Dans ce "texte ordinaire", donné ici en opposition au déversement médiatique ayant accompagné le septantième anniversaire du Débarquement de Normandie, la petite histoire personnelle d'un couple à la dérive (mais nous ne connaissons que la version de l'épouse, femme infidèle) croise la grande Histoire et les soubresauts d'un État qui ne s'est pas encore partout imposé. Il pourrait ne pas être inintéressant d'effectuer une analyse de contenu de cette lettre, en particulier en étudiant l'opposition entre l'abondance des morphèmes Je-Vous, opposés aux rares IL (postés en un seul endroit), l'époux rejeté sinon néantisé.
Last but not least, voici comment écrivait, presque sans erreurs orthographiques, une personne qui n'était "pas allée plus loin" que le Certificat d'Études primaires, obtenu dans les années vingt...

 

"Felix qui potuit rerum cognoscere causas" (Virg., Géorg., 490)

"Le sort des petits comme celui des grands dépend moins d'eux-mêmes que de la conjoncture. Tout autant que les importants, ou se croyant tels, les gens sans importance, ou soi-disant tels, se trouvent impliqués, consciemment ou à leur insu, dans chaque mouvement social du corps auquel ils appartiennent" (Jean Delay, Avant Mémoire, I, p. 13)

 

 

Ce 29 - 12 - 44

 

Bien cher Ami,

 

Enfin de vos chères nouvelles !! Je vous assure que ce n'est pas malheureux ! Si vous saviez comme mon cœur a bondi de joie en reconnaissant votre écriture, aussi je vous réponds tout de suite pour ne pas vous faire languir ; non, je n'ai pas reçue la lettre dont vous me parlez : la dernière que j'ai reçue de vous est arrivée le 15 mai contenant la carte-pain, et je m'excuse beaucoup de ne pas vous avoir remercier tout de suite, mais vous savez que j'ai toujours beaucoup à faire et le temps passe si vite ! Mais en douce que cela nous a rendu bien service croyez-le. surtout à présent, ne vous privez pas car ayant 3 enfants, nous avons droit à une carte supplémentaire et j'en ai largement assez.

Eh bien, pauvre cher Ami, si on parlait un peu de vous ? N'avez-vous pas été blessé ? Vous n'avez donc pas quitté le Finistère pendant tout cet horrible été ? Croyez que j'ai prié Dieu chaque jour pour qu'il vous épargne et je vois qu'il a encore exaucé ma prière, mais je vous assure qu'à un moment, voyant que vous ne m'écriviez plus, j'ai perdu courage, et je n'osais même pas écrire, craignant le pire, ou risquant d'avoir un remords sur la conscience toute ma vie. Mmes Gamon et Jaubert et la tante de Roger me demandaient souvent de vos nouvelles, et me disaient que j'aurais dû écrire à la demoiselle chez qui vous étiez, mais je n'ai pas osé, craignant la catastrophe, enfin à présent on respire mieux, ne croyez-vous pas, oh je sais qu'ils sont tenaces, mais il y a un grand pas de fait, bien que cela ne soit pas encore bien fini. Pourvu qu'il n'y ait pas trop de dégâts de vos côtés, c'est ce que je souhaite et je souhaite aussi que vous retrouviez toute votre chère famille en bonne santé, quand vous pourrez y aller. N'avez-vous pas trop souffert de la faim dans le maquis ? Et à présent, avez-vous ce qu'il vous faut ? Sinon, dites-le moi, je vous ferai un petit paquet, ce sera votre petit cadeau de Noël, un peu en retard mais tant pis.

Alors, les avez-vous vus, les Américains ? Nous oui, figurez-vous qu'un de la Résistance ayant entendu dire qu'ils étaient arrivés à P. (c'était le 20 août), est parti en moto voir si c'était vrai et... en a ramené un derrière lui, pensez l'accueil qu'il a reçu ! Le lendemain, l'auto du cinéma en a amené aussi, et je suis allée les voir à P., j'en ai même photographié deux, toute la ville était pavoisée et on avait un gros poids de moins sur la poitrine, mais avant de voir tout cela, nous avons frisés la mort pas une fois, mais vingt fois, enfin Dieu a protégé notre village, il a été épargné, nous sommes les seuls, car tous les pays de la région ont eu du grabuge. Pensez qu'au village le plus proche, qui n'est qu'à 2 km d'ici, il y en a eu 3 de fusillés, sans compter tous les à-côtés ! Vous savez, il y en a eu des atrocités de nos côtés, je me demande ce qu'il a dû se passer là où vous étiez.

Nous avons passé un été horrible, de plus une chaleur étouffante causée par les bombes jetées dans la montagne, il y a eu des jours où on ne voyait rien devant soi, on aurait dit qu'il y avait du brouillard. Au moment où il s'en passait tant, figurez-vous qu'une nuit j'ai rêvé qu'on vous torturait sous mes yeux, c'était tellement barbare que je me suis réveillée en pleurant et ayant les 3 sueurs ; je vous assure que j'étais mal, heureusement que cela n'a été qu'un mauvais rêve !

Ici, nous allons tous bien, la vie toujours de plus en plus pénible ; les fêtes de Noël se sont passées comme d'habitude (vous savez ce que cela veut dire) et j'ai bien peur que le Jour de l'An soit pareil ; à présent, chaque jour de fête est un supplice et non un jour de joie pour moi, on dit que tout s'habitue mais c'est dure, vous savez ! Il a l'habitude de rentrer de son travail entre 6 1/4 et 6 1/2, l'autre soir à 7 h il n'était pas là et comme j'en faisais la remarque, Yves m'a dit : "Tu languis, toi, qu'il arrive ? Moi pas, tu dois savoir ce qu'il fait quand il est là". C'est pour vous dire l'amour qu'ont ces petits pour leur père. Au mois de juin, il m'a à moitié assommée avec une bouteille et je suis restée quelques jours où je n'étais pas très fière...

Je ne veux pas terminer ma lettre sans vous souhaiter bonne et heureuse année, et surtout une bonne santé et que cette guerre finisse vite.

Votre lettre a mis 9 jours pour arriver.

Nous vous envoyons nos bonnes amitiés. Les petits vous embrassent bien fort, ils étaient fous de joie de voir que vous aviez écrit.

Votre amie,

 

Yvette

 

 

 

 Lettre