En ce temps de Toussaint, on peut s'exercer à comparer le texte écrit par Lamartine (dans les conditions ci-dessous rappelées) à celui que Georges Brassens a retenu (et modifié)

 

 

Voilà les feuilles sans sève

Qui tombent sur le gazon ;

Voilà le vent qui s'élève

Et gémit dans le vallon ;

Voilà l'errante hirondelle

Qui rase du bout de l'aile

L'eau dormante des marais ;

Voilà l'enfant des chaumières

Qui glane sur les bruyères

Le bois tombé des forêts.

L'onde n'a plus le murmure,

Dont elle enchantait les bois ;

Sous des rameaux sans verdure

Les oiseaux n'ont plus de voix ;

Le soir est près de l'aurore ;

L'astre à peine vient d'éclore

Qu'il va terminer son tour ;

Il jette par intervalle

Une heure de clarté pâle

Qu'on appelle encore un jour.

L'aube n'a plus de zéphire

Sous ses nuages dorés ;

La pourpre du soir expire

Sur les flots décolorés ;

La mer solitaire et vide

N'est plus qu'un désert aride

Où l’œil cherche en vain l'esquif ;

Et sur la grève plus sourde

La vague orageuse et lourde

N'a qu'un murmure plaintif.

La brebis sur les collines

Ne trouve plus le gazon ;

Son agneau laisse aux épines

Les débris de sa toison ;

La flûte aux accords champêtres

Ne réjouit plus les hêtres

Des airs de joie ou d'amours ;

Toute herbe aux champs est glanée :

Ainsi finit une année,

Ainsi finissent nos jours !

C'est la saison où tout tombe

Aux coups redoublés des vents ;

Un vent qui vient de la tombe

Moissonne aussi les vivants :

Ils tombent alors par mille,

Comme la plume inutile

Que l'aigle abandonne aux airs,

Lorsque des plumes nouvelles

Viennent réchauffer ses ailes

À l'approche des hivers.

C'est alors que ma paupière

Vous vit pâlir et mourir,

Tendres fruits qu'à la lumière

Dieu n'a pas laissé mûrir !

Quoique jeune sur la terre,

Je suis déjà solitaire

Parmi ceux de ma saison,

Et quand je dis en moi-même :

"Où sont ceux que ton cœur aime ?"

Je regarde le gazon.

Leur tombe est sur la colline,

Mon pied la sait ; la voilà !

Mais leur essence divine,

Mais eux, Seigneur, sont-ils là ?

Jusqu'à l'indien rivage

Le ramier porte un message

Qu'il rapporte à nos climats ;

La voile passe et repasse ;

Mais de son étroit espace

Leur âme ne revient pas.

Ah ! quand les vents de l'automne

Sifflent dans les rameaux morts,

Quand le brin d'herbe frissonne,

Quand le pin rend ses accords,

Quand la cloche des ténèbres

Balance ses glas funèbres,

La nuit, à travers les bois,

À chaque vent qui s'élève,

À chaque flot sur la grève,

Je dis : "N'es-tu pas leur voix ?"

Du moins si leur voix si pure

Est trop vague pour nos sens,

Leur âme en secret murmure

De plus intimes accents ;

Au fond des cœurs qui sommeillent,

Leurs souvenirs qui s'éveillent

Se pressent de tous côtés,

Comme d'arides feuillages

Que rapportent les orages

Au tronc qui les a portés !

C'est une mère ravie

À ses enfants dispersés,

Qui leur tend, de l'autre vie,

Ces bras qui les ont bercés ;

Des baisers sont sur sa bouche ;

Sur ce sein qui fut leur couche

Son cœur les rappelle à soi ;

Des pleurs voilent son sourire,

Et son regard semble dire :

"Vous aime-t-on comme moi ?"

C'est une jeune fiancée

Qui, le front ceint du bandeau,

N'emporta qu'une pensée

De sa jeunesse au tombeau :

Triste, hélas ! dans le ciel même,

Pour revoir celui qu'elle aime

Elle revient sur ses pas,

Et lui dit : "Ma tombe est verte !

Sur cette terre déserte

Qu'attends-tu ? Je n'y suis pas !"

C'est un ami de l'enfance,

Qu'aux jours sombres du malheur

Nous prêta la providence

Pour appuyer notre cœur ;

Il n'est plus, notre âme est veuve,

Il nous suit dans notre épreuve

Et nous dit avec pitié :

"Ami, si ton âme et pleine,

De ta joie ou de ta peine

Qui portera ta moitié ?"

C'est l'ombre pâle d'un père

Qui mourut en nous nommant ;

C'est une sœur, c'est un frère,

Qui nous devance un moment.

Sous notre heureuse demeure,

Avec celui qui les pleure,

Hélas ! ils dormaient hier !

Et notre cœur doute encore,

Que le ver déjà dévore

Cette chair de notre chair !

L'enfant dont la mort cruelle

Vient de vider le berceau,

Qui tomba de la mamelle

Au lit glacé du tombeau ;

Tous ceux enfin dont la vie

Un jour ou l'autre ravie,

Emporte une part de nous,

Murmurent sous la poussière :

"Vous qui voyez la lumière,

Vous souvenez-vous de nous ?"

Ah ! vous pleurer est le bonheur suprême,

Mânes chéris de quiconque a des pleurs !

Vous oublier c'est s'oublier soi-même :

N'êtes-vous pas un débris de nos cœurs ?

En avançant dans notre obscur voyage,

Du doux passé l'horizon est plus beau,

En deux moitiés notre âme se partage,

Et la meilleure appartient au tombeau !

Dieu du pardon ! leur Dieu ! Dieu de leurs pères !

Toi que leur bouche a si souvent nommé !

Entends pour eux les larmes de leurs frères !

Prions pour eux, nous qu'ils ont tant aimé !

Ils t'ont prié pendant leur courte vie,

Ils ont souri quand tu les as frappés !

Ils ont crié : "Que ta main soit bénie !"

Dieu, tout espoir ! les aurais-tu trompés ?

Et cependant pourquoi ce long silence ?

Nous auraient-ils oubliés sans retour ?

N'aiment-ils plus ? Ah ! ce doute t'offense !

Et toi, mon Dieu, n'es-tu pas tout amour ?

Mais, s'ils parlaient à l'ami qui les pleure,

S'ils nous disaient comment ils sont heureux,

De tes desseins nous devancerions l'heure,

Avant ton jour nous volerions vers eux.

Où vivent-ils ? Quel astre, à leur paupière

Répand un jour plus durable et plus doux ?

Vont-ils peupler ces îles de lumière ?

Ou planent-ils entre le ciel et nous ?

Sont-ils noyés dans l'éternelle flamme ?

Ont-ils perdu ces doux noms d'ici-bas,

Ces noms de sœur et d'amante et de femme ?

À ces appels ne répondront-ils pas ?

Non, non, mon Dieu, si la céleste gloire

Leur eût ravi tout souvenir humain,

Tu nous aurais enlevé leur mémoire ;

Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain ?

Ah ! dans ton sein que leur âme se noie !

Mais garde-nous nos places dans leur cœur :

Eux qui jadis ont goûté notre joie,

Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur ?

Étends sur eux la main de ta clémence :

Ils ont péché ; mais le ciel est un don !

Ils ont souffert ; c'est une autre innocence !

Ils ont aimé; c'est le sceau du pardon !

Ils furent ce que nous sommes,

Poussière, jouet du vent ;

Fragiles comme des hommes,

Faibles comme le néant.

Si leurs pieds souvent glissèrent,

Si leurs lèvres transgressèrent

Quelque lettre de ta loi,

Ô Père! ô juge suprême !

Ah ! ne les vois pas eux-mêmes,

Ne regarde en eux que toi !

Si tu scrutes la poussière,

Elle s'enfuit à ta voix ;

Si tu touches la lumière,

Elle ternira tes doigts ;

Si ton œil divin les sonde,

Les colonnes de ce monde

Et des cieux chancelleront :

Si tu dis à l'innocence :

"Monte et plaide en ma présence !"

Tes vertus se voileront.

Mais toi, Seigneur, tu possèdes

Ta propre immortalité ;

Tout le bonheur que tu cèdes

Accroît ta félicité. Tu dis au soleil d'éclore,

Et le jour ruisselle encore ;

Tu dis au temps d'enfanter,

Et l'éternité docile,

Jetant les siècles par mille,

Les répand sans les compter.

Les mondes que tu répares

Devant toi vont rajeunir,

Et jamais tu ne sépares

Le passé de l'avenir :

Tu vis ! et tu vis ! les âges,

Inégaux pour tes ouvrages,

Sont tous égaux sous ta main ;

Et jamais ta voix ne nomme,

Hélas ! ces trois mots de l'homme :

Hier, aujourd'hui, demain !

Ô Père de la nature,

Source, abîme de tout bien,

Rien à toi ne se mesure,

Ah ! ne te mesure à rien !

Mets, ô divine clémence,

Mets ton poids dans la balance,

Si tu pèses le néant !

Triomphe, à vertu suprême !

En te contemplant toi-même,

Triomphe en nous pardonnant !

 

Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, mai 1830

 

 

Commentaire de Lamartine

 

Cela fut écrit à la villa Luchesini, dans la campagne de Lucques, pendant l'automne de 1825. La campagne de Lucques est l'Arcadie de l'Italie. En quittant Pise et ses monuments de marbre blanc étincelant sous son ciel bleu, qui font de cette ville un musée en plein soleil, on s'enfonce dans des gorges fertiles où l'olivier, le figuier, le grenadier, le maïs oriental, le peuplier, l'if poudreux, la vigne grimpante, inondent la campagne de végétation. Bientôt ces vallées s'élargissent et deviennent un bassin de quelques lieues de circonférence, dont la ville de Lucques occupe le centre. Ses remparts, ses clochers, ses tours, les toits crénelés de ses palais, jaillissent du sein des arbres : c'est une Florence en miniature. Mais aussitôt qu'on a traversé la capitale, on découvre sur le penchant des montagnes une nature infiniment plus accidentée, plus ombragée, plus arrosée, plus creusée, plus étagée, plus alpestre, plus apennine que la nature en Toscane : les cimes, voilées de châtaigniers et dentelées de roches, se perdent en une hauteur immense dans le ciel. Des ermitages, des couvents, des hameaux, des maisons de chevriers isolés, éclatent de blancheur au milieu des figuiers et des caroubiers presque noirs, sur chaque piédestal de ce rocher, au bord écumant de chaque cascade. Au dessous, cinq ou six villas majestueuses sont assises sur des pelouses entourées de cyprès, précédées de colonnades de marbre entrevues derrière la fumée des jets d'eau ; elles dominent la plaine de Lucques d'un côté, et de l'autre elles s'adossent aux flancs ombragés des montagnes. Des chemins étroits, encaissés par les murs des poderi et par le lit des torrents, mènent en serpentant à ces villas, où les grands seigneurs de Florence, de Pise, de Lucques, et les ambassadeurs étrangers passent dans les plaisirs les mois d'automne. J'habitais un de ces magiques séjours ; je gravissais souvent le matin les sentiers rocailleux qui mènent au sommet de ces montagnes, d'où l'on aperçoit les maremmes de Toscane et de la mer de Pise. Rien n'était triste alors dans ma vie, rien vide dans mon c?ur : un soleil répercuté par les cimes dorées des rochers m'enveloppait ; les ombres des cyprès et des vignes me rafraîchissaient ; l'écume des eaux courantes et leurs murmures m'entretenaient ; l'horizon des mers m'élargissait le ciel et ajoutait le sentiment de l'infini à la voluptueuse sensation des scènes rapprochées que j'avais sous les pieds ; l'amitié, l'amour, le loisir, le bonheur m'attendaient au retour à la villa Luchesini. Je ne rencontrais sur les bords des sentiers que des spectacles de vie pastorale, de félicité rustique, de sécurité et de paix. Des paysages de Léopold Robert, des moissonneurs, des vendangeurs, des bœufs accouplés ruminant à l'ombre, pendant que des enfants chassaient les mouches de leurs flancs avec des rameaux de myrte ; des muletiers ramenant aux villages lointains leurs femmes qui allaitaient leurs enfants, assises dans un des paniers ; de jeunes filles dignes de servir de type à Raphaël, s'il eût voulu diviniser la vie et l'amour, au lieu de diviniser le mystère et la virginité ; des fiancés précédés des pifferari (joueurs de cornemuse), allant à l'église pour faire bénir leur félicité ; des moines, le rosaire à la main, bourdonnant leurs psaumes comme l'abeille bourdonne en rentrant à la ruche avec son butin ; des frères quêteurs, le visage coloré de soleil et de santé, le dos plié sous le fardeau de pain, de fruits, d’œufs, de fiasques d'huile et de vin, qu'ils rapportaient au couvent ; des ermites assis sur leurs nattes au seuil de leur ermitage ou de leur grotte de rocher au soleil, et souriant aux jeunes femmes et aux enfants qui leur demandaient de les bénir : voilà les spectacles de cette nature ; il n'y avait là rien pour la tristesse et la mort. Qu'est-ce qui me ramena donc à cette pensée ? Je n'en sais rien ; j'imagine que ce fut précisément le contraste, l'étreinte de la volupté sur le cœur, qui le presse trop fort et qui en exprime trop complètement la puissance de jouir et d'aimer, et qui lui fait sentir que tout va finir promptement, et que la dernière goutte de cette éponge du cœur qui boit et qui rend la vie est une larme. Peut-être cela fut-il simplement la vue d'une de ces beaux cyprès immobiles se détachant en noir sur le tapis éclatant du ciel, et rappelant le tombeau.

Quoi qu'il en soit, j'écrivis les premières strophes de cette harmonie aux sons de la cornemuse d'un pifferaro aveugle, qui faisait danser une noce de paysans de la plus haute montagne sur un rocher aplani pour battre le blé, derrière la chaumière isolée qu'habitait la fiancée ; elle épousait un cordonnier d'un hameau voisin, dont on apercevait le clocher un peu plus bas, derrière une colline de châtaigniers. C'était la plus belle de ces jeunes filles des Alpes du Midi qui eût jamais ravi mes yeux ; je n'ai retrouvé cette beauté accomplie de jeune fille, à la fois idéale et incarnée, qu'une fois dans la race grecque ionienne, sur la côte de Syrie. Elle m'apporta des raisins, des châtaignes et de l'eau glacée, pour ma part de son bonheur ; je remportai, moi, son image. Encore une fois, qu'y avait-il là de triste et de funèbre ? Eh bien ! la pensée des morts sortit de là. N'est-ce pas que la mort est le fond de tout tableau terrestre, et que la couronne blanche sur ses cheveux noirs me rappela la couronne blanche sur son linceul ? J'espère qu'elle vit toujours dans son chalet adossé à son rocher, et qu'elle tresse encore les nattes de paille dorée en regardant jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari chante, en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cordonnier des Abruzzes : "Pour qui fais-tu cette chaussure ? Est-ce une sandale pour le moine ? Est-ce une guêtre pour le bandit ? Est-ce un soulier pour le chasseur  ? - C'est une semelle pour ma fiancée, qui dansera la tarentelle sous la treille, au son du tambour orné de grelots. Mais, avant de le lui porter chez son père, j'y mettrai un clou plus fort que les autres, un baiser sous la semelle de ma fiancée ! J'y mettrai une paillette plus brillante que toutes les autres, un baiser sous le soulier de mon amour ! Travaille, travaille, calzolaio !"