Le célèbre poème "L'Impossible", de Jules Laforgue, est ici suivi d'un commentaire inspiré et remarquablement solide.

 


Je puis mourir ce soir ! Averses, vents, soleil
Distribueront partout mon cœur, mes nerfs, mes moelles.
Tout sera dit pour moi ! Ni rêve, ni réveil.
Je n'aurai pas été là-bas, dans les étoiles !


En tous sens, je le sais, sur ces mondes lointains,
Pèlerins comme nous des pâles solitudes,
Dans la douceur des nuits tendant vers nous les mains,
Des Humanités sœurs rêvent par multitudes !

Oui ! des frères partout ! (Je le sais, je le sais !)
Ils sont seuls comme nous. - Palpitants de tristesse,
La nuit, ils nous font signe ! Ah ! n'irons-nous jamais ?
On se consolerait dans la grande détresse !

Les astres, c'est certain, un jour s'aborderont !
Peut-être alors luira l'Aurore universelle
Que nous chantent ces gueux qui vont, l'Idée au front !
Ce sera contre Dieu la clameur fraternelle !

Hélas ! avant ces temps, averses, vents, soleil
Auront au loin perdu mon cœur, mes nerfs, mes moelles,
Tout se fera sans moi ! Ni rêve, ni réveil !
Je n'aurai pas été dans les douces étoiles !

 

Jules Laforgue

1ème rédaction : 1880. 1ère publication : Œuvres Complètes (Mercure de France) : 1903

 

 

 

 

Commentaire de texte court : classe de Première

 

En élaborant un commentaire composé de ce texte, vous essaierez de définir le sens et l'écho profonds des nostalgies et des hantises du poète.

 

 

INTRODUCTION

 

Le poème que Laforgue a intitulé "l'Impossible" nous ferait d'abord songer, par son titre même et par la nostalgie d'un ailleurs qui s'y exprime, à une inspiration baudelairienne ou mallarméenne. Mais on en reconnaît bien vite la source propre qui lui donne une portée métaphysique : son thème fondamental est en effet celui de la nullité de l'homme perdu dans l'immensité de la création, à qui échappe le sens de l'univers et de sa vie. Et tandis que Baudelaire célébrait parfois la mort comme une libération, c'est ici l'idée même de la mort qui révèle l'absurdité de notre existence. Quant à Mallarmé, s'il savait la vanité de tout départ, il restait cependant hanté par "le chant des matelots", tandis que Laforgue se sent rivé à sa prison terrestre.

Nous cernerons donc l'originalité du sentiment de Laforgue devant la mort en montrant comment l'horreur qu'elle inspire devient d'emblée hantise métaphysique et révélation d'une solitude irrémédiable, en dépit d'une sorte de comédie de l'espoir et de la fraternité que le poète semble se jouer sans illusion d'ailleurs. Nous tenterons alors de confirmer le caractère particulier de ce texte en esquissant quelques autres comparaisons, à quoi nous sommes d'autant plus instamment invités qu'il développe un thème essentiel de notre commune condition, forcément abordé par d'autres poètes.

 

I. L'HORREUR DE LA MORT

 

1. La hantise du non-être et le sentiment de la fatalité

 

Le poème découle d'une première hantise qui frappe toute conscience dès qu'elle envisage la réalité de la mort: l'obsession du néant. Un être vivant et possédant une conscience intime de sa singularité, ne serait-ce qu'à travers son identité physique, doit se penser réduit à une matière inerte et indistincte ; voilà le premier scandale :


[ ... ] Averses, vents, soleil
Distribueront partout mon cœur, mes nerfs, mes moelles.

Les termes choisis pour définir le moi du poète soulignent l'abolition de ce qui fait par excellence son caractère vivant et singulier ; ils désignent les organes moteurs du corps humain en même temps que le siège du sentiment, de ce qui vit au plus intime de nous-mêmes. Enfin l'affreuse réalité de la mort détruit jusqu'aux images consolantes de certaines fables :


[ ... ] Ni rêve, ni réveil.

L'idée de la destruction de soi est d'autant plus désarmante qu'outre le sentiment de son échéance certaine - et l'on passe brusquement du "Je puis mourir" au futur prophétique "distribueront" - elle révèle aussi le caractère imprévisible de la mort : par un cruel caprice elle peut venir dès "ce soir", sans ménagement. Laforgue, éprouvé par la maladie, se savait peut-être condamné, mais dans un accès de mélancolie, voilà que la fin du jour lui représente soudain, comme s'il ne l'avait jamais imaginée vraiment, la fin de sa vie. Ainsi ressent-il cette mort comme une force fatale, c'est-à-dire aveugle et inhumaine, dont le mystère échappe entièrement à notre entendement. Sa cruauté incompréhensible se manifeste surtout par la frustration qu'elle nous inflige, par le refus qu'elle oppose à notre soif de savoir, de découvrir les vérités qui nous manquent : c'est là ce que dans le contexte de la première et de la dernière strophes sous-entendent les quatrième et vingtième vers :


Je n'aurai pas été là-bas, dans les étoiles.
Je n'aurai pas été dans les douces étoiles.

 

2. Le sentiment de l'absurde

 

C'est ici que naît le sentiment de l'absurde : la mort prive la vie de tout sens. Elle est signe d'un inachèvement - nous sommes à l'opposé des poètes qui y voient un terme, un but et cet inachèvement livre notre existence au non-sens. Cette absurdité s'accuse et se confirme dans la mesure où c'est la Création tout entière qui dès lors apparaît soumise à d'impassibles lois physiques, réduite aux mouvements aveugles de la matière, dont l'homme participe lui aussi. Les agents de cette mort sont en effet les forces inconscientes et cycliques de la nature - le soleil, ailleurs source de vie, œuvrant ici dans le même sens que le vent destructeur. L'idée de ce mouvement cyclique et perpétuel nous est en effet suggérée par le balancement du rythme ternaire et la solidarité phonétique des trois mots "averses", "vents", "soleil", la consonne initiale du second et du troisième se trouvant appelée par les sonorités majeures du premier. Voilà donc notre pauvre Laforgue livré à la ronde aveugle des saisons et retournant à la poussière.

Dès lors les organes qui recélaient la vie la plus intime apparaissent aussi comme un simple assemblage de matière, susceptible de se désagréger, de subir les transformations de la matière. En d'autres termes, le poète découvre qu'il n'est lui-même que matière et non pas une créature une et indivisible, vivante et singulière, comme nous l'avons déjà remarqué. Sa conscience n'aura donc été qu'un luxe éphémère.et illusoire, elle ne lui aura permis que d'assister impuissant et écartelé au spectacle d'un monde dont Dieu est absent ou qu'il a mal fait.

 

 

II. LA SOLITUDE HUMAINE

 

C'est alors que le poète découvre un autre malheur, celui de la solitude : les lois du monde et le sens de la vie lui échappant, il se voit enfermé en lui-même, comme isolé entre les murs que lui opposent ses ignorances, et abandonné de Dieu. La solitude est en somme une conséquence de son infirmité et du non-sens de la création ; ce n'est pas un mal distinct de celui de la mort auquel il ne ferait que s'ajouter pour parachever le destin cruel du poète.

 

1. L'homme égaré dans le temps et dans l'espace

 

C'est en effet une image toute pascalienne de l'homme que nous retrouvons ici : Laforgue ressent à ton tour l'effroi qu'inspire "le silence éternel" des "espaces infinis". Nous le découvrons d'abord perdu dans l'infini des temps, dans la mesure où le poème nous renvoie à un futur indéterminé, c'est-à-dire à "ces temps" le pluriel suggérant le flou chronologique où l'univers pourrait connaître une vaste révolution :


Les astres, c'est certain, un jour s'aborderont !

Et l'insistance des futurs de la prophétie accuse le vertige dans la troisième strophe.

Ces évocations temporelles se conjuguent, dans la deuxième strophe, avec celle de la profondeur des nuits interstellaires et de l'immense nudité des espaces lunaires démultipliés. En donnant ainsi libre cours à son imagination, Laforgue ferait presque figure de poète visionnaire, si le désespoir ne freinait le déploiement de la vision qui n'est pas développée pour elle-même, et si l'important dans cette vision n'était pas son caractère insensé, l'illusion qu'elle trahit.

 

2. Une solitude universelle

 

Cette immensité spatiale et temporelle qui accuse la solitude du poète en devient aussi le miroir, puisqu'il la projette en elle et qu'elle ne fait que lui renvoyer sa propre image :


Pèlerins comme nous des pâles solitudes,

ce que redit le vers 10 : "Ils sont seuls comme nous". À sa déploration fait écho l'imploration des mains tendues par les hommes des autres planètes, à son rêve de voyage dans les étoiles répond la marche des pèlerins de l'espace, ce terme de pèlerin impliquant la quête d'un idéal, d'un absolu. Ces frères parcourent le pays sans âme des Pierrots de Laforgue qui sont en effet des créatures fort ressemblantes à leur géniteur. Cette image de la quête et du voyage est précisée encore par les "signes" qu'envoient ces naufragés de l'espace, égarés dans la nuit intersidérale qui est celle de leur ignorance et de leur impuissance, et qui figure comme une mer de perdition. De fait, l'expression "la grande détresse" est dérivée du vocabulaire de la navigation pour exprimer ici le désarroi métaphysique de l'homme sans recours.

On saisit là le travail de l'imagination poétique, la transformation symbolique qu'elle fait subir aux mouvements célestes des astres qu'on a d'ailleurs souvent comparés à des vaisseaux, comme le rappellerait encore l'emploi du verbe "s'aborder" : ces mouvements figurent donc des humanités en marche, de même que le clignotement des étoiles devient un signal d'alarme ou d'amitié, en évoquant aussi la palpitation de ces cœurs lointains.

 

 

III. LE RÊVE IMPOSSIBLE

 

Pourtant le poète exalte cette fraternité des solitaires comme un salut possible. Claude Roy avait peut-être raison d'affirmer dans sa Défense de la Littérature qu'effectivement le partage d'une même solitude constitue déjà une première forme de communion, mais il reste que l'exaltation de Laforgue ne va pas sans un certain paradoxe. Son élan est miné de l'intérieur avant même qu'il revienne à l'amer démenti de la première strophe. Et sans doute n'est-il pas dupe de cette exaltation dont l'accent triomphal laisse percer encore quelques intonations plaintives qu'il ne réprime jamais tout à fait.

 

1. L'illusion lyrique

 

Les termes mêmes qui expriment le rêve de fraternité sont là pour en trahir la vanité. Si le verbe "rêver", par exemple, est employé au vers 8 comme synonyme d'"espérer", il laisse aussi en écho l'idée d'une illusion trompeuse ; "palpitants" qui sous-entend vie, ardeur, forme avec "tristesse" une alliance de mots significative, de même que le rapprochement entre "nuit" et "signe", entre "pâles solitudes" et "douceur des nuits" : ces incompatibilités sont trop évidentes pour que l'auteur n'en soit pas conscient, et l'on y sent comme une sourde dérision qui nie l'élan d'exaltation. De même, les prophéties de Laforgue constituent des affirmations trop gratuites et trop péremptoires pour résonner comme des professions de foi : l'on y verrait plutôt comme un effort d'"autosuggestion" dont le poète, une, fois encore, ne saurait être tout à fait dupe. Par là nous sommes du reste avertis que ce n'est pas la nostalgie des temps futurs qui blesse le cœur du poète : ce serait faire un contresens sur le texte que d'y lire une telle aspiration ; il nous renvoie à des temps trop lointains pour que nous nous arrêtions à cette interprétation. Ce qu'il désire en fait à travers son rêve insensé - si insensé qu'il nous dit déjà son échec - c'est de découvrir une vérité qui lui donne la clef de la vie.

On s'étonne aussi de le voir si impatient de connaître ses frères des autres planètes quand il en a ici-bas qui prêchent déjà l'aurore universelle ; il semble en fait s'en détourner avec quelque dédain; les appelant péjorativement "ces gueux". Peut-être est-ce une allusion aux Communards curieusement exécrés par la plupart des artistes ou "intellectuels" de l'époque.

 

2. Une fraternité incertaine

 

Laforgue ne souffre en réalité que d'un mal métaphysique. La libération matérielle de l'homme ne l'intéresse pas. Il ne retient de la cause socialiste que son athéisme militant. Il n'adhère pas vraiment au combat de ces gueux, il leur emprunte seulement une expression accordée à son univers cosmique : l' "Aurore universelle". Sans doute ne voyait-il en eux, comme les bourgeois de l'époque, qu'une canaille débraillée, noyée dans l'inconscience, trop soucieuse des seules jouissances matérielles ou nourrissant un idéalisme illusoire. Et lui qui sait que tout est vain prend ses distances à l'égard de ces misérables créatures qui osent croire encore à des rêves insensés quand elles ne sont pas livrées à l'Instinct. Bref il y a divorce entre le scepticisme et le dédain qui percent dans le vers 15 - l'expression "qui vont, l'Idée au front" a quelque chose de caricatural - et l'élan exalté de la quatrième strophe. Et comment ne pas relever encore une autre contradiction entre des certitudes si hautement proclamées - l'affirmation "je le sais" revient trois fois dans le texte, renforcée par le "c'est certain" - et le besoin pressant de se prouver l'existence de ses frères lointains en allant à leur rencontre ? Que ne suffisent-elles à le guérir de son mal ?

 

 

IV. UNE EFFUSION DISCRÈTE

 

Du reste Laforgue lui-même avoue qu'il ne gagnerait guère à réaliser son rêve :


On se consolerait dans la grande détresse !

Voilà un vœu somme toute assez modeste. Il désirait d'abord aller "là-bas, dans les étoiles" comme pour s'arracher aux fatalités du monde, pour trouver un séjour vivable et il ne s'agit plus que d'échanger une dérisoire compassion, de s'abandonner à de vains épanchements : c'est du moins en ce sens que la discrétion du "on", remplaçant prosaïquement un "nous", ainsi que du conditionnel, nous fait entendre le vers. Cette discrétion marque du reste tout le poème : Laforgue use du langage le plus simple, sur un ton parfois enfantin et ne s'abandonne pas plus aux cris outrés de l'espoir qu'à ceux du désespoir. Le prosaïsme et le dénuement de la forme seraient un signe du dénuement et de la faiblesse du poète, comme le caractère insensé du rêve reflète l'ingénuité de son cœur.

 

1. Un langage sans apprêt

 

Hormis la deuxième strophe qui, à elle seule, constitue toute une phrase, le poème se compose essentiellement de propositions courtes, construites autour des verbes les plus courants : être, faire, dire, aller, et quelques autres également très usités. Même simplicité dans le choix des substantifs : ils sont si neutres qu'on ne saurait en isoler aucun pour lui réserver un commentaire particulier, si ce n'est la valeur imagée de "détresse", que nous avons déjà remarquée, ou la litote du mot "tristesse" que Laforgue emploie à la manière des enfants qui en usent pour désigner n'importe quelle douleur. C'est de même une intonation enfantine qui nous touche dans le vers 4 : la banalité du verbe, le vague de "là-bas", prolongé, par la coupe et redoublé par le vague du rejet "dans les étoiles", la sonorité ascendante de la liquide finale soutenue par un large appui vocalique et la terminaison féminine, tout cela crée le flou d'un simple rêve d'enfant, dans lequel s'estompe le petit cri de désarroi sur lequel s'ouvrait le poème, quand le poète découvrait brusquement le néant de la vie. Notons encore que Laforgue nous impose, par une virgule, de ne pas forcer l'allitération entre rêve et réveil : mieux vaut faire sentir ici la légèreté des voyelles ouvertes et des fricatives.

 

2. Un lyrisme tempéré

 

Certes le mouvement des deuxième, troisième et quatrième strophes s'anime et s'affermit avec une certaine vigueur en comparaison des deux autres, mais la rupture n'est pas totale : la seconde qui ne constitue qu'une seule phrase, conserve, par la continuité des sonorités consonantiques où alternent les dentales, les liquides et les nasales, par l'allitération entre "pèlerins" et "pâles", ainsi que par ses vocalismes assourdis, une tonalité douce et fondue. Si la ponctuation de la troisième indique un mouvement plus impatient, l'on note cependant une sorte d'assagissement dans le quatrième vers dont nous avons déjà relevé la tournure discrète, à quoi s'ajoute la caresse des sifflantes et des nasales. Plus ample et plus vivace encore apparaît sans doute la quatrième strophe - d'où la chute plus brutale de la dernière - mais remarquons là encore le recul prudent du "c'est certain" à "peut-être alors" et l'abondance des voyelles dans les deuxième et quatrième vers où elles équilibrent les sonorités en r, en tempèrent la violence. Aussi pourrait-on fort bien proclamer ces vers sur un ton prophétique tout en faisant émaner d'eux une douceur naïve. Enfin le dur retour à la réalité dans la dernière strophe se fait cependant sans révolte : on y relève au contraire la légèreté vocalique et rythmique du vers 18 qui se décompose - tout comme le second, du reste - en deux vers de 8 et 4 pieds, comme s'il s'estompait peu à peu ; l'hémistiche : "Tout se fera sans moi" est de même une version allégée de celui de la première strophe auquel il fait écho, tandis que le dernier vers confirme l'intonation élégiaque du quatrième puisque les résonances de l'adverbe "là-bas" et plus encore de l'épithète "douces" interdisent de les proférer l'un et l'autre comme un cri.

 

 

CONCLUSION

 

Le charme et l'émotion de ce poème tiennent donc à cette pudeur et à cette candeur du ton qui voilent une angoisse profonde et sans remède. Tout en feignant de déplorer la fragilité et la brièveté de la vie, d'exalter les merveilles des temps futurs - et en mettant son poème à la portée de tous grâce à ces thèmes communs ainsi que par la netteté de sa construction - Laforgue glisse des ambiguïtés subtiles, des dissonances secrètes qui donnent à son texte un écho poignant, éveillent le sentiment vertigineux du néant de l'homme dans l'univers et du non-sens de la matière toute-puissante qui régit le cycle aveugle de la vie.

En somme, il renverse l'argumentation de Pascal : tout ce qui pour ce dernier devait conduire le libertin à Dieu contribue ici à dénoncer Dieu ou à le nier. Laforgue retrouve aussi le sentiment qu'exprimait Diderot en méditant sur les ruines - "Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le temps qui dure". - ou en évoquant, dans Le Rêve de D'Alembert, le flux perpétuel de la matière et de la vie. Mais du moins Diderot avait-il foi dans l'évolution de l'espèce humaine, dans ses progrès futurs, foi que Laforgue ignore. Il ignore aussi les consolations que trouvait Ronsard dans la foi chrétienne et dans sa gloire posthume, et, à la différence d'un Villon, il appréhende moins la douleur physique que la disparition de l'être singulier et assoiffé de connaissance qu'il avait conscience d'incarner. Il ferait peut-être songer davantage au facétieux Boris Vian du recueil Je Voudrais pas Crever, encore que celui-ci soit moins sensible aux angoisses métaphysiques et voue jusqu'au bout un ardent et sensuel amour à la vie. On pourrait enfin lui trouver une autre postérité en Jules Supervielle, lequel cultive cependant un humour plus discret, plus feutré, et s'inquiète moins de la mort elle-même que des affres de la solitude et de la communion, ou de l'usure du temps.

Laforgue a donc su exprimer de façon toute personnelle un sentiment commun que toute une époque a revécu selon la philosophie pessimiste de Schopenhauer, et si cette pièce était destinée à figurer dans Le Sanglot de la Terre, le premier recueil que le poète avait projeté de publier, on constate qu'elle est déjà débarrassée des maladroites véhémences et des lourdeurs philosophiques que certains ont pu reprocher à ses œuvres de jeunesse. C'est déjà là un poème de la veine des Complaintes, et il suffit de se référer à l'édition de Pascal Pia dans le Livre de Poche pour se rendre compte qu'il a bénéficié des corrections d'un poète désormais aguerri et en pleine possession de ses moyens.

 

© A. Zotos, Agrégé de l'Université, Professeur au Lycée du Portail Rouge (Saint-Étienne), in Les Humanités classiques n° 478, septembre 1972

 

Sur Alexandre Zotos (né en 1939), on pourra consulter :

http://www.leprogres.fr/sortir/2014/01/01/alexandre-zotos-traduit-la-poesie-des-balkans-en-recueils-et-livres-d-art

 

 


 

 

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