C'était il y a bien longtemps, quasiment sous la Préhistoire. autant dire que c'était en 86-87, aux temps honnis où les Écoles normales, tant bien que mal, assuraient aux futurs instituteurs un viatique suffisant pour affronter trente-sept années et demie d'honnête carrière (les socialistes ont changé tout cela, eux qui, après Pétain, ont osé fermer les EN). Et voilà que dans un de ces sanctuaires laïques, un prof trop attaché à son métier (mais oui, ça existait !) craque, ou plutôt ressent le fort désagrément d'entendre son cœur faire crac boum hue... S'ensuivit une longue période de réadaptation ; elle eut pour cadre un  centre de rééducation situé dans un pittoresque village perché du Var. De là, notre homme écrivit à ses collègues. Humour, tristesse et émotion au rendez-vous. Et puis, au moins deux citations littéraires (Lamartine et Baudelaire, semble-t-il), pas très exactes, mais si congruentes aux propos exprimés...

 

 

 

À ceux qui l'ont fait
À ceux qui ne l'ont pas fait mais qui auraient voulu
et qui n'ont pas pu
ou qui n'ont pas su
À ceux qui ne l'ont pas fait parce qu'ils s'en foutent,
bonjour les Dames, salut les copains,
À toutes et à tous mes vœux les plus sincères pour vos souhaits les plus chers ; j'y ajoute encore : la SANTÉ (on s'en serait bien douté).
Je vous ai écrit personnellement, mais je crains très sincèrement l'oubli involontaire de l'un ou l'une d'entre vous.
Donc, de grâce et par avance, s'il le fallait, pardonnez à cette tête qui n'a plus de cœur cependant que mon cœur qui n'a plus sa tête, bat quand même à l'unisson des vôtres.
J'ai mal au cœur de le dire. J'en aurais trop sur le cœur de le taire
En clair, voici le message :
"C'est parce que j'ai moins de cœur que j'en ai plus".


Je sais ce que je vous dois : merci pour tout.


Je vais bien, autant qu'on puisse le dire dans mon nouvel état : vous jugerez sur pièces dans 26 jours.
Le temps est splendide ; l'hostellerie remarquable. Je marche beaucoup (entre 8 et 12 km chaque jour !).
Le matin, j'ai à pédaler pendant une demi-heure (sous surveillance : monitoring) et l'après-midi, je me tape une demi-heure de kiné (je préférerais me taper la kiné, mais ils veulent pas : paraît que ça fait pas pareil pour le traitement ; les bêtes).
Je n'oublie aucun d'entre vous (ou presque ! Cf. supra ; je n'oublie pas l'EN. Je commence seulement depuis quelques jours à oublier qu'on puisse travailler : c'est long à perdre, les habitudes. C'est avec une grosse envie que je vous dis : à BIENTÔT.

Yvan

Callian, le 9 janvier 1987

Chers vous,


La lettre que vous avez eue, ne vous était pas destinée, mais j'ai tenu à ce que vous l'ayez. Voyez supra comment, pour vous, je l'aurais écrite.
Bon, alors, j'ai eu des délégations, des visites, des cadeaux, des lettres, des bises : enfin tout.


C'était à Grenoble, j'étais bien.

Ici, à C., les premiers temps, j'ai eu de la peine à tenir la route (et c'est pourquoi je suis en retard pour vous écrire).
Vous m'avez beaucoup manqué : alors j'ai joué au Bateau ivre, j'ai erré.
Je réclamais l'EN, si proche et si lointaine...
Torture irréfragable : vous savoir là et ne vous avoir point !
Ce fut TERRIBLE.
Suant, souffrant, suppliant
"On n'entendait au loin sous l'onde et sous l'écho"
que moi ; j'hurlais, je clamais, je délirais :
Ô ma trop belle Héenne, jumelle de Géhenne,
Grandement, j'ai pour toi, tant d'amour, tant de haine
que j'ai raison perdu, aussi cœur pourfendu
Étrangement, pourquoi m'avoir si fort mordu ?
Et moulu, et tordu, rendu, battu, bateau sans marins
Capitaine déchu, je sombrais...
MAIS à l'instar de Zorro, Yvon est arrivé !
courageux énergique, dynamique et fort (surtout en gueule)
Yvon à Yvon, le soleil montrant
"Car aux yeux d'un mourant, que le soleil est beau"
Je me suis engueulé
En ces termes, en ces mots :


Hé, grand couillon,


À force de tirer sur la ficelle, tu vas nous tirer la porte au nez, belle façon de nous tirer la révérence et de tirer un trait sur ta vie. aussi vais-je tirer parti de cette supposition pour te tirer force larmes et ainsi te tirer de la noire tristesse de laquelle tu ne veux pas te tirer ; et il va falloir tirer la conséquence qui, si tu veux t'en tirer sans te tirer des plombs, il ne te reste plus qu'à tirer la langue à la déprime, ou lui tirer la queue ; bref, avec elle, il faut tirer au flanc ou tirer au cul ou alors tirer des bordées, mais vite se tirer d'affaire ; il faut tirer ta flemme et arrête de tirer des plans sur la comète et décide-toi à tirer la conclusion que "tirer pour tirer autant tirer un coup !"
Que la hardiesse du raccourci ne te cache pas la profondeur de la pensée :
Je te propose de tirer à vue sur la mort
pour tirer à vie sur la vie
Seulement, pour rester EN VIE
Il faut en avoir ENVIE"

M'étant morigéné de la sorte, je me calmai.
aussi est-ce dans les sentiments d'un esprit rassuré
et d'un cœur revigoré que je vous adresse
des baisers(1), mes pensers et de vœux de santé

(1). "Baisers" est là pour assurer et le vers, et la rime intérieure de mon tétramètre ! Cependant, SERVITEUR ; hommes, s'abstenir !