Mon esprit triste, et las des textes et des gloses,
Souvent s'en va vers ceux qui, dans leur prime ardeur,
Avec des cris d'amour et des mots de ferveur,
Un jour, les tout premiers, ont dénommé les choses.
Ne sachant rien,
Ils découvraient en s'exaltant
La souffrance, le mal ; ou le plaisir, le bien.
Ils confrontaient, à chaque instant,
Leur âme étonnée et profonde
Avec le monde ;
Ils se gorgeaient les yeux et le cerveau
De visions et de pensers nouveaux ;
Ils dévoraient comme une immense proie
La joie
D'aimer et d'admirer si fort
L'universel accord
De la terre et d'eux-mêmes,
Qu'ils l'affirmaient soudain avec des cris suprêmes.
Ô ces élans captifs dans le muscle et la chair !
Ces sursauts imprimés aux résilles des nerfs !
Tels cris, flèches d'argent de telle âme bandée,
Soudain devenaient mots et atteignaient l'idée ;
D'autres, en hésitant, se nuançaient
De mille teintes imprécises ;
D'autres ployaient, tombaient, se redressaient,
Et tout à coup,
Fermes et nets, ils s'imposaient debout,
Chantant la franche et divine surprise
Des oreilles, des mains, des narines, des yeux,
Devant les fruits, les fleurs, les eaux, les bois, les brises,
Et l'or myriadaire tournoyant des cieux.
Mots liés entre vous, mots tendres ou farouches,
La langue fortement vous expulsait des bouches
Et terme à terme, avec lenteur, vous accordait ;
Elle vous modelait comme les doigts, la glaise ;
L'homme à vous prononcer respirait plus à l'aise,
Et le pas de son corps balancé vous scandait.
Il vous disait, marchant parmi les herbes,
Devant les flots, le jour, sous les astres, la nuit.
Et la réalité se dédoublant ainsi
Toute vivante en son esprit,
Il s'exaltait et s'avançait comme ébloui
Dans ce monde créé par lui :
Le verbe.
[...]

 

Émile Verhaeren (1855-1916), extrait du Verbe, - in La multiple splendeur, 1906