Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une beauté géniale aux œuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n’eussions trouvée qu’ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n’a qu’à ajouter à un Ancien qu’il restitue plus ou moins fidèlement, des morceaux qui, signés d’un nom contemporain et publiés à part, paraîtraient seulement agréables : aussitôt il donne une émouvante grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs siècles. Ce traducteur n’était capable que d’un livre médiocre, si ce livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une traduction, il semble celle d’un chef-d’œuvre. Le passé non seulement n’est pas fugace, il reste sur place. Ce n’est pas seulement des mois après le commencement d’une guerre que des lois votées sans hâte peuvent agir efficacement sur elle, ce n’est pas seulement quinze ans après un crime resté obscur qu’un magistrat peut encore trouver les éléments qui serviront à l’éclaircir ; après des siècles et des siècles, le savant qui étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps d’Hérodote et qui dans l’appellation donnée à une roche, dans un rite religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense, immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique, émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans l’esprit qui les dirigeait. Je devais la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu plus tard au salon. Car je n’y étais pas allé tout de suite.

En quittant le vestibule, j’avais dit à M. de Guermantes que j’avais un grand désir de voir ses Elstir. «Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il donc de vos amis ? Je suis fort marri car je le connais un peu, c’est un homme aimable, ce que nos pères appelaient l’honnête homme, j’aurais pu lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre compagnie». Fort peu ancien régime quand il s’efforçait ainsi de l’être, le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M’ayant demandé si je désirais qu’il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s’effaçant gracieusement devant chaque porte, s’excusant quand, pour me montrer le chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le temps où Saint–Simon raconte qu’un ancêtre des Guermantes lui fit les honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l’accomplissement des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu’à nous, être jouée par bien d’autres Guermantes pour bien d’autres visiteurs. Et comme j’avais dit au duc que je serais bien aise d’être seul un moment devant les tableaux, il s’était retiré discrètement en me disant que je n’aurais qu’à venir le retrouver au salon.

Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j’oubliai tout à fait l’heure du dîner ; de nouveau comme à Balbec j’avais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n’était que la projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme les images lumineuses d’une lanterne magique laquelle eût été, dans le cas présent, la tête de l’artiste et dont on n’eût pu soupçonner l’étrangeté tant qu’on n’aurait fait que connaître l’homme, c’est-à-dire tant qu’on n’eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant qu’aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde m’intéressaient plus que les autres en ce qu’ils recréaient ces illusions d’optique qui nous prouvent que nous n’identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que nous n’avons devant nous qu’un pan de mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès lors n’est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l’impression, de représenter une chose par cette autre que dans l’éclair d’une illusion première nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d’objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.

Les gens qui détestaient ces «horreurs» s’étonnaient qu’Elstir admirât Chardin, Perroneau, tant de peintres qu’eux, les gens du monde, aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu’Elstir avait pour son compte refait devant le réel (avec l’indice particulier de son goût pour certaines recherches) le même effort qu’un Chardin ou un Perroneau, et qu’en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments anticipés d’œuvres de lui. Mais les gens du monde n’ajoutaient pas par la pensée à l’œuvre d’Elstir cette perspective du Temps qui leur permettait d’aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu’au cours de leur vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu’ils jugeaient un chef-d’œuvre d’Ingres et ce qu’ils croyaient devoir rester à jamais une horreur (par exemple l’Olympia de Manet) diminuer jusqu’à ce que les deux toiles eussent l’air jumelles. Mais on ne profite d’aucune leçon parce qu’on ne sait pas descendre jusqu’au général et qu’on se figure toujours se trouver en présence d’une expérience qui n’a pas de précédents dans le passé.

Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et d’une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fête populaire au bord de l’eau où il n’avait évidemment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n’était pas seulement un modèle habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu’il aimait, comme autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires — et parfaitement ressemblants — de Venise, à faire figurer dans ses peintures ; de même encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d’une œuvre préférée le nom chéri de l’archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de l’eau avait quelque chose d’enchanteur. La rivière, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu’Elstir avait découpé dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d’une femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de l’essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la toile d’une voile arrêtée, dans l’eau du petit port, dans le ponton de bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux que j’avais vus à Balbec, l’hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu’Elstir théoricien, qu’Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter : «Il n’y a pas de gothique, il n’y a pas de chef-d’œuvre, l’hôpital sans style vaut le glorieux portail», de même j’entendais : «La dame un peu vulgaire qu’un dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n’y a pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans les regards du peintre». Or celui-ci avait su immortellement arrêter le mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et avait cessé de danser, où l’arbre était cerné d’un pourtour d’ombre, où les voiles semblaient glisser sur un vernis d’or. Mais justement parce que l’instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée donnait l’impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait bientôt s’en retourner, les bateaux disparaître, l’ombre changer de place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout autre il est vrai, de ce qu’est l’instant, dans quelques aquarelles à sujets mythologiques, datant des débuts d’Elstir et dont était aussi orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu’à» cette manière-là, mais pas plus loin. Ce n’était certes pas ce qu’Elstir avait fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été pensé ôtait sa froideur. C’est ainsi que, par exemple, les Muses étaient représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce fossile mais qu’il n’eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier montagneux. Quelquefois un poète, d’une race ayant aussi une individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des créatures d’espèces différentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d’une longue course en montagne, qu’un Centaure, qu’il a rencontré, touché de sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d’une autre, l’immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer, avec une exactitude qui donne plus que l’heure, jusqu’à la minute qu’il est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive des ombres. Par là l’artiste donne, en l’instantanéisant, une sorte de réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate au passé défini.

Pendant que je regardais les peintures d’Elstir, les coups de sonnette des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m’avaient bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà depuis très longtemps finit — moins rapidement il est vrai — par m’éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor tire Bartholo de son sommeil. J’eus peur qu’on m’eût oublié, qu’on fût à table et j’allai rapidement vers le salon. À la porte du cabinet des Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne sais, l’air d’un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect qu’il eût mis aux pieds d’un roi. Je sentis à son air qu’il m’eût attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j’avais apporté au dîner, alors surtout que j’avais promis d’être à onze heures chez M. de Charlus.

Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain était le jour de sortie d’elle et de lui, qu’il pourrait passer toute la journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de mauvaise humeur. Il m’accueillit au contraire avec une joie évidemment en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère, inspirée et par son estomac qu’un tel retard avait affamé, et par la conscience d’une impatience pareille chez tous ses invités lesquels remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu’on m’avait attendu près de trois quarts d’heure. Le duc de Guermantes pensa sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne l’aggraverait pas, et que la politesse l’ayant poussé à reculer si longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me persuader que je n’étais pas en retard et qu’on n’avait pas attendu pour moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le dîner et si certains invités n’étaient pas encore là, comment je trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses tiraillements d’estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement je m’aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu’à ce jour — sauf le stage dans le salon de Mme Swann — avais été habitué chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m’entouraient, entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d’une sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d’une rose), ne me dirent bonjour qu’en coulant vers moi de longs regards caressants comme si la timidité seule les eût empêchées de m’embrasser. Beaucoup n’en étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des mœurs ; beaucoup, non toutes, car les plus vertueuses n’avaient pas pour celles qui étaient légères cette répulsion qu’eût éprouvée ma mère. Les caprices de la conduite, niés par de saintes amies, malgré l’évidence, semblaient, dans le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu’on avait su conserver. On feignait d’ignorer que le corps d’une maîtresse de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré intact.

Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à qui il n’avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu le même genre de respect qu’aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas connaître ses convives n’avait aucune importance, sinon pour eux, du moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de l’effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu’ils feraient sur moi.

Tout d’abord, d’ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au moment même, en effet, où j’étais entré dans le salon, M. de Guermantes, sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m’avait mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il semblait dire : «Voici votre ami, vous voyez je vous l’amène par la peau du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n’avait cessé de m’adresser avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît pas. Comme c’était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m’avançant de façon à ne pas avoir à répondre jusqu’à ce que la présentation m’eût tiré d’embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l’air d’être pressée de s’en débarrasser et que je dise enfin : «Ah ! madame, je crois bien ! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés !» J’étais aussi impatient de savoir son nom qu’elle d’avoir vu que je la saluais enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de Guermantes s’y prit si mal, au moins à mon avis, qu’il me sembla qu’il n’avait nommé que moi et que j’ignorais toujours qui était la pseudo-inconnue, laquelle n’eut pas le bon esprit de se nommer tant les raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires. En effet, dès que je fus auprès d’elle elle ne me tendit pas sa main, mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si j’eusse été aussi au courant qu’elle des bons souvenirs à quoi elle se reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être son fils, allait regretter de n’avoir pu venir. Je cherchai parmi mes anciens camarades lequel s’appelait Albert, je ne trouvai que Bloch, mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j’avais devant moi puisque celle-ci était morte depuis de longues années. Je m’efforçais vainement à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en pensée. Mais je ne l’apercevais pas mieux, à travers le jais translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que le sourire, qu’on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si j’étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans l’obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour dire que je n’étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise pour moi en faisant mille frais auxquels ne m’avaient jamais habitué les autres amis de mes parents. Enfin le mot de l’énigme me fut donné par le duc : «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C’étaient ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand’mère et à moi, quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors je compris tout, la dame présente n’avait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai l’espèce de la bête. C’était une Altesse. Elle ne connaissait nullement ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fût-il, qu’elle ne le méprisait pas. À vrai dire, les sourires auraient pu me le faire deviner, j’avais vu la princesse de Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en donner à ma grand’mère, comme à une biche du Jardin d’acclimatation. Mais ce n’était encore que la seconde princesse du sang à qui j’étais présenté, et j’étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits généraux de l’amabilité des grands. D’ailleurs eux-mêmes n’avaient-ils pas pris la peine de m’avertir de ne pas trop compter sur cette amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m’avait fait tant de bonjours avec la main à l’Opéra-comique, avait eu l’air furieux que je la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un louis à quelqu’un, pensent qu’avec celui-là ils sont en règle pour toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore plus contrastés. Enfin j’ai connu, on le verra, des altesses et des majestés d’une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans Sardou.

Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c’est que le fait qu’il y ait dans une réunion quelqu’un d’inconnu à une Altesse royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C’était cette même hâte que Saint–Loup avait mise à se faire présenter à ma grand’mère. D’ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui s’appelle la politesse mondaine et qui n’est pas superficiel, mais où, par un retournement du dehors au dedans, c’est la superficie qui devient essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent négligés, au moins par l’un d’eux, de la charité, de la chasteté, de la pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la princesse de Parme qu’à la troisième personne.

À défaut d’être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse, qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où tout d’ailleurs devait être homogène, isolée qu’elle était du reste du monde, entre les parois polies, dans l’atmosphère, étouffante comme un soir d’été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d’un coup à ce que je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une sorte d’arrivée fragmentaire et sans avoir bougé ; c’était, dans l’algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation à cette inconnue. Mais si j’avais depuis des années — comme un parfumeur à un bloc uni de matière grasse — fait absorber à ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la princesse, que j’aurais été jusque-là convaincu être au moins la Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l’aide de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y incorporer à la place l’image d’une petite femme noire, occupée d’œuvres, d’une amabilité tellement humble qu’on comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames, elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le quartier de l’Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au nom de Parme qu’à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à la Chartreuse où meurt Fabrice qu’à la salle des pas perdus de la gare Saint–Lazare.

Son amabilité tenait à deux causes. L’une, générale, était l’éducation que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée à toutes les familles royales de l’Europe, mais encore — contraste avec la maison ducale de Parme — plus riche qu’aucune princesse régnante) lui avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes orgueilleusement humbles d’un snobisme évangélique ; et maintenant chaque trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de ses bras semblaient répéter : «Rappelle-toi que si Dieu t’a fait naître sur les marches d’un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser ceux à qui la divine Providence a voulu (qu’elle en soit louée !) que tu fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire, sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de Juliers dès 647 ; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch qu’Edmond de Rothschild ; ta filiation en ligne directe est établie par les généalogistes depuis l’an 63 de l’ère chrétienne ; tu as pour belles-sœurs deux impératrices. Aussi n’aie jamais l’air en parlant de te rappeler de si grands privilèges, non qu’ils soient précaires (car on ne peut rien changer à l’ancienneté de la race et on aura toujours besoin de pétrole), mais il est inutile d’enseigner que tu es mieux née que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux que la bonté céleste t’a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c’est-à-dire des secours en argent, même des soins d’infirmière, mais bien entendu jamais d’invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action bienfaisante».

Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les signes extérieurs du langage muet, qu’elle ne se croyait pas supérieure aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun cette charmante politesse qu’ont avec les inférieurs les gens bien élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m’offrait tous ces services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli professionnel, les anciens domestiques.

Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d’achever les présentations, m’avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom je lui dis que j’avais passé devant son château, non loin de Balbec. «Oh ! comme j’aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d’un ton senti, tout pénétré du regret de l’occasion manquée d’un plaisir tout spécial, et elle ajouta avec un regard insinuant : «J’espère que tout n’est pas perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c’eût été le château de ma tante Brancas ; il a été construit par Mansard ; c’est la perle de la province». Ce n’était pas seulement elle qui eût été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n’eût pas été moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m’assura cette dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que les grands maintiennent les hautes traditions de l’hospitalité seigneuriale, par des paroles qui n’engagent à rien. C’était aussi parce qu’elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l’interlocuteur, à lui donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu’il crût qu’il flattait ceux à qui il écrivait, qu’il honorait ses hôtes, qu’on brûlait de le connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d’eux-mêmes existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité individuelle compensatrice d’un défaut, non pas, hélas, chez les amis les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de l’aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d’être individuel ; cultivé par l’éducation, entretenu par l’idée d’une grandeur propre qui ne peut craindre de s’humilier, qui ne connaît pas de rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît à en faire, il est devenu le caractère générique d’une classe. Et même ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans leur cœur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur gesticulation.

— C’est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.

Pendant que j’étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d’agitation : c’était le comte Hannibal de Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n’avait pas eu le temps de s’informer des convives et quand j’étais entré au salon, voyant en moi un invité qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer, il installa son monocle sous l’arcade cintrée de ses sourcils, pensant que celui-ci l’aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d’homme j’étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des femmes vraiment supérieures, ce qu’on appelle un «salon», c’est-à-dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de mettre en vue la découverte d’un remède ou la production d’un chef-d’œuvre. Le faubourg Saint–Germain restait encore sous l’impression d’avoir appris qu’à la réception pour le roi et la reine d’Angleterre, la duchesse n’avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes d’esprit du faubourg se consolaient malaisément de n’avoir pas été invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d’approcher ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu’il y avait aussi M. Ribot, mais c’était une invention destinée à faire croire qu’Oriane cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de Saxe, s’était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des raouts. Au souvenir de tant d’imprévu, qu’il approuvait d’ailleurs pleinement, étant lui-même autant qu’un ornement et, de la même façon que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que j’étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on lui avait parlé ; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli ; mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté, celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane décidément n’en faisait pas d’autres et savait l’art d’attirer les hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien entendu, sans quoi elle l’eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en appétit non seulement par le bon dîner qu’il était sûr de faire, mais par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n’était pas encore fixé sur le point de savoir si c’était moi dont on venait d’expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel, grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier devant moi les révérences, les signes d’intelligence, les sourires filtrés par son monocle ; soit dans l’idée fausse qu’un homme de valeur l’estimerait davantage s’il parvenait à lui inculquer l’illusion que pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée n’étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficulté d’exprimer sa satisfaction, dans l’ignorance de la langue qu’il devait me parler, en somme comme s’il se fût trouvé en présence de quelqu’un des «naturels» d’une terre inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les démonstrations d’amitié ni pousser comme eux de grands cris, de troquer des œufs d’autruche et des épices contre des verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la main du duc de Châtellerault que j’avais déjà rencontré chez Mme de Villeparisis, de laquelle il me dit que c’était une fine mouche. Il était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busqué, les points où la peau de la joue s’altère, tout ce qui se voit déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et le XVIIe siècle. Mais comme je n’aimais plus la duchesse, sa réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature d’un peintre que j’aurais longtemps étudié, mais qui ne m’intéressait plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de mes phalanges qui n’en sortirent que meurtries, je les laissai s’engager dans l’étau qu’était une poignée de mains à l’allemande, accompagnée d’un sourire ironique ou bonhomme du prince de Faffenheim, l’ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von. Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de la longueur d’un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s’explique que des hommes, cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou» pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit moins ce qu’ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition d’une syllabe. Ainsi deux sœurs, la comtesse de Montpeyroux et la vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d’une énorme grosseur, ne s’entendaient jamais appeler, sans s’en fâcher le moins du monde et sans que personne songeât à en sourire, tant l’habitude était ancienne, que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec des larmes à sa sœur : «On me dit que «Petite» est très mal». Mme de l’Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement les oreilles, on ne l’appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois on se contentait d’ajouter un a au nom ou au prénom du mari pour désigner la femme. L’homme le plus avare, le plus sordide, le plus inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla ; mais ce sont là seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons toujours, si l’occasion s’en présente, expliquer quelques-unes.

Ensuite je demandai au duc de me présenter au prince d’Agrigente. «Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s’écria M. de Guermantes, et il dit mon nom à M. d’Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité par Françoise, m’était toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les rayons obliques d’un soleil d’or, les cubes roses d’une cité antique dont je ne doutais pas que le prince — de passage à Paris par un bref miracle — ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde désinvolture qu’il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d’une œuvre d’art qu’il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d’elle, sans peut-être l’avoir jamais regardée. Le prince d’Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier et qui pût faire penser à Agrigente, que c’en était à supposer que son nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu le pouvoir d’attirer à soit tout ce qu’il aurait pu y avoir de vague poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l’enfermer après cette opération dans les syllabes enchantées. Si l’opération avait eu lieu, elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu’il se trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d’Agrigente et peut-être l’homme au monde qui l’était le moins. Il était d’ailleurs fort heureux de l’être, mais comme un banquier est heureux d’avoir de nombreuses actions d’une mine, sans se soucier d’ailleurs si cette mine répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle s’appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s’achevaient les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon entrée au salon, n’avaient duré que quelques instants, et que Mme de Guermantes, d’un ton presque suppliant, me disait : «Je suis sûre que Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l’une à l’autre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d’un mouvement assez gauche et timoré, donna (ce qu’il aurait bien voulu faire depuis une heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu’on pouvait servir.

Il faut ajouter qu’un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause principale de la défaite de Napoléon, était d’une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces : «Quel malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu’elle n’ait jamais pu marier ses enfants. — Mais, mon oncle, l’aînée a épousé M. de Grouchy. — Je n’appelle pas cela un mari ! Enfin, on prétend que l’oncle François a demandé la cadette, cela fera qu’elles ne seront pas toutes restées filles».

Aussitôt l’ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire, multiple et simultané, les portes de la salle à manger s’ouvrirent à deux battants ; un maître d’hôtel qui avait l’air d’un maître des cérémonies s’inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle : «Madame est servie», d’un ton pareil à celui dont il aurait dit : «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans l’assemblée, car ce fut d’un air folâtre, et comme l’été à Robinson, que les couples s’avancèrent l’un derrière l’autre vers la salle à manger, se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied poussaient derrière eux leur chaise ; la dernière, Mme de Guermantes s’avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que j’éprouvasse l’ombre de la timidité que j’aurais pu craindre, car, en chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile, voyant sans doute que je m’étais mis du côté qu’il ne fallait pas, elle pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements précis et nobles. Je leur obéis avec d’autant plus d’aisance que les Guermantes n’y attachaient pas plus d’importance qu’au savoir un vrai savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant ; d’autres portes s’ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l’arrivée tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les rouages en action.

C’est timide et non majestueusement souverain qu’avait été ce signe du duc, auquel avait répondu le déclenchement de cette vaste, ingénieuse, obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L’indécision du geste ne nuisit pas pour moi à l’effet du spectacle qui lui était subordonné. Car je sentais que ce qui l’avait rendu hésitant et embarrassé était la crainte de me laisser voir qu’on n’attendait que moi pour dîner et qu’on m’avait attendu longtemps, de même que Mme de Guermantes avait peur qu’ayant regardé tant de tableaux, on ne me fatiguât et ne m’empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet continu. De sorte que c’était le manque de grandeur dans le geste qui dégageait la grandeur véritable, cette indifférence du duc à son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en lui-même mais qu’il voulait honorer.

Ce n’est pas que M. de Guermantes ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n’eût même des ridicules d’homme trop riche, l’orgueil d’un parvenu qu’il n’était pas. Mais de même qu’un fonctionnaire ou qu’un prêtre voient leur médiocre talent multiplié à l’infini (comme une vague par toute la mer qui se presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s’appuient, l’administration française et l’église catholique, de même M. de Guermantes était porté par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes n’eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelqu’un, comme c’était mon cas, paraissait susceptible d’être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s’il est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.

Quand il voulait faire plaisir à quelqu’un, M. de Guermantes avait ainsi pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre forme. Il eût fait atteler pour m’emmener faire seul avec lui une promenade avant dîner. Telles qu’elles étaient, on se sentait touché par ses façons comme on l’est, en lisant des Mémoires du temps, par celles de Louis XIV quand il répond avec bonté, d’un air riant et avec une demi-révérence, à quelqu’un qui vient le solliciter. Encore faut-il, dans les deux cas, comprendre que cette politesse n’allait pas au delà de ce que ce mot signifie.

Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de l’étiquette, si bien, dit Saint–Simon, qu’il n’a été qu’un fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant l’impossibilité d’arriver à une entente, on préfère convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain étranger que dehors, en plein air, pour qu’il ne soit pas dit qu’en entrant dans le château l’un a précédé l’autre ; et l’Électeur palatin, recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la main, d’être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu’il s’agit d’un sentiment profond, des choses du cœur, le devoir, si inflexible tant qu’il s’agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la mort de ce frère, une des personnes qu’il a le plus aimées, quand Monsieur, selon l’expression du duc de Montfort, est «encore tout chaud», Louis XIV chante des airs d’opéras, s’étonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l’air si mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire, dans les préoccupations, dans l’emploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le même contraste : les Guermantes n’éprouvaient pas plus de chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité véritable était moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d’enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme.

L’autre raison de l’amabilité que me montra la princesse de Parme était plus particulière. C’est qu’elle était persuadée d’avance que tout ce qu’elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d’une qualité supérieure à tout ce qu’elle avait chez elle. Chez toutes les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s’il en avait été ainsi ; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus ordinaires, elle ne se contentait pas de s’extasier, elle demandait la permission d’envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder l’espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s’informer d’un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d’œillets laquelle n’était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu’ils avaient obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses était factice et destiné à montrer qu’elle ne tirait pas de la supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en revanche, c’est en toute sincérité qu’elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait marcher que de surprises en délices. D’une façon générale d’ailleurs, mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d’esprit, les Guermantes étaient assez différents du reste de la société aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m’avaient donné au premier aspect l’impression contraire, je les avais trouvés vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce que préalablement j’avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que j’avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l’imagination parce qu’ils ressemblaient plus à leurs pareils qu’à leur nom, pouvaient ensuite, quoique à un moindre degré, offrir à l’intelligence certaines particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur d’un rose spécial, allant quelquefois jusqu’au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un certain brillant de l’intelligence, car, si l’on disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi l’esprit des Guermantes comme l’esprit des Mortemart — une certaine qualité sociale plus fine dès avant Louis XIV, et d’autant plus reconnue de tous qu’ils la promulguaient eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l’onyx, ou plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les flancs de l’agate-mousse.

Les Guermantes — du moins ceux qui étaient dignes du nom — n’étaient pas seulement d’une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils étaient aussi différents en tout cela d’un homme du monde quelconque que celui-ci d’un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait : n’ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu’ils le dissimulent, quand ils nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l’hirondelle ou l’inclinaison de la rose, de penser : ils sont d’une autre race que nous et nous sommes, nous, les princes de la terre ? Plus tard je compris que les Guermantes me croyaient en effet d’une race autre, mais qui excitait leur envie, parce que je possédais des mérites que j’ignorais et qu’ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore j’ai senti que cette profession de foi n’était qu’à demi sincère et que chez eux le dédain ou l’étonnement coexistaient avec l’admiration et l’envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était double ; grâce à l’une, toujours en action, à tout moment, et si par exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une silhouette de lui-même, faite de l’équilibre instable de mouvements asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit exprès, soit parce qu’ayant été souvent cassée à la chasse elle imprimait au torse, pour rattraper l’autre jambe, une déviation à laquelle la remontée d’une épaule faisait contrepoids, pendant que le monocle s’installait dans l’œil, haussait un sourcil au même moment où le toupet des cheveux s’abaissait pour le salut ; l’autre flexibilité, comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la coquille ou le bateau, s’était pour ainsi dire stylisée en une sorte de mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d’où sortait, chez les femmes, une voix rauque, rappelait l’origine fabuleuse enseignée au XVIe siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu’ils prétendaient quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d’une nymphe par un divin Oiseau.

Les Guermantes n’étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel qu’au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l’époux aux idées surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche quand ils se promenaient en voiture parce qu’elle était de moins bon sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait, absent, l’objet des railleries de la famille et d’anecdotes toujours nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de l’aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force d’être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose d’autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout l’intelligence et étaient en politique si socialistes qu’on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d’assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi tantôt dans l’antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui n’aimait que la lecture et n’avait point de respect humain, d’aller dîner chez sa belle-sœur quand sonnaient huit heures et de se décolleter pour cela.

Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premières d’entre elles, et comme elle multimillionnaires, le sacrifice à d’ennuyeux thés-dîners en ville, raouts, d’heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller jusqu’à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maître d’hôtel de Mme de Guermantes dît toujours : «Madame la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu’à l’intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n’avait pensé à le prier de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté jusqu’à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle entendait seulement «Madame» et que l’appendice verbal qui y était ajouté n’était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n’était pas muette. Or, chaque fois qu’elle avait une commission à donner à son mari, elle disait au maître d’hôtel : «Vous rappellerez à Monsieur le duc..».

Le génie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Mais les premiers — même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes — traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la famille s’exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments identiques on voyait tout d’un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d’une domestique : «On sent qu’elle a un bon fond, c’est une fille qui n’est pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement restée toujours dans le droit chemin». À ces moments-là le génie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal, une sorte d’insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie carthaginois de la famille Barca), et par quoi j’avais été plusieurs fois saisi d’un battement de cœur, dans mes promenades matinales, quand, avant d’avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle du fond d’une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une circonstance qui avait été loin d’être indifférente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d’aussi bon sang que les Guermantes, tout l’opposé d’eux (c’est même par sa grand’mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c’était la seule chose qui importât). Non seulement les Courvoisier n’assignaient pas à l’intelligence le même rang que les Guermantes, mais ils ne possédaient pas d’elle la même idée. Pour un Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c’était avoir la dent dure, être capable de dire des méchancetés, d’emporter le morceau, c’était aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l’architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l’intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu’on ne fût pas de leur monde, être intelligent n’était pas loin de signifier «avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l’intelligence était l’espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam forçaient les portes des salons les plus respectés, et on savait chez les Courvoisier qu’il finissait toujours par vous en cuire d’avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes assertions des gens intelligents qui n’étaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu’un ayant dit une fois : «Mais Swann est plus jeune que Palamède. — Du moins il vous le dit ; et s’il vous le dit soyez sûr que c’est qu’il y trouve son intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu’on avait fait passer d’abord celle-ci puisqu’elle était l’aînée : «Mais est-elle même l’aînée ?» avait demandé Mme de Gallardon, non pas positivement comme si ce genre de personnes n’avaient pas d’âge, mais comme si, vraisemblablement dénuées d’état civil et religieux, de traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les petites chattes d’une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d’ailleurs en un sens l’intégrité de la noblesse à la fois grâce à l’étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur cœur. De même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément parce qu’ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre dont s’occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites leur importait peu. Certaines femmes qui n’avaient pas un rang très élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies, aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l’on est peu au courant des «père et mère», un excellent et élégant article d’importation. Il pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre, reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l’indignation des Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n’aimaient pas à frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et un thème d’inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de Villebon prenait exactement l’expression qu’il eût dû prendre si elle avait eu à réciter le vers :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.

vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la comtesse G..., mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en cachette qu’elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes recevait une femme qui n’était même pas de la deuxième société, à Châteaudun. «Ce n’est vraiment pas la peine que ma cousine soit si difficile sur ses relations, c’est à se moquer du monde», concluait Mme de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement pas davantage :

Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance.

Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance», rime d’espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme G... ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G... elle doua Mme de Villebon d’un prestige tel, d’ailleurs purement imaginaire, que, quand la fille de Mme G..., qui était la plus jolie et la plus riche des bals de l’époque, fut à marier, on s’étonna de lui voir refuser tous les ducs. C’est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu’elle avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait véritablement qu’un mari pour sa fille : un fils Villebon.

Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l’art, infiniment varié d’ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n’étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n’eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s’il n’était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d’un acier qu’il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du cœur. C’est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection l’amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré qu’à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui, petite s’il se fût agi d’une passe d’armes, semblait énorme pour une poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d’un bras tendu dans toute sa longueur, avait l’air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c’était vous ou sa propre main qu’il saluait. Certains Guermantes n’ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie chaque fois qu’ils vous rencontraient. Étant donné qu’ils n’avaient plus à procéder à l’enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les résultats, l’insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s’expliquer que par l’automatisme qu’avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu’ils pensaient posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient vainement essayé de s’assimiler ce salut scrutateur et s’étaient rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche, c’était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu’elle avait fort haut jusqu’à la ceinture, qui faisait pivot) restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu’elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d’une longueur à peu près égale. Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l’amabilité par la reprise des distances (qui était d’origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n’étaient qu’une feinte d’un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu’on recevait d’elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le «corps» de la lettre pouvait contenir des phrases qu’on n’écrirait, semble-t-il, qu’à un ami, mais c’est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d’être celui de la dame, car la lettre commençait par : «monsieur» et finissait par : «Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués». Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c’était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa sœur, de l’intimité qui existait entre elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations qu’elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n’était plus qu’une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractère intime n’entraînait pourtant pas plus d’intimité entre vous et l’épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de Simiane.

Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières fois «mon cher ami», «mon ami», ce n’étaient pas toujours les plus simples d’entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu’au milieu des rois et, d’autre part, étant «légères», prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d’elles faisait plaisir et dans leur corruption l’habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu’elles pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu’on eût eu une trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu’un jeune Guermantes dit en parlant de la marquise de Guermantes «la tante Adam», les Guermantes étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu’on se transmettait des parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière particulière de préparer les confitures. C’est ainsi qu’on a vu la poignée de main de Saint–Loup se déclancher comme malgré lui au moment où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison spéciale — ce qui arrivait du reste assez rarement — était présenté à quelqu’un du sous-groupe Saint–Loup, se creusait la tête, devant ce minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de l’inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il était bien étonné d’apprendre qu’il ou elle avait jugé à propos d’écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et qu’il ou elle espérait bien vous revoir. Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint–Loup étaient les entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes. Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie des Guermantes à cause de l’étendue même du corps de ballet.

Pour en revenir à l’antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu’elle fut jeune fille, car elle était alors peu fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d’émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu’elle fût, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune ménage n’avait pas de domicile personnel à Paris, y «descendait» chez ses beaux-parents, et pour le reste de l’année vivait en province au milieu d’une société sans mélange mais sans éclat. Pendant que Saint–Loup, qui n’avait guère plus que des dettes, éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n’y prenait jamais que le tram. Inversement (et d’ailleurs bien des années auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n’avait pas grand’chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame à sa manière de s’habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au grand-duc de Russie : «Eh bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ?» dans un dîner auquel on n’avait point convié les Courvoisier, d’ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne l’étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l’on en juge par la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n’ayant pas été en cinq ans honorée d’une seule visite d’Oriane, répondit à quelqu’un qui lui demandait la raison de son absence : «Il paraît qu’elle récite de l’Aristote (elle voulait dire de l’Aristophane) dans le monde. Je ne tolère pas ça chez moi !»

On peut imaginer combien cette «sortie» de Mlle de Guermantes sur Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes, et, par delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de loin. La comtesse douairière d’Argencourt, née Seineport, qui recevait un peu tout le monde parce qu’elle était bas bleu et quoique son fils fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en disant : «Oriane de Guermantes qui est fine comme l’ambre, maligne comme un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d’un grand peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez, comme famille, c’est tout ce qu’il y a de plus haut, sa grand’mère était Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes sans une mésalliance, c’est le sang le plus pur, le plus vieux de France».

Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait Mme d’Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu’ils n’auraient jamais l’occasion de connaître personnellement, comme quelque chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en apprenant qu’une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï, mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces idées libérales avaient pu s’anémier entre eux, ils avaient pu douter de leur prestige, n’osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de Guermantes elle-même, c’est-à-dire d’une jeune fille si indiscutablement précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que jamais une Courvoisier n’eût consenti à faire) leur venait un tel secours. Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi beaucoup à recevoir l’adhésion de personnes qui ont autorité sur nous. Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l’amabilité dans la rue se composaient d’un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même, mais dont on savait que c’était la manière distinguée de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil, s’efforçait d’imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, n’hésitaient pas, si elles vous apercevaient d’une voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides, esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d’un coup, grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu’on s’était efforcé de proscrire, la bienvenue, l’épanchement d’une amabilité vraie, la spontanéité. C’est de la même manière, mais par une réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées avec raison par l’éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss, elles voient ce musicien acueillir avec une indulgence digne d’Auber les motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans une autorité si haute une justification qui les ravit et elles s’enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant Salomé, de ce qui leur était interdit d’aimer dans Les Diamants de la Couronne.

Authentique ou non, l’apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc, colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première, laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu’il est ridicule de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l’intelligence, le cœur, le talent ont de l’importance, les Courvoisier pouvaient espérer qu’en vertu de cette éducation qu’elle avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu’un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu’elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que les Courvoisier appelaient «les dévoyés». Ils pouvaient d’autant plus l’espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle affichait une horreur profonde à l’égard de la société qui la tenait à l’écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes qu’elle voyait, elle n’avait pas assez de railleries pour lui parce qu’il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s’était agi de trouver un mari à Oriane, ce n’étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l’affaire ; ç‘avait été le mystérieux «Génie de la famille». Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane n’eussent jamais parlé que titres de rente et généalogies au lieu de mérite littéraire et de qualités du cœur, et comme si la marquise, pour quelques jours avait été — comme elle serait plus tard — morte, et en bière, dans l’église de Combray, où chaque membre de la famille n’était plus qu’un Guermantes, avec une privation d’individualité et de prénoms qu’attestait sur les grandes tentures noires le seul G... de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c’était sur l’homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint–Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de l’intellectuelle, de la frondeuse, de l’évangélique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu’elle avait conviés et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de «couper le câble» dès l’année suivante. Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de l’intelligence et du talent les seules supériorités sociales recommencèrent à se débiter chez la princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit dit en passant, le point de vue que défendait Saint–Loup quand il vivait avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser Rachel, comportait — quelque horreur qu’il inspirât dans la famille — moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en général, prônant l’intelligence, n’admettant presque pas qu’on mît en doute l’égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes contraires, c’est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint–Loup agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire qu’il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral, Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n’est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n’eût pas été favorable au mariage.

Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de Guermantes par la mort de son beau-père) ce fut un surcroît de malheur infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en restant ainsi dans son langage, n’eussent dirigé en rien sa conduite ; car ainsi cette philosophie (si l’on peut ainsi dire) ne nuisit nullement à l’élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que c’était parce qu’elles n’étaient pas assez intelligentes, et telle riche Américaine qui n’avait jamais possédé d’autre livre qu’un petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce qu’il était «du temps», sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualités de l’esprit par les regards dévorants qu’elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à l’Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait d’une femme, il paraît qu’elle est «charmante», ou d’un homme qu’il était tout ce qu’il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir d’autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le génie des Guermantes n’intervenant pas à cette dernière minute : plus profond, situé à l’entrée obscure de la région où les Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l’homme intelligent ou de trouver la femme charmante s’ils n’avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L’homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n’avaient pas de situation, quelle horreur, c’étaient des snobs. M. de Breauté, dont le château était tout voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se moquait d’elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Breauté de snob. «Snob, Babal ! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c’est tout le contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire une connaissance. Même chez moi ! si je l’invite avec quelqu’un de nouveau, il ne vient qu’en gémissant».

Ce n’est pas que, même en pratique, les Guermantes ne fissent pas de l’intelligence un tout autre cas que les Courvoisier. D’une façon positive cette différence entre les Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d’assez beaux fruits. Ainsi la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d’un mystère devant lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous avons déjà parlé, où le roi d’Angleterre s’était plu mieux que nulle part ailleurs, car elle avait eu l’idée, qui ne serait jamais venue à l’esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les Courvoisier, d’inviter, en dehors des personnalités que nous avons citées, le musicien Gaston Lemaire et l’auteur dramatique Grandmougin. Mais c’est surtout au point de vue négatif que l’intellectualité se faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d’intelligence et de charme allait en s’abaissant au fur et à mesure que s’élevait le rang de la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes, jusqu’à approcher de zéro quand il s’agissait des principales têtes couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le cœfficient s’élevait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantité de personnes que l’Altesse recevait parce qu’elle les avait connues enfant, ou parce qu’elles étaient alliées à telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, d’ailleurs, ennuyeuses ou sottes ; or, pour un Courvoisier la raison «aimé de la princesse de Parme», «sœur de mère avec la duchesse d’Arpajon», «passant tous les ans trois mois chez la reine d’Espagne», aurait suffi à leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son seuil, estimant qu’il en est d’un salon au sens social du mot comme au sens matériel où il suffit de meubles qu’on ne trouve pas jolis, mais qu’on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas s’abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d’un «salon», pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le sacrifice.

Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs fêtes, s’en plaignaient discrètement à l’Altesse, laquelle, les jours où M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu’il avait des maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon (et l’esprit d’Oriane, qui en était l’attrait principal), répondait : «Mais est-ce que ma femme la connaît ? Ah ! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à Madame, Oriane au fond n’aime pas la conversation des femmes. Elle est entourée d’une cour d’esprits supérieurs — moi je ne suis pas son mari, je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l’ennuient. Voyons, Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la marquise de Souvré ait de l’esprit. Oui, je comprends bien, la princesse la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu’Oriane l’a vue, c’est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire, ce serait des visites à n’en plus finir. Pas plus tard qu’hier soir, elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la duchesse de Bourbon en n’allant pas chez elle. J’ai dû montrer les dents, j’ai défendu qu’on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j’ai bien envie de ne pas même dire à Oriane que vous m’avez parlé de Mme de Souvré. Oriane aime tant votre Altesse qu’elle ira aussitôt inviter Mme de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en relations avec la sœur dont je connais très bien le mari. Je crois que je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m’y autorise. Nous lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d’agitation. Et je vous assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits dîners de rien, Mme de Souvré s’ennuierait à périr». La princesse de Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas sa demande à la duchesse et désolée de n’avoir pu obtenir l’invitation que désirait Mme de Souvré, était d’autant plus flattée d’être une des habituées d’un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction n’allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l’esprit à la torture pour n’avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l’empêcher de revenir.

Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d’une façon générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La réception consistait en ceci qu’au sortir de la salle à manger, la princesse s’asseyait sur un canapé devant une grande table ronde, causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou bien jetait les yeux sur un «magazine», jouait aux cartes (ou feignait d’y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de s’ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou s’ils dînaient en ville escamotaient le café en disant qu’ils allaient revenir, comptant en effet «entrer par une porte et sortir par l’autre») pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les arrivantes et ce n’est qu’au moment où elles étaient à deux pas d’elle, qu’elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes. Celles-ci cependant faisaient devant l’Altesse debout une révérence qui allait jusqu’à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise par un protocole qu’elle connaissait pourtant très bien, relevait l’agenouillée comme de vive force avec une grâce et une douceur sans égales, et l’embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour condition, dira-t-on, l’humilité avec laquelle l’arrivante pliait le genou. Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n’est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d’un état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont cru qu’une république ne pourrait avoir de diplomatie et d’alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l’Église et de l’État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l’utilisation militaire de l’aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? C’est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu’ils n’ont plus ni États, ni armée ; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la princesse de Parme avait été souveraine d’un État, sans doute eussé-je eu l’idée d’en parler à peu près autant que d’un président de la république, c’est-à-dire pas du tout.

Une fois l’impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle venue était d’importance, causé un moment avec elle en la faisant asseoir sur un fauteuil.

Quand le salon devenait trop plein, la dame d’honneur chargée du service d’ordre donnait de l’espace en guidant les habitués dans un immense hall sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient des choses intéressantes, que n’avaient pas la patience d’écouter les jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au besoin à se faire présenter à elles par la dame d’honneur et les filles d’honneur) qu’à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop occupés des connaissances qu’ils pourraient faire et des invitations qu’ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même après des années, de ce qu’il y avait dans ce précieux musée des archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu’il était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce centre des élégances au Palmarium du Jardin d’Acclimatation.

Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la gardait tout le temps à côté d’elle, tout en badinant avec le duc. Mais quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d’avoir ses habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis déplussent à l’exigeante duchesse. Ces soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de l’Altesse, le concierge répondait : «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir», et on repartait. D’avance, d’ailleurs, beaucoup d’amis de la princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités. C’était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui eussent souhaité d’y être compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d’un ton piqué : «Vous savez bien qu’Oriane de Guermantes ne se déplace jamais sans tout son état-major». À l’aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait à entourer la duchesse comme d’une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succès auprès d’elle serait plus douteux. Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire des amabilités, vu qu’ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la princesse de Parme admettait fort bien qu’on pût se plaire davantage dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle était bien obligée de constater qu’on s’écrasait aux «jours» de la duchesse et qu’elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau retenir les mots d’Oriane, imiter ses robes, servir, à ses thés, les mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule toute la journée avec une dame d’honneur et un conseiller de légation étranger. Aussi, lorsque (comme ç‘avait été par exemple le cas pour Swann jadis) quelqu’un ne finissait jamais la journée sans être allé passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n’avait pas grande envie, même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les «avances» de l’inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte qu’Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison, quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle était sûre d’avance que tout serait bien, délicieux, elle n’avait qu’une peur, c’était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idées et les gens. À ce titre ma présence excitait son attention et sa cupidité aussi bien que l’eût fait une nouvelle manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu’elle était si c’était l’une ou l’autre, la décoration de la table ou ma présence, qui était plus particulièrement l’un de ces charmes, secret du succès des réceptions d’Oriane, et, dans le doute, bien décidée à tenter d’avoir à son prochain dîner l’un et l’autre. Ce qui justifiait du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c’était cet élément comique, dangereux, excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces «bains de vagues» dont les guides baigneurs signalent le péril, tout simplement parce qu’aucun d’eux ne sait nager), d’où elle sortait tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu’on appelait l’esprit des Guermantes. L’esprit des Guermantes — entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder — était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n’usant pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n’étaient pas de son sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n’avait pu envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n’importe quelle sorte d’esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l’esprit des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d’avoir été des hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les arts, la diplomatie, l’éloquence parlementaire, l’armée, ils avaient préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu être expliquée par un certain manque d’originalité, ou d’initiative, ou de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.

Chez certains (il faut d’ailleurs reconnaître que c’était l’exception), si le salon Guermantes avait été la pierre d’achoppement de leur carrière, c’était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un diplomate de grand avenir n’avaient pu réussir dans leur carrière, pour laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire, ce qui les avait empêchés tous trois d’être reconnus par leurs pairs. L’antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les collèges électoraux des facultés n’est pas, ou du moins n’était pas, il n’y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure d’un passé aux idées étroites, d’un sectarisme fermé. Sous la toque à glands d’or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs, les «professeurs» étaient encore, dans les années qui précédèrent l’affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes. Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu’il n’aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin. Mais Mme Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité, enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur lesquelles flottait une odeur d’acide phénique. Mais dans les corps fortement constitués, où d’ailleurs la rigueur des préjugés n’est que la rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées, qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin écarlate doublé d’hermine comme celle d’un Doge (c’est-à-dire un duc) de Venise enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que cet autre duc, excellent mais terrible, qu’était M. de Saint–Simon. L’étranger, c’était le médecin mondain, ayant d’autres manières, d’autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser (quelles idées d’homme du monde !) s’il leur cachait la duchesse de Guermantes, espérait les désarmer en donnant les dîners mixtes où l’élément médical était noyé dans l’élément mondain. Il ne savait pas qu’il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l’apprenait quand le conseil des dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance d’une chaire, et que c’était toujours le nom d’un médecin plus normal, fût-il plus médiocre, qui sortait de l’urne fatale, et que le «veto» retentissait dans l’antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule, aussi terrible que le «juro» sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui faisaient de l’art avaient réussi à se faire étiqueter artistes, ainsi pour le diplomate ayant trop d’attaches réactionnaires.

Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était incompatible avec l’esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indéfinissable odieux à tout «corps» tant soit peu «constitué».

Et les gens qui savaient qu’autrefois l’un de ces habitués du salon de la duchesse avait eu la médaille d’or au Salon, que l’autre, secrétaire de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la Chambre, qu’un troisième avait habilement servi la France comme chargé d’affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui n’avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces «renseignés» étaient peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de l’esprit des Guermantes : celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres éminents, l’un un peu solennel, l’autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes bâillait et donnait des signes d’impatience si l’imprudence d’une maîtresse de maison lui avait donné l’un ou l’autre pour voisin ? Puisque être un homme d’État de premier ordre n’était nullement une recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné leur démission de la «carrière» ou de l’armée, qui ne s’étaient pas représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses, d’ailleurs peu appréciées d’eux, du moins le disaient-ils, qu’ils avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même au milieu de la gaîté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.

Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il, quelque chose de réel. Aucun titre officiel n’y valait l’agrément de certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n’auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon tant d’ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare floraison de mondanité avait pris naissance. Certes, des hommes d’esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes de valeur, qu’ils dédaignaient, mais c’est que ce que la duchesse de Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n’était pas l’intelligence, c’était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de l’intelligence élevée jusqu’à une variété verbale de talent — l’esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l’un comme un pédant, l’autre comme un mufle, malgré tout le savoir de l’un et tout le génie de l’autre, c’était l’infiltration de l’esprit Guermantes qui l’avait fait les classer ainsi. Jamais il n’eût osé présenter ni l’un ni l’autre à la duchesse, sentant d’avance de quel air elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d’Elstir, l’esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.

Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l’esprit des Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu’il arrive, par exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même manière de prononcer, d’énoncer, et par voie de conséquence de penser, ce n’est pas certes que l’originalité soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle à l’imitation. Mais l’imitation a pour conditions, non pas seulement l’absence d’une originalité irréductible, mais encore une finesse relative d’oreilles qui permette de discerner d’abord ce qu’on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu’aux Courvoisier.

Pour prendre comme exemple l’exercice qu’on appelle, dans une autre acception du mot imitation, «faire des imitations» (ce qui se disait chez les Guermantes «faire des charges»), Mme de Guermantes avait beau le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s’en rendre compte que s’ils eussent été une bande de lapins, au lieu d’hommes et femmes, parce qu’ils n’avaient jamais su remarquer le défaut ou l’accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle «imitait» le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient : «Oh ! non, il ne parle tout de même pas comme cela, j’ai encore dîné hier soir avec lui chez Bebeth, il m’a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme cela», tandis que les Guermantes un peu cultivés s’écriaient : «Dieu qu’Oriane est drolatique ! Le plus fort c’est que pendant qu’elle l’imite elle lui ressemble ! Je crois l’entendre. Oriane, encore un peu Limoges !» Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu’à ceux tout à fait remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration : «Ah ! on peut dire que vous le tenez» ou «que tu le tiens») avaient beau ne pas avoir d’esprit, selon Mme de Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d’entendre et de raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien que mal sa manière de s’exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé, comme le duc, sa manière de «rédiger», jusqu’à présenter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire à l’esprit d’Oriane et était traité par eux d’esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le reste de sa famille à l’écart, et vengeait maintenant par ses dédains les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc, à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un événement. Le cœur battait un peu plus vite à la princesse d’Épinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait de loin, telles les premières lueurs d’un inoffensif incendie ou les «reconnaissances» d’une invasion non espérée, traversant lentement la cour, d’une démarche oblique, la duchesse coiffée d’un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d’où pleuvait une odeur d’été. «Tiens, Oriane», disait-elle comme un «garde-à-vous» qui cherchait à avertir ses visiteuses avec prudence, et pour qu’on eût le temps de sortir en ordre, qu’on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes n’osait pas rester, se levait. «Mais non, pourquoi ? rasseyez-vous donc, je suis charmée de vous garder encore un peu», disait la princesse d’un air dégagé et à l’aise (pour faire la grande dame), mais d’une voix devenue factice. «Vous pourriez avoir à vous parler. — Vraiment, vous êtes pressée ? eh bien, j’irai chez vous», répondait la maîtresse de maison à celles qu’elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens qu’ils voyaient là depuis des années sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine bonjour, par discrétion. À peine étaient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l’air de s’intéresser à la qualité intrinsèque des personnes qu’il ne recevait pas par la méchanceté du destin ou à cause de l’état nerveux d’Oriane. «Qu’est-ce que c’était que cette petite dame en chapeau rose ? — Mais, mon cousin, vous l’avez vue souvent, c’est la vicomtesse de Tours, née Lamarzelle. — Mais savez-vous qu’elle est jolie, elle a l’air spirituel ; s’il n’y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait tout bonnement ravissante. S’il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas s’embêter. Oriane ? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de ses cheveux m’ont fait penser ? À votre cousine Hedwige de Ligne». La duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu’on parlait de la beauté d’une autre femme qu’elle, laissait tomber la conversation. Elle avait compté sans le goût qu’avait son mari pour faire voir qu’il était parfaitement au fait des gens qu’il ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus sérieux que sa femme. «Mais, disait-il tout d’un coup avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand j’étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut prononcé... — C’était l’oncle de la jeune femme que vous venez de voir. — Ah ! quel talent ! Non, mon petit», disait-il à la vicomtesse d’Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse d’Épinay, où elle s’abaissait volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, «ne faites pas de thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme d’Épinay (en laissant l’Égremont rougissante, humble, ambitieuse et zélée), nous n’avons qu’un quart d’heure à vous donner». Ce quart d’heure était occupé tout entier à une sorte d’exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu’elle-même n’eût certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l’air de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués, l’amenait comme involontairement à redire.

La princesse d’Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu’elle avait un faible pour les compliments, s’extasiait sur son chapeau, son ombrelle, son esprit. «Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez», disait le duc du ton bourru qu’il avait adopté et qu’il tempérait d’un malicieux sourire pour qu’on ne prit pas son mécontentement au sérieux, «mais, au nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d’avoir une femme aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais calembour qu’elle a fait sur mon frère Palamède, ajoutait-il sachant fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore ce calembour et enchanté de faire valoir sa femme. D’abord je trouve indigne d’une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d’assez jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon frère qui est très susceptible, et si cela doit avoir pour résultat de me fâcher avec lui, c’est vraiment bien la peine !».

— Mais nous ne savons pas ! Un calembour d’Oriane ? Cela doit être délicieux. Oh ! dites-le.

— Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus souriant, je suis ravi que vous ne l’ayez pas appris. Sérieusement j’aime beaucoup mon frère.

— Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la réplique à son mari était venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n’a quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j’ai dit une méchanceté, j’ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle, mais c’est vous qui y donnez de l’importance par votre indignation. Je ne vous comprends pas.

— Vous nous intriguez horriblement, de quoi s’agit-il ?

— Oh ! évidemment de rien de grave ! s’écriait M. de Guermantes. Vous avez peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de sa femme, à sa sœur Marsantes.

— Oui, mais on nous a dit qu’elle ne le désirait pas, qu’elle n’aimait pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.

— Eh bien, justement quelqu’un disait tout cela à ma femme et que si mon frère donnait ce château à notre sœur, ce n’était pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. C’est qu’il est si taquin, Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c’est royal, cela peut valoir plusieurs millions, c’est une ancienne terre du roi, il y a là une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient qu’on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de taquin appliqué à Charlus parce qu’il donnait un si beau château, Oriane n’a pu s’empêcher de s’écrier, involontairement, je dois le confesser, elle n’y a pas mis de méchanceté, car c’est venu vite comme l’éclair, «Taquin... taquin... Alors c’est Taquin le Superbe !» Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir jeté un regard circulaire pour juger de l’esprit de sa femme, le duc qui était d’ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme d’Épinay avait de l’histoire ancienne, vous comprenez, c’est à cause de Tarquin le Superbe, le roi de Rome ; c’est stupide, c’est un mauvais jeu de mots, indigne d’Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma femme, si j’ai moins d’esprit, je pense aux suites, si le malheur veut qu’on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D’autant plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain, très haut et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le Superbe lui convient assez bien. C’est ce qui sauve les mots de Madame, c’est que même quand elle veut s’abaisser à de vulgaires à peu près, elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens.

Ainsi grâce, une fois, à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient la provision des récits, et l’émoi qu’elles avaient causé durait bien longtemps après le départ de la femme d’esprit et de son imprésario. On se régalait d’abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête (les personnes qui étaient restées là), des mots qu’Oriane avait dits. «Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe ?» demandait la princesse d’Épinay.

— Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de Sarsina (La Rochefoucauld) m’en avait parlé, pas tout à fait dans les mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l’entendre raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de l’entendre accompagner par l’auteur. «Nous parlions du dernier mot d’Oriane qui était ici tout à l’heure», disait-on à une visiteuse qui allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.

— Comment, Oriane était ici ?

— Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt, lui répondait la princesse d’Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait raté. C’était sa faute si elle n’avait pas assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme Carvalho. «Qu’est-ce que vous dites du dernier mot d’Oriane ? j’avoue que j’apprécie beaucoup Taquin le Superbe», et le «mot» se mangeait encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu’on invitait pour cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de Parme en profitait pour demander à l’Altesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. «Ah ! Taquin le Superbe», disait la princesse de Parme, les yeux écarquillés par une admiration a priori, mais qui implorait un supplément d’explications auquel ne se refusait pas la princesse d’Épinay. «J’avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment comme rédaction» concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d’Épinay, qui avait la prétention d’avoir assimilé l’esprit des Guermantes, avait pris à Oriane les expressions «rédigé, rédaction» et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n’aimait pas beaucoup Mme d’Épinay qu’elle trouvait laide, savait avare et croyait méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de «rédaction» qu’elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu’elle n’eût pas su appliquer toute seule. Elle eut l’impression que c’était, en effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se défendre d’un tel sentiment d’admiration pour une femme qui possédait à ce point l’esprit des Guermantes qu’elle voulut inviter la princesse d’Épinay à l’Opéra. Seule la retint la pensée qu’il conviendrait peut-être de consulter d’abord Mme de Guermantes. Quant à Mme d’Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces à Oriane et l’aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et combien il fallait qu’Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une pareille dinde. «Je n’aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme si j’avais voulu, dit-elle aux amis qu’elle avait à dîner, parce que M. d’Épinay ne me l’aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse. Mais même si j’avais eu un mari moins sévère, j’avoue que je n’aurais pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment. Moi j’y vais une fois par an et j’ai bien de la peine à arriver au bout de la visite».

Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l’arrivée de la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l’exaspération que leur causaient les «salamalecs exagérés» qu’on faisait pour Oriane. Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu’Oriane avait appelé l’oncle Palamède «Tarquin le Superbe», ce qui le peignait selon eux assez bien. «Mais pourquoi faire tant d’histoires avec Oriane ? ajoutaient-ils. On n’en aurait pas fait davantage pour une reine. En somme, qu’est-ce qu’Oriane ? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien, ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne faut pas oublier qu’au Camp du drap d’or, comme le roi d’Angleterre demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là présents : «Sire, répondit le roi de France, c’est Courvoisier». D’ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les eussent laissés d’autant plus insensibles que les incidents qui les faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d’un point de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se trouvait manquer de chaises, dans une réception qu’elle donnait, ou si elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu’elle n’avait pas reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l’extrême, rougissante, frémissant d’agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un visiteur et qu’Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement et impérieusement interrogatif : «Est-ce que vous la connaissez ?» craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au contraire, de tels incidents, l’occasion de récits qui faisaient rire les Guermantes aux larmes, de sorte qu’on était obligé de l’envier d’avoir manqué de chaises, d’avoir fait ou laissé faire à son domestique une gaffe, d’avoir eu chez soi quelqu’un que personne ne connaissait, comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l’aiguillon de leur génie, du moins la matière de leurs œuvres.

Les Courvoisier n’étaient pas davantage capables de s’élever jusqu’à l’esprit d’innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l’adaptant selon un sûr instinct aux nécessités du moment, en faisait quelque chose d’artistique, là où l’application purement raisonnée de règles rigides eût donné d’aussi mauvais résultats qu’à quelqu’un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique, reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy d’Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner pour un prince, l’adjonction d’un homme d’esprit, d’un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet. Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l’empereur, ayant à donner une matinée en l’honneur de la princesse Mathilde, déduisit par esprit de géométrie qu’elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or elle n’en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis, parce que, d’opinion ou d’attaches légitimistes, ils auraient, selon la logique des Courvoisier, pu déplaire à l’Altesse Impériale. Celle-ci, qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint–Germain, fut assez étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une pique-assiette célèbre, veuve d’un ancien préfet de l’Empire, la veuve du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n’en répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la princesse, et qu’elle remplaça, sans raisonnements a priori sur le bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes les valeurs, de toutes les célébrités qu’une sorte de flair, de tact et de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de l’empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n’y manqua même pas le duc d’Aumale, et quand, en se retirant, la princesse, relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui baiser la main, l’embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du cœur qu’elle put assurer à la duchesse qu’elle n’avait jamais passé une meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de Parme était Courvoisier par l’incapacité d’innover en matière sociale, mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l’antipathie, mais l’émerveillement. Cet étonnement était encore accru du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu’elle ne le croyait. Mais il suffisait qu’elle le fût plus que Mme de Parme pour stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle n’avait qu’à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant tout un bourgeois, ou qu’il y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d’un surmenage toujours nouveau, comme à quelqu’un qui nage dans la tempête, des horizons qui lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d’ailleurs devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des œuvres artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. Sans doute l’incapacité où était Mme de Parme de séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont ensuite elle était confondue d’entendre la duchesse lui dire en souriant que c’était de simples cruches), telle était une des causes de l’étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la littérature que le monde, je m’expliquai en pensant que la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le désœuvrement et la stérilité sont à une activité sociale véritable ce qu’est en art la critique à la création, étendait aux personnes de son entourage l’instabilité de points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son esprit trop sec va chercher n’importe quel paradoxe encore un peu frais et ne se gênera point de soutenir l’opinion désaltérante que la plus belle Iphigénie est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin la véritable Phèdre celle de Pradon.