemps, tu vas être belle comme un ange. Qu'est-ce qu'on attend de me renvoyer, cela ferait deux heureux.

 

Je vais terminer ma petite lettre en espérant bientôt de tes bonnes nouvelles.

 

Reçois les meilleurs baisers de

 

 

R. M.

 

 

[les futurs époux approchent l'un et l'autre de la trentaine
La lettre est reproduite en l'état, je n'ai ajouté qu'un peu de ponctuation, et deux "ne", l'un explétif, l'autre négatif.
Sans vouloir entonner l'air bien connu de "c'était mieux avant", on ne pourra s'empêcher d'admirer les beaux résultats des premières lois scolaires de Jules Ferry... et de se livrer à de bien désagréables comparaisons.]