Mon chien, c'est quelqu'un, ou glissements de sens - d'un univers sémantique à un autre

 

 

Depuis quelque temps, mon chien m'inquiète...

Il se prend pour un être humain, et je n'arrive pas à l'en dissuader.

Ce n'est pas tellement que je prenne mon chien pour plus bête qu'il n'est...

Mais que lui se prenne pour quelqu'un, c'est un peu abusif ! Est-ce que je me prends pour un chien, moi ?

Quoique...

Quoique... Dernièrement, il s'est passé une chose troublante qui m'a mis la puce à l'oreille ! Je me promenais avec mon chien que je tenais en laisse... Je rencontre une dame avec sa petite fille et j'entends la dame qui dit à sa petite fille :

"Va ! Va caresser le chien !"

Et la petite fille est venue me caresser la main ! J'avais beau lui faire signe, qu'il y avait erreur sur la personne, que le chien, c'était l'autre... la petite fille a continué de me caresser gentiment la main... Et la dame a dit :

- Tu vois qu'il n'est pas méchant !

Et mon chien, lui, qui ne rate jamais une occasion de se taire... a cru bon d'ajouter :

- il ne lui manque que la parole, madame !

Ça vous étonne, hein ? Eh bien, moi, ce qui m'a le plus étonné, ce n'est pas que ces dames m'aient pris pour un chien... Tout le monde peut se tromper ! ... Mais qu'elles n'aient pas été autrement surprises d'entendre mon chien parler... ! Alors là... Les gens ne s'étonnent plus de rien.

Moi, la première fois que j'ai entendu mon chien parler, j'aime mieux vous dire que j'ai été surpris ! C'était un soir... après dîner. J'étais allongé sur le tapis, je somnolais... Je n'étais pas de très bon poil ! Mon chien était assis dans mon fauteuil, il regardait la télévision... Il n'était pas dans son assiette non plus ! Je le sentais !. J'ai un flair terrible... A force de vivre avec mon chien, le chien... je le sens ! Et, subitement, mon chien me dit :

- On pourrait peut-être de temps en temps changer de chaîne ?

Moi, je n'ai pas réalisé tout de suite ! Je lui ai dit :

- C'est la première fois que tu me parles sur ce ton !

Il me dit :

- Oui ! Jusqu'à présent, je n'ai rien dit, mais je n'en pense pas moins !

Je lui dis :

- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Il me dit :

- Ta soupe n'est pas bonne !

Je lui dis :

- Ta pâtée non plus !

Et, subitement, j'ai réalisé que je parlais à un chien... J'ai dit :

- Tiens ! Tu n'es qu'une bête, je ne veux pas discuter avec toi !

Enfin quoi... Un chien qui parle ! Est-ce que j'aboie, moi ? Quoique... Quoique...

Dernièrement, mon chien était sorti sans me prévenir... Il était allé aux Puces, et moi j'étais resté pour garder la maison. Soudain... j'entendis sonner. Je ne sais pas ce qui m'a pris, au lieu d'aller ouvrir, je me suis mis à aboyer ! Mais à aboyer ! Le drame, c'est que mon chien, qui avait sonné et qui attendait derrière la porte, a tout entendu ! Alors, depuis, je n'en suis plus le maître ! Avant, quand je lui lançais une pierre, il la rapportait ! Maintenant, non seulement il ne la rapporte plus, mais c'est lui qui la lance ! Et si je ne la rapporte pas dans les délais... qu'est-ce que j'entends ! Je suis devenu sa bête noire, quoi !

Ah ! mon chien, c'est quelqu'un ! C'est dommage qu'il ne soit pas là, il vous aurait raconté tout ça mieux que moi ! Parce que cette histoire, lorsque c'est moi qui la raconte, personne n'y croit ! Alors que... lorsque c'est mon chien... les gens sont tout ouïe...

Les gens croient n'importe qui !

 

© Raymond Devos, Matière à rire, L'intégrale, 1992 (période 1969-1976), pp. 248-251

 

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.