Texte commenté - Classes de Première et Seconde

 

1811. L'empereur présente aux peuples son fils et s'exclame : "L'avenir ! l'avenir ! l'avenir est à moi !" - Le poète réplique que l'avenir n'est à personne, mais à Dieu seul et explique ce qu'est Demain.

 

Oh ! demain, c'est la grande chose !
De quoi demain sera-t-il fait ?
L'homme aujourd'hui sème la cause,
Demain Dieu fait mûrir l'effet.
Demain, c'est l'éclair dans la voile,
C'est le nuage sur l'étoile,
C'est un traître qui se dévoile,
C'est le bélier qui bat les tours,
C'est l'astre qui change de zone,
C'est Paris qui suit Babylone ;
Demain, c'est le sapin du trône
Aujourd'hui, c'en est le velours !


Demain, c'est le cheval qui s'abat blanc d'écume.
Demain, ô conquérant, c'est Moscou qui s'allume,

La nuit, comme un flambeau !


C'est votre vieille garde au loin jonchant la plaine.
Demain, c'est Waterloo ! demain, c'est Sainte-Hélène !

Demain, c'est le tombeau !

 

Vous pouvez entrer dans les villes
Au galop de votre coursier,
Dénouer les guerres civiles
Avec le tranchant de l'acier ;
Vous pouvez, ô mon capitaine,
Barrer la Tamise hautaine,
Rendre la victoire incertaine
Amoureuse de vos clairons,
Briser toutes portes fermées,
Dépasser toutes renommées,
Donner pour astre à des armées
L'étoile de vos éperons !



Dieu garde la durée et vous laisse l'espace ;
Vous pouvez sur la terre avoir toute la place,
Être aussi grand qu'un front peut l'être sous le ciel ;
Sire, vous pouvez prendre, à votre fantaisie,
L'Europe à Charlemagne, à Mahomet l'Asie ;
Mais tu ne prendras pas demain à l’Éternel !

 

© Victor Hugo, in Napoléon II, les Chants du Crépuscule (V, 2) - Pléiade, Œuvres poétiques I, pp. 838-839.

 

Après avoir dit ce que vous savez de l'évolution de Victor Hugo à l'égard de Napoléon, vous montrerez la grandeur épique du passage en étudiant et expliquant son idée générale, ses allusions historiques et leur mise en œuvre par l'art du poète.

 

 

 

Justification pédagogique, s'il en est besoin...

 

Il fut un temps où l'Université aimait à célébrer les grands anniversaires... au baccalauréat. Ainsi en 1921 y donna-t-on à Lyon à composer un dialogue de Napoléon et de Wellington aux Enfers. Si j'ai bonne mémoire, les candidats eurent peur et évitèrent ce sujet qu'ils crurent destiné aux cancres qui ne connaissaient pas leur histoire littéraire.

Ne laissons donc pas passer l'année du bicentenaire de la naissance sans saluer Napoléon. Nous le ferons d'une façon très classique, en prenant un passage de Napoléon II. J'avais eu un moment la tentation de choisir un texte de Hugo moins connu, mais, outre que la plupart des poèmes de Hugo consacrés à l'empereur n'ont pas la puissance de celui-ci et que leur étude n'aurait pas la même valeur pédagogique, je me suis demandé si ce poème que toute une génération a su par cœur était encore souvent lu aujourd'hui.

Restait à découper dans cet ensemble de 216 vers un fragment assez bref pour constituer un sujet d'examen. J'ai choisi la seconde moitié du deuxième développement en résumant le début dans l'énoncé. Il m'a paru qu'il fallait demander à l'élève de préciser les allusions historiques. Il y a là le danger de l'inviter à réciter un cours d'histoire, mais je crois qu'on ne saurait trop, profiter de l'occasion offerte par les circonstances pour rappeler à l'élève qu'histoire et poésie appartiennent ensemble à notre culture, qu'il ne faut pas les compartimenter étroitement, mais l'inviter à utiliser ses connaissances historiques en littérature et éventuellement son goût de la poésie en histoire.

En principe, ce fragment de 36 vers serait trop long pour un commentaire. Mais il forme un ensemble. Qu'y faire? On appellera ce travail commentaire ou étude d'ensemble, comme on jugera bon !

 

 

Présentation générale

 

Le poème Napoléon II a paru pour la première fois dans le tome VII de Paris ou le Livre des Cent et un, chez Ladvocat, en 1832, daté du 4-5 août. C'était une sorte de publication où les auteurs édités par le célèbre libraire de l'époque romantique collaboraient pour l'aider dans ses difficultés financières. Il trouva sa place au début (V) des Chants du Crépuscule en  1835, suivant de peu Dicté après juillet 1830 (1), À la Colonne (II) et Hymne (III) où le poète glorifie les héros des Trois glorieuses et se rallie à la Monarchie libérale de Louis-Philippe.

Il a été écrit sous le coup de l'émotion provoquée par la mort du fils de Napoléon, survenue à Vienne, le 22 juillet 1832 et qui, aux dires de Heine, fit pleurer même de jeunes républicains.

Napoléon II est un long poème qui comprend six développements. Dans le 1er l'homme prédestiné présente au monde stupéfait, comme une apparition, son fils nouveau-né et s'écrie :

L'avenir ! l'avenir ! l'avenir est à moi !

Le second développement lui répond vigoureusement et amorce l'idée essentielle de tout l'ensemble :

Non, l'avenir n'est à personne !
Sire, l'avenir est à Dieu !

et après deux strophes sur le mystère de l'avenir, il est consacré à Demain. III, IV, V méditent longuement sur le destin tragique du Roi de Rome qu'un cosaque emporta tout effaré ; sur les soirées d'exil où Napoléon pensait à son fils ; sur leur mort. Enfin le poète rêve sur les tempêtes des révolutions (VI).

Hugo a évité la monotonie en variant inlassablement la métrique des différentes parties.

 

 

Hugo et Napoléon

 

Si l'on en croit le Journal de l'exil d'Adèle Hugo, les premiers vers de son père auraient été :

Le grand Napoléon
Combat comme un lion.

On conçoit assez bien que le futur poète, emporté pendant son enfance, comme une feuille, par l'ouragan impérial, lui ait consacré son premier vers. Mais on sait comment les enfants Hugo souvent séparés de leur père, officier de l'Empire, ont été élevés par leur mère vendéenne, brouillée avec son mari, liée avec Lahore, parrain de Victor, qui prit part à la conspiration du général Malet en 1812 et y succomba, dans l'hostilité au régime impérial. Le jeune "jacobite" voit dans Buonaparte(1) un fléau dont Dieu se sert pour châtier les peuples, un despote, un tyran (mars 1822). Cependant dans les Deux Iles(2) (juillet 1825) il se montre plus sensible à la grandeur poétique de ce destin exceptionnel, il tient la balance presque égale entre l'Acclamation et l'Imprécation des peuples.

Puis l'évolution s'accélère. Dans À la Colonne (février 1827)(3) il défend contre l'Autriche les titres de la noblesse impériale. Entre temps il s'est, après la mort de sa mère, réconcilié avec son père, le comte Hugo, lieutenant-général des armées du Roi, à qui il dédiera les Voix Intérieures (1837).  Dans les Orientales (1829) il consacre à Napoléon Bounaberdi(4) (nom de Bonaparte orientalisé) et Lui(5) et il le compare à un géant, à un soleil, à un volcan. Sans renier ses fidélités essentielles, il écrit dans les Feuilles d'Automne : Napoléon, ce Dieu dont tu seras le prêtre. Enfin dans les Chants du Crépuscule (À la Colonne)(6), Hugo s'indigne que la Chambre ait refusé à la cendre de Napoléon la colonne Vendôme. Le voici donc prêt à célébrer le Roi de Home, en qui il met un temps ses espoirs politiques.

Rappelons pour mémoire qu'un peu plus tard, Hugo décrira, en reporter magistral, le retour des Cendres en 1840 (Choses vues) et évoquera encore les défaites impériales, Russie et Waterloo, dans l'Expiation des Châtiments, où sa haine de Napoléon III égalera son admiration (avec la réserve du 18 Brumaire) pour Napoléon 1er.

 

 

Composition

 

Les quatre strophes citées comportent deux développements. Les deux premières présentent presque toujours en formules ou allusions brèves et incisives des définitions ; Demain, c'est apparaît comme un leitmotiv. Le mouvement des deux dernières a un caractère différent. Une immense phrase s'engage, scandée par Vous pouvez pour s'achever brutalement par le dernier vers qui à lui seul contredit et équilibre les seize vers précédents.
Hugo a fait alterner deux strophes de douze octosyllabes successivement avec deux strophes de six vers, mais si l'une a été allégée au 3e et au 6e vers et ne comporte que six pieds, la dernière ne contient que des alexandrins. La disposition des rimes pour le premier type est : abab cccd eced, pour le second aabccb.

 

 

L'idée morale

 

La résonance du passage tire sa force, comme maint poème de Hugo, d'une idée générale très simple, même banale : l'avenir, c'est l'inconnu. Mais ici elle reçoit un aspect religieux et moral dans l'opposition entre la fragilité de l'homme, même le plus puissant et Dieu, maître de toutes les destinées. Bien que l'auteur ne l'ait pas explicité ici, il apparaît aussi que Dieu châtie dans Napoléon l'orgueil humain. La brutalité des formules survenant après l'illusion orgueilleuse. qui éclate au début du poème, le tu final rabaissant le conquérant le laissent suffisamment entendre. Mais cette idée morale et religieuse frappe l'esprit, car pour la mettre en relief, le poète, tel le Dieu des Oraisons funèbres de Bossuet, se sert d'un grand exemple historique.

 

 

L'Histoire poésie

 

Le texte révèle un tissu historique, particulièrement serré, obtenu d'abord évidemment par les noms propres de pays ou d'hommes rappelant des événements historiques, particulièrement bien choisis, mais aussi par des mots ou des expressions évocateurs d'histoire à un degré plus vague, mais aussi poétique. Relevons-les, les uns et les autres.
V. 7. Un traître. On sait le rôle que la trahison de Talleyrand, de certains maréchaux ont joué dans l'échec de Napoléon, soit en fait, soit dans la conscience de l'Empereur et de ses soldats.
V.8. Le bélier. Il s'agit d'une allusion à la machine de guerre antique qui ébranlait les fortifications. Le mot donne une couleur militaire et ancienne au passage.
V. 10. Babylone, la cité florissante, puis battue, envahie et détruite.
V. 11-12. Sapin et velours. Les contemporains connaissaient cette image employée par Napoléon lui-même devant le Corps législatif en 1814 : "Le trône en lui-même n'est qu'un assemblage de quelques pièces de bois recouvertes de velours. Le trône, c'est un homme, et cet homme, c'est moi".
V. 14-18. Voici des allusions plus précises à l'incendie de Moscou (septembre 1812), à Waterloo, 18 juin 1815, à l'exil de Sainte-Hélène. Celle du vers 16, votre vieille garde, moins précise, suggère les pertes de la retraite de Russie. En 1813, Napoléon pour suppléer à ces pertes dut mobiliser de jeunes soldats, les "Marie-Louise".

La troisième strophe évoque l'entrée dans les villes prises, thème militaire souvent illustré par les peintres. On peut voir dans dénouer les guerres civiles (v. 21) une allusion au Treize Vendémiaire et surtout à l'arbitrage entre le Roi Charles IV et son fils Ferdinand qui permit l'intervention de l'Empereur en Espagne (1808).
V. 24. Barrer la Tamise hautaine fait allusion au Blocus continental destiné à fermer le continent aux vaisseaux anglais et à leurs marchandises. Mais la Tamise ne fut pas vraiment barrée.

Dans le vocabulaire, cheval, coursier, éperons, clairons restent dans le registre militaire, mais l'étoile rappelle surtout cette étoile qui gardait Napoléon et qu'il évoquait volontiers.

Enfin le vers 35 élargit l'horizon en citant Charlemagne, le grand Empereur que Charles Quint voudra imiter dans Hernani, et l'immense empire conquis par Mahomet dans un autre continent. Il faut voir une allusion au destin impérial de Napoléon et aussi à ses projets de jeune général tenté par l'Orient.

 

 

L'Art du poète

 

Le seul choix. de ces noms, de ce vocabulaire contribue à la grandeur épique du passage, mais il nous faut encore analyser les éléments proprement littéraires qui les orchestrent.

Les deux premiers vers, avec leur vocabulaire très vague, appartiennent au procédé fréquent de Hugo qui multiplie volontiers interjections et questions. Déjà les images de la végétation sème, mûrir révèlent les termes abstraits, cause, effet. Puis les images se multiplient, d'abord maritimes ou atmosphériques, voile, nuage, éclair, étoile, puis militaires, comme nous l'avons vu, traître et bélier, puis célestes avec le zodiaque astre et zone, historique avec Babylone et trône. F. Gregh dans Victor Hugo (p. 194) critique cette fin de la première strophe où le retour en arrière à aujourd'hui lui paraît rompre le développement.

Le cheval ... blanc d'écume, le flambeau nous paraissent plus banals, mais quelle ampleur dans C'est votre vieille garde au loin jonchant la plaine !

Ce qu'il faut admirer dans la troisième strophe, c'est son mouvement, son allure qui s'accélère jusqu'à la fin avec la répétition de vous pouvez, mais aussi ces infinitifs au début de brefs octosyllabes, dénouer, barrer, briser. C'est aussi le rythme, le choix et la place des mots. Le v. 22 donne l'impression de l'envol avec ô mon capitaine ; au contraire le vers suivant avec ses trois a (barrer la Tamise) du début et le hiatus de hautaine a quelque chose de massif.

Remarquons comment le concret se mêle dans ces images constamment à l'abstrait (v. 27-28 par exemple) et admirons la transposition étonnante des vers 29-30. L'éperon en forme d'étoile du chef devient un astre qui guide les armées. Est-ce une sorte d'hypallage, comme certains l'ont dit ? Faut-il voir là surtout une preuve du pouvoir mythologique de Hugo ? À votre aise.

À  ce mouvement enflammé que servaient bien les octosyllabes, succède une strophe plus apaisée, plus solennelle, où le raisonnement se fait plus grave, non sans l'image hugolienne du front ; un vers d'un rythme un peu différent (v. 34), plus léger, puis un vers coupé fortement et enfin éclate, avec son tu sévère, le dernier vers sur lequel se clôt le développement et par lequel est scellé le destin de l'Empereur. On sait comment dans tant de poèmes, l'Enfant des Orientales, Mors des Contemplations, Aymerillot de la Légende des Siècles, Hugo a aimé équilibrer un long développement par un vers ou deux placés brusquement à la fin en antithèse.

Si quelques rimes peuvent paraître contestables ou faibles (chose, cause ; Babylone, trône ; ciel et Éternel), nous admirerons surtout l'étonnante virtuosité du poète qui a su donner à ses vers l'allure la plus diverse, agencer ses strophes, ses rimes triples comme capitaine, hautaine, incertaine ; fermées, renommées, armées avec un art étonnant.

 

 

Conclusion

 

 Ce poème, qui aurait pu couronner une œuvre déjà longue, n'est chez Hugo qu'un chef-d'œuvre de jeunesse, que le point de départ, l'amorce, le coup d'essai de celui qui déploiera ses longues méditations sur le destin, en particulier des morts trop jeunes, dans les Contemplations et qui tant de fois nous donnera, comme en se jouant, le sens de la grandeur épique dans la Légende des Siècles.

 

Notes

 

(1) Odes et Ballades, I, 11.
(2) Ibid., III, 6.
(3) Id., III, 7.
(4) XXXIX.
(5) XL.
(6) II.

 

© Rambert-Jean George (1911-2004), Agrégé de l'Université (1924), Maître de conférence à la Faculté des lettres de l'Université Lyon-II, in Les Humanités Hatier n° 450, novembre 1969

 


 

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