Gabriel Dheur, poète aux tirages confidentiels, est mort discrètement, et prématurément, d'un cancer. Il a eu le courage de décrire son agonie, dans un Journal si peu connu ! Le résultat, c'est qu'on ne trouve qu'une référence, d'ailleurs indirecte, le concernant, sur la Toile.
À l'intérieur du discours (de retraite) d'un médecin*, on peut en effet lire ceci : "D'ailleurs, (...) dans un ouvrage assez curieux, difficile à lire, intitulé « Journal » (Seghers, édit., Paris, 1956), l'auteur, Gabriel Dheur, dont je n'ai pu percer le pseudonyme, exprime une pensée pour nous à retenir : « Est-ce qu'un homme d'honneur, dit-il, ne devrait pas tout de même chaque soir, avant de s'endormir, se demander si grâce à lui il y a plus ou moins de justice dans le monde qu'il n'y en avait la veille ? ». Vous voyez. C'était quelqu'un de tout à fait dépassé...
Vous n'avez pu percer le pseudo, cher toubib ? Eh bien, je vous en dirai plus un de ces quatre. Pour l'instant, qu'il vous suffise de savoir que G. Dheur était un haut fonctionnaire, très proche d'Emmanuel Mounier et de la Revue Esprit. Pour l'instant, ça suffira.

 

 


Profonde image du temps passé

Les noms d'hier y sont effacés

Et les oiseaux de nos paradis

Et l'orange au jardin de midi

Par cette main que j'aime cueillie.

 

Gabriel Dheur*, D'une presqu'île, Seghers, 1960, 89 p.

 

 

Le lien, qui était devenu erroné, conduisait à www.ch-rouffach.fr/Cedille/Psy16.html. Il s'agissait du numéro 16 (septembre 1999) de La Cédille, magazine des agents et des retraités du Centre Hospitalier de Rouffach (Alsace - Haut-Rhin).

Ce fichier ayant disparu, je dois à la grande amabilité de Monsieur O. Claudel, webmaster du site www.ch-rouffach.fr, de pouvoir le faire "revivre" ci-après :


Psy...
Souvenirs et profession de foi
du dernier des aliénistes
(extraits) -
Discours prononcé à la séance inaugurale du 57e congrès de Psychiatrie et de Neurologie de langue française - Tours, 8 juin 1959

Les Asiles ... ! (le mot a ses titres de noblesse), au fronton desquels on pourrait inscrire, non pas comme certains l'ont trop souvent soutenu et soutiennent encore, le Lasciate ogni speranza du Dante [écrit sur la porte de l'Enfer du Dante, très exactement Lasciate ogni speranza, voi che intrate, laissez toute espérance, Vous qui entrez ici], mais bien plutôt l'Inveni portum [J'ai atteint le port] de je ne sais quel moine, ont été toute mon existence. J'y suis né, il y a sensiblement plus de soixante-dix ans. J'y ai trouvé les meilleurs Maîtres ; je m'y suis fait beaucoup d'amis - parmi nos malades notamment - et si j'ai pu y faire quelque bien, ce que d'aucuns veulent bien admettre, c'est là pour moi, et de beaucoup, la plus grande des satisfactions.
(...) Je me préparais pour ma part à soutenir une thèse sur les «Internements abusifs» (NDLR : nous sommes en 1912) ; sujet qui revient un peu à la mode, mais sous prétexte aujourd'hui de désencombrer les hôpitaux psychiatriques.

Je ne suis pas de ceux, que je n'aime pas, qui brûlent un jour ce qu'ils ont précédemment adoré. Mais me demanderait-on si je soutiendrais aujourd'hui mon argumentation d'alors, je répondrais que plus de quarante années d'expérience m'ont amené à admettre que maints vieillards en état de déchéance intellectuelle involutive, quantité de post-encéphalitiques plus ou moins caractériels, et de comitiaux à crises rares, eux aussi, à tendances quérulentes et irritables, et d'autres malades encore trouvent beaucoup plus de compréhension dans nos Établissements, confiés qu'ils sont à un personnel, subalterne notamment, préparé à les bien comprendre et à les aider, tandis que dans les hospices on se méprend sur leur propos, leur comportement et leurs réactions.

Et je pense en avançant ceci à mon second étage du pavillon Raynier (NDRL : pavillon 25), où quelque soixante-quinze chroniques vivotaient, le plus souvent alités, bien nourris ? (trop bien même puisque l'un d'eux doubla de poids en quelques années), finissant par mourir, d'ictus en général, à un ou deux par an, si bien qu'il faudra dans les trente ans pour - je m'excuse du propos - en liquider le stock ! Confiés à un hospice quelconque, on s'entend souvent dire, au bout de très peu de temps, de ces malades, que, « si l'on avait su, on ne les aurait tout de même pas acceptés, car ils provoquent du désordre dans les dortoirs, cherchant même parfois à entrer dans le lit d'un autre » ; comportement mal interprété et simplement imputable à ce que, en des dortoirs mal éclairés, quand ils le sont ! ces sujets ne retrouvent pas leur couche. Tandis que chez nous (à Rouffach, j'entends, encore), l'unique veilleur de l'étage sait les accompagner aux W.-C. et les ramener à leur lit sans que quiconque ne soit troublé par ces déments. (...)

La solution du désencombrement, nécessaire, j'en conviens, de nos Hôpitaux psychiatriques (ndlr : Rouffach accueille alors 1 415 patients), me semble être la création d'hospices interdépartementaux, psychiatriques eux aussi, de déments irréadaptables sociaux..., euphémisme qui aura vite aussi mauvaise presse que celui de « chroniques » où ils seraient confiés à un personnel issu de nos hôpitaux et à des médecins gérontologues, ne dédaignant pas de s'atteler à la noble tâche de rechercher pour eux également si on ne pourrait pas trouver quelque médication améliorante de leur état de déchéance, et sachant en tout cas manier nos «tranquillisants».

Établissement où l'hospitalisé, souvent alité (ce qui « élève l'aliéné à la dignité de malade », a dit, sauf erreur, Esquirol), pourrait aussi prononcer son Inveni portum. (...)

(...) Rouffach ! Ce fut pour moi le paradis terrestre retrouvé. J'y fus accueilli, en décembre 1918 (?). L'Asile était superbe et avait été bien dirigé par un corps médical allemand, auquel je tiens à rendre hommage du fait.
Le personnel infirmier était déjà de toute première qualité, et je n'eus à combattre chez lui qu'un esprit de discipline, ou du moins de caporalisme vraiment excessif, qui faisait que tout subalterne n'y parlait, au cours du service, aux médecins et surveillants-chefs, qu'à un garde-à-vous agaçant.

À ce détail près, nous nous efforçâmes de maintenir les choses en état.
L'utilisation des bains prolongés et du luminal, voire de l'épouvantable paraldéhyde qui rend insupportable l'atmosphère des salles où on l'emploie, donnait alors aux services de malades même turbulents l'aspect qu'ils tendent à prendre actuellement grâce à l'emploie des psychotropes. Si durant si longtemps la génération qui précéda celle en activité évita de recourir aux calmants et simples tranquillisants, aujourd'hui si nombreux et tellement utilisés, le fait est imputable à ce que nos aînés et nos maîtres soutenaient la thèse que les drogues alors à notre disposition, la morphine et autres dérivés ou combinés de l'opium, notamment, étaient nuisibles à la santé et prédisposaient aux toxicomanies, et qu'à tout prendre « mieux vaut encore la camisole externe que la camisole interne » ; c'était là l'expression même de leur conviction. Et, dans les années 1920-1930, je m'entendis moi-même souvent critiquer et même blâmer pour prôner et employer le Gardénal ! L'avenir dira qui a raison. (...)

Au regard de ma longue carrière (?), je puis affirmer, en engageant ma parole, que pas plus à Dijon, qu'à Rouffach, Charenton ou Bourg, je ne fus jamais témoin de faits permettant d'affirmer qu'il y ait tellement à faire pour humaniser - je ne dis pas améliorer - le régime de nos établissements. Si on prend le terme au sens qui est vraiment le sien, on pourrait laisser supposer que nos aînés et nous-mêmes y tolérions des choses inhumaines. (...) D'ailleurs, (...) dans un ouvrage assez curieux, difficile à lire, intitulé « Journal » (Seghers, édit., Paris, 1956), l'auteur, Gabriel Dheur, dont je n'ai pu percer le pseudonyme, exprime une pensée pour nous à retenir : « Est-ce qu'un homme d'honneur, dit-il, ne devrait pas tout de même chaque soir, avant de s'endormir, se demander si grâce à lui il y a plus ou moins de justice dans le monde qu'il n'y en avait la veille ? » Et je me plais à penser que nos fonctions nous permettent assez souvent de pouvoir nous répondre affirmativement à la question.

 

[* De son vrai patronyme André Fayol (1906-1965), Inspecteur général des finances, décédé prématurément des suites d'un cancer]