Christian Liger vient de nous quitter. Enfin, c'est du moins ce qu'annonce Le Monde, dans son édition du 10 décembre, parlant d'un "écrivain paradoxal et brillant". Je ne discuterai pas l'accolement paradoxal de ces deux qualifiants. Je m'en tiendrai à Liger, écrivain somme toute peu connu. Il est vrai qu'il ne montrait guère son cul, sinon pas du tout. C'est déjà un bon point pour lui, et pour la postérité de son œuvre (on appréciera mon jeu de mots, j'espère). C'était aussi un professeur, qui avait pris sa retraite il y a peu. A Nîmes. Encore un bon point (si vous connaissez Nîmes, bien sûr, vous savez, l'holorime :

Gal, amant de la reine, alla, tour magnanime
Galamment de l'Arène à la tour Magne à Nîmes).


Car un professeur, ça sait écrire, en principe, puisque (en principe), ça apprend aux jeunes à lire et à écrire, plus exactement à aimer lire et à aimer écrire. Ce qui était son cas, sans nul doute.
Bon, je fais un break personnel. Voilà deux ans ce me semble, mon attention fut attirée par un concours organisé par Le livre de poche. Il s'agissait de lire une vingtaine d'ouvrages (façon de parler) parmi les dernières parutions, puis de faire le compte-rendu de l'un d'eux, afin de gagner je ne sais plus quoi. Son propre poids en livres de poche, je crois, et avec mon presque quintal je sais maintenant à quoi j'ai échappé ; car eussè-je concouru, j'aurais gagné, c'est sûr. Les comptes-rendus, ça me connaît. Alors je reviens de la Fnac (réclame non payée) les bras chargés d'une vingtaine de livres. Et je me mis à la tâche (c'est le cas de le dire), c'était le temps des vacances, j'avais du temps à moi. Ce ne fut pas une tâche, mais un pesant pensum, et j'avoue n'être pas arrivé au bout. Car j'ai été stupéfait (et stupéfié) de constater de visu ce qui se publiait aujourd'hui. Ce qu'on osait publier. Je ne voudrais faire de peine à personne (encore, que quand on publie, on accepte de s'exposer à la critique publique - et le seul texte qui m'ait paru émerger, c'est celui de l'ancien Ministre des Affaires étrangères de Giscard - Jean-François Deniau), mais je suis au moins obligé de citer un de ces fameux auteurs, il s'agit d'une incertaine Amélie Nothomb, et de sa production (sans doute victime d'une quelconque anomalie génétique touchant je ne sais quelle paire de chromosomes du côté de la sphère stylus superbus) intitulée "Stupeur et tremblements". Mon Dieu, j'ai été partagé entre la consternation et l'éclat de rire. D'ailleurs, je comprends un peu mieux lorsque je lis les "critiques" de ses lecteurs d'aujourd'hui, du genre (orthographe respectée) :

"Annabelle : Un livre émouvant, captivant et d'une originalité épousouflante. Lisez le et vous ne serai point déçus.
Monique : Ce livre remarquablement écrit, a quelque chose de cruel. La laideur cotoie la beauté et si la beauté est capâble de passer outre, il y a tout de même une limite qui ne peut être dépassée. On en arrive au meurtre et c'est finalement plutôt prévisible".

Pauvre France. C'est époustouflant, en effet. Cette Monique-là, en tous cas, je puis vous l'assurer, n'a pas été l'élève de Christian Liger. Ou alors, elle faisait partie, sans rémission, des cancres.
Admirez ma transition, je vous prie, et comment je suis revenu à notre auteur. À propos de qui, je lis sur la quatrième de couverture, que son "roman conduit le lecteur loin et haut, bien loin de ce qui s'écrit communément aujourd'hui. Lui donnent tout son sens et sa force une pensée et un style". Oh que cela est joliment dit, et tombe à pic ! Un roman qui est peut-être du genre historico-policier (la tragique nuit du 4 août 1895 dans un certain endroit du delta du Rhône, et son exhumation par un mystérieux et opiniâtre étudiant italien), ou relève de l'introspection, ou encore qui décrit le raffinement de la civilisation gallo-romaine à son apogée, ou même essai sur la violence, ses racines hideuses et ses juvéniles antidotes ; authentique tragédie grecque, aussi ; peut-être enfin un texte sur l'art et sur la fuite du temps : dans lequel on ne sait pas ce qu'il faut le plus admirer, de l'extrême élégance du style (évidemment) ou de l'habileté du narrateur. Un roman sur lequel il faut vous précipiter, si vous voulez sortir un peu de la période tellement convenue de Noël...].

 

 faraman cl

 

I

 


Comme ces spécialistes des légendes médiévales, qui font revenir du fond de la mer d'Iroise une ville engloutie, ou ces auteurs de science-fiction qui bâtissent sur des planètes lointaines des cités transparentes, je pourrais laisser entendre que Faraman n'existe pas ; qu'elle n'est que l'amalgame commode de quais, d'entrepôts, de quartiers populaires, d'architectures renaissantes, de rues à touristes, de baraques de pêcheurs et de promenades au-dessus de la mer. Ainsi, je pourrais sans risque - mais quel risque pourrait à présent m'alarmer ? - raconter cette histoire singulière sans que l'on puisse en désigner les vrais personnages ni en deviner les lieux véritables. Mais Faraman existe ; et il me semble que je ne peux rendre compte de ses métamorphoses, et des grands crimes qui en furent la cause, si je commence par en travestir les apparences.

Notre ville, en vérité, était, il y a quelques années à peine, un maillage trop serré pour que celui qui venait de l'extérieur y puisse comprendre quelque chose. Et quand je dis l'extérieur, c'est vingt kilomètres : la faux des grandes plages à l'ouest, la marqueterie des eaux mortes vers l'est, et les premiers villages de la plaine intérieure au-delà de l'étang du nord. Au sud, l'extérieur, c'est la mer : c'est ce qui nous rend fous.

Nous étions donc campés depuis trois mille ans sur ce canton maritime. La vie y paraissait fort ordinaire. Chacun à sa béatitude : il était rare que les pêcheurs de l'étang franchissent les ponts de fer vers la ville ; les commerçants de l'esplanade s'en tenaient à leurs bateaux en bouteille, et ne fréquentaient pas les marins des grands navires de l'autre côté du canal ; sauf quand le sang trop épais les tirait vers les filles posées sous les néons bleus des bars ; encore était-ce à leurs risques et périls. Les belles dames de la colline ignoraient les fillettes délurées qui portaient des siècles de marée, de muges et de poulpes sous leur mini-jupe. Quant aux professeurs du Centre de recherches maritimes, ils connaissaient mieux les gonades des anguilles que les marayeurs de la criée. Les bus arrivaient à l'heure, comme aurait dit notre ancien maire.

Pourtant on avait les mêmes certitudes ; une connivence tranquille, qu'on ne disait presque jamais et sur laquelle on ne pleurnichait pas de tendresse. Si forcené que l'on soit, on ménageait toujours quelques minutes pour contempler la géométrie de la mer sous des crépuscules d'argent ; ou les chinoiseries des bascasses relevant des filets sur l'étang dans le petit matin. On avait pour balcons la grande jetée, l'avancée du cimetière entre les pins, ou bien le Jardin inutile dont j'arriverai bien à raconter l'histoire. Et même, si on était riche et levé de bonne heure, les terrasses dorées du mont Aurus. Pas besoin de se dire qu'on regardait les mêmes splendeurs. Même moi, qui ai été médecin, et par là, dit-on, spécialiste des secousses humaines, je me laissais prendre à cette communion jamais dite, par des gens qui, au reste, n'auraient pas su, ou n'auraient pas eu envie de le dire. Il en était ainsi de plaisirs moins théâtraux : le bruit de nos pas, la nuit, sur le pavé du canal qui relie l'étang à la mer ; la pesante odeur de marée - nous qui sommes d'une mer sans marée - qui nous prenait aussitôt passés les panneaux de la ville ; et ces fanfares calamiteuses qui traversaient les avenues lors de nos fêtes aquatiques. Mais ce qui nous tenait le mieux ensemble, c'étaient nos excès : excès de la lumière qui nous jetait à la figure les lignes du port et des digues comme une poignée de chardons ; excès du souverain vent du nord qui nous obligeait à des pantomimes forcenées pour rattraper nos casquettes jusqu'au fond des ruelles ; excès du bleu, le guetteur terrible, le juge impeccable. Ah, je voudrais ne plus parler de ces choses !

Pourtant, nous étions incapables d'extase. Nous n'avons jamais été des artistes ; ceux qui sont restés, c'est que nous les avons capturés. Encore que je me sois toujours intéressé aux choses de l'art, et que j'aie voulu fréquenter ces gens qui savent un moment nous délivrer de nous-mêmes. Mais non : notre complicité n'était ni fraternité ni extase, plutôt quelque charge électrostatique qui, comme des électrons différents et parfois ennemis, aurait su nous obliger à nous rejoindre mystérieusement pour former un seul corps.

Tout cela tellement traversé des sirènes des paquebots, des cours de la Bourse, des taxis, des vedettes maritimes, des trains à grande vitesse, des scanners et des écrans bleus du monde, qu'il nous arrivait de l'oublier, de le jeter par-dessus notre épaule comme une écharpe familière dont on ne ressent l'absence que quand on l'a perdue. Et nous l'avons perdue.

À vrai dire, nous les connaissions tous, ces saisons de l'âme : quelques grandes fêtes de la chair comme les courses de taureaux, le passage des daurades ou la chasse à la macreuse. Mais c'étaient choses rares et fugitives dont les seuls signes étaient un regard de passion soudain croisé, des yeux que nous n'aurions jamais remarqués parmi la vie ordinaire Ces paroxysmes n'étaient pas fréquents ; on n'en parlait pas. Les prêtres avaient bien tenté de se servir de ces mystères, mais même la messe de Noël à minuit n'y avait pas suffi. Nos rites étaient plus anciens, nos mystères plus humains. Quelques-uns d'entre nous savaient que la ville avait eu des spasmes rares et délicieux. Mais comme l'évidence du désir ou de la mort, on n'en disait rien.

Ce qui nous permettait de vivre en douce. Pas grand-chose : quelques coups de couteau vers les docks ; quelques pantalonnades de machiavels en papier mâché du côté de la politique ; quelques expositions de vanité ordinaire dans les galeries mondaines ; la baise mécanique des cadres moyens entre les barbecues, les heures supplémentaires, les bilans et le footing ; et le plaisir brut de décoffrage sur le large ventre des femmes des chômeurs professionnels dans les quartiers hauts, pendant que leurs maris s'en allaient traquer le loup, à la pêche au lamparo, sous la lune.

J'étais leur urologue. C'est moi qui sondais leurs reins et toute la tuyauterie afférente. On y trouve beaucoup plus de choses que dans les cœurs. Mais, là aussi, rien que des microbes très ordinaires. Ah, on cachait bien son jeu ! Même dans les villas du mont Aurus, où je n'entrais que rarement parce que là, on se faisait plutôt soigner par des professeurs internationaux, quelques indiscrétions professionnelles avaient laissé comprendre que les passions n'étaient guère plus sanglantes.

À vrai dire, nous n'avions rien de secret. Ou, plutôt, nous étalions notre mystère au grand jour.

À une vingtaine de kilomètres au nord de l'étang, c'est dire, pour nous, en terre étrangère, passe une autoroute vers l'ouest. Elle suit à peu près la voie qu'emprunta Héraclès pour s'en aller cueillir les fruits d'or du Jardin des Hespérides. Mais à présent, des dizaines de milliers de barbares courent vers le sud extrême. Et, c'est là l'essentiel, ils voient Faraman. On leur a même aménagé une aire qui leur permet de pisser en même temps qu'ils la contemplent. Offerte, notre ville. Levée, comme une proposition à qui sait la mériter. Que voient-ils ? Que devraient-ils voir ? Le miracle du mont Aurus, bien sûr, qui pousse tout seul sa provocation au-dessus de cinq cents kilomètres de lagunes, de plages, de marais, d'étangs et de sel. Aucune cité du golfe n'a le privilège d'un tel promontoire. Il impose son reflet sur le miroir glacé des salines et les eaux équivoques de l'étang ; il affronte son émeraude aux saisons grises, violettes, mandarine et lazuline de la Méditerranée et à ses ciels impassibles. Le mont Aurus a l'air de flotter sur ces territoires étranges ; et au reste, il y a longtemps qu'il aurait dû sombrer entre les eaux mortes et les eaux vives, entre les bras fantasques de trois rivières, les alluvions vagabondes du fleuve, les courants marins et les dunes bousculées par le vent. Rien n'est fixe autour de Faraman : les pères ne sont pas certains que leurs fils ne se noieront pas dans les lidos, les paluds, les roselières et les canaux dont ils croient leur avoir enseigné les secrets. Tout ceci n'est que fausse monnaie. Ces fils, il a d'ailleurs fallu les apprivoiser aux mirages qui guettent dans les tamaris et les pinèdes. Et quand commence cette histoire singulière, il en était ainsi depuis... Ah, je n'écrirai rien ! On m'a trop accusé d'exagérer la légende de Faraman. Reste que le mont Aurus n'avait jamais sombré ; et, accrochée à lui comme une amoureuse, Faraman, à la fin du xxe siècle, continuait d'appeler de tous ses phares le reste du monde.

S'ils avaient regardé, les pèlerins de l'autoroute, rien qu'à apercevoir les reflets de notre ville, ils auraient reçu comme un coup de pied au cul : celui de Faraman à la médiocrité ordinaire qui passait à cent trente à l'heure aux marges de nos territoires, en route vers Marbella ou Marrakech. Tant pis pour elle.

Je ne sais plus si je dois écrire au passé ou au présent. Aperçus depuis la pissotière de l'autoroute, les éclats de Faraman brillent encore. Mais en vérité ce ne sont que des mirages. Comme si les brumes et les soleils de l'étang tenaient à conserver quelques images souvenirs. Tant de choses, tant de choses métamorphosées, brisées, interdites ; tant de choses assassinées sous ces dômes impeccables, et entre les rouges reflets des marais salants qui cernent la ville !

 

 

II

 


Il est donc logique que ce soit sous une de ces voûtes à pendentifs dorés que j'aie rencontré Marco. Non pas rencontré : remarqué. Comment n'aurait-il pas appelé notre curiosité ? Nous n'étions pas si nombreux à fréquenter la salle de recherches de la bibliothèque de Faraman. Rien que des vieux messieurs, sans autre illusion que l'esprit. Chacun savait sur quels documents les autres travaillaient. De temps en temps, sous les lampes vertes, on regardait par-dessus ses lunettes les confrères aventurés eux aussi dans des registres de notaires royaux, des relevés tricentenaires de température à Faraman, et le recueil rarissime des dessins originaux d'inscriptions romaines recensées au xvie siècle dans la province. On ne pouvait feuilleter ces trésors patrimoniaux qu'en gants blancs. À chacun sa broderie.

La plupart d'entre nous travaillaient sans illusions, sachant bien qu'au mieux ils ajouteraient une plaquette érudite de quelques dizaines de pages consacrées à un détail incertain de l'histoire de la ville aux quelques milliers qui saturaient déjà les réserves de la bibliothèque. Ainsi essayions-nous de nous arrimer à l'éternité, nous qui commencions d'éprouver notre fin. Ai-je dit que j'avais alors soixante-treize ans ? Moi, plutôt que de contempler ces visages de cire, je préférais guetter...

 

[© Christian Liger (1935-2002), La nuit de Faraman, pp. 7-16]

 

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

 

 

Addendum : Christian Liger, ardent défenseur du Molière d'Ariane Mnouchkine

 

Comme l'on sait, Ariane Mnouchkine produisit un film - qu'on peut qualifier de formidable, au moins par sa durée - consacré à Molière. Cette œuvre, parue à la fin du mois d'août 1978, fut reçue de diverses façons - mais on ne peut - à tout le moins - s'empêcher de trouver grandiose la fin du film, Molière mourant sur une musique particulièrement bien choisie (car composée à la même époque, ou presque), extraite du King Arthur de Purcell.

 

Dans son n° 365 consacré à Molière, la revue l'Éducation publia un examen critique assez sévère du film de Mnouchkine, sous la plume d'Étienne Fuzellier.

Dans sa livraison du 7 décembre 1978, la même revue donna ensuite la parole à deux lecteurs. Tout d'abord celle d'un instituteur enthousiaste après avoir vu le film (présenté et commenté par le principal interprète du film, ce qui est une chance !) qui objecta : "on n'a pas le droit de faire la fine bouche et de se déclarer "déçu" devant un tel film, en se basant seulement sur des détails mineurs comme vous le faites". Et il ajoutait, assez méchamment selon moi : "vous rejoignez ainsi le clan de ces quelques enseignants qui, débat après débat, se rendent compte de l'impact formidable de ce film sur leurs élèves qui pourtant s'ennuyaient à mourir la veille, dans la salle de classe, devant le Tartuffe ou Les Précieuses ridicules. Ils se sentent ainsi mal jugés et essaient donc de discréditer le film. La technique est connue..."

Vint ensuite la longue lettre de Christian Liger, donnée ici in extenso, suivie de la réponse de l'auteur

 

Christian Liger défend l'œuvre de Mnouchkine

 

Permettez-moi de vous exprimer mon étonnement devant l'attitude de l'Éducation à l'égard du film d'Ariane Mnouchkine : Molière. Cette œuvre, à sa sortie, a été l'objet de polémiques assez vives pour que l'on s'attende à en trouver quelques traces dans une revue essentiellement lue par des enseignants. Or, à l'intérieur d'un dossier Molière abondant et intéressant, deux pages certes, mais deux pages entièrement négatives clivent et déforment totalement les problèmes posés par ce film.

M. Étienne Fuzellier est certes entièrement libre de ne pas l'aimer, libre même de poser sur lui une grille explicative entièrement déformante. Mais l'Éducation, étant donné son rôle informatif sinon directif auprès de nombre d'enseignants, donc auprès de l'immense public potentiel des élèves, se devait, me semble-t-il, de fournir d'autres points de vue. Lorsqu'un Claude Mauriac - bien placé pour connaître comment vit et travaille un grand créateur -, trouve ce film "génial", ne doit-on pas nuancer, donner même le pendant positif à des affirmations aussi décisives que : "et puis, on s'aperçoit assez vite que ce long film est une très longue thèse, et que tout y est choisi, organisé, parfois déformé pour les besoins de la démonstration..." et plus grave : "La thèse est claire... un génie ? Allons donc, c'est un écho, un scribe... Molière n'a fait que suivre les avis des autres... ce benêt de Molière, ce pauvre Molière..."

Telle est l'image qui sortirait de ce film. Il faudrait tout de même que les lecteurs de l'Éducation qui ne l'auraient pas vu sachent qu'aucune thèse n'est précisément énoncée ni suivie. Que ces scènes, où Molière est soi-disant diminué, sont toutes des scènes de tendresse, tendresse pour l'homme souffrant, pour l'écrivain déchiré de lucidité sur les autres et sur lui-même. Oui, un grand écrivain, un génie, ça peut douter, ça peut rester sans inspiration, ça peut quémander les idées des autres. Sinon quelle idée du créateur a-t-on, qui resterait figé sur son socle dans on ne sait quelle pose infaillible ? Si bien que quand je vois un Molière sensible, attentif, influencé par ses amis, je ne le trouve pas diminué, mais ses amis grandis. Car il est vrai, après tout, que Madeleine Béjart a dû "fabriquer" un peu Molière, être responsable de son génie mimique et de sa connaissance de l'humain. Et c'est une femme qui nous le montre. Et c'est très beau, cette complicité. Oui, l'image de la femme sort renforcée de ce film sur un "grand" homme ; et l'impression que Molière - comme Flaubert après tout - pouvait lui-même se faire femme, le temps de la mieux connaître et de la dire.

La chair, le sang, le cœur des comédiens battent dans ces quatre heures : leur générosité, leur folie, leur usure prématurée, leur don de soi-même, leurs jalousies qui sont aussi coups de passion, leur fraternité ; surtout leur fraternité ! Et Molière là-dedans est l'un des leurs ; comme eux. Un de l'équipe. Le Génie, les pièces, on les connaît : aux professeurs, aux metteurs en scène de les rendre sensibles, visibles pour leur siècle. Mais l'aventure de ce créateur qui rejoint l'aventure de tous les gens de théâtre, Mnouchkine et Planchon compris, cela, c'est irremplaçable. Nulle leçon en  chaire ne viendra la dire mieux. Et il faudrait bien de la sécheresse de cœur pour refuser ce poème sur l'aventure de la création théâtrale.

Car il y a la pédagogie, à propos de laquelle votre article fait les plus extrêmes réserves. Pédagogie sera-t-il donc employé comme moyen de terreur intellectuelle, pour écarter de telle ou telle œuvre ? Pas pédagogique, ce plan où l'on voit un char de feu échappé au carnaval, et qui vient poursuivre Jean-Baptiste et Madeleine le soir de leur première rencontre ? Pas pédagogique cette vision du petit Molière qui voit s'envoler, comme Icare, son propre rêve de grandeur ? C'est singulièrement sous-estimer l'enfant que de lui refuser d'avance l'approche poétique de métaphores aussi signifiantes ! Que de douleur qu'il puisse comprendre l'image ! Censurons donc Le bateau ivre ou L'aigle du casque comme non pédagogiques ! L'enfant pourrait croire qu'il s'agit d'un vrai bateau et d'un vrai casque. Et rayons La chanson de Roland des programmes : elle ne donne pas une image du vrai Charlemagne ; son auteur s'est permis la transposition poétique et esthétique. À quel style pédagogique veut-on revenir qui ne tolérerait que le documentaire historico-littéraire, avec le vrai bureau, le vrai lit, la vraie plume et le vrai bidet du Maître, en général drapé en pied dans un portrait ? Avec en prime, l'ennui.

Il se trouve que ma double fonction d'auteur et de professeur me met à la charnière du problème soulevé par cette approche elle-même créative, d'un créateur. Je crois qu'il faut passer outre à la connaissance érudite de Molière, qui ici n'est pas ignorée, mais sous-entendue. Ce n'est pas facile pour ceux qui ont suivi les traces - rares - du dramaturge. Chacun s'est fait, en quelque sorte, son propre film ; chacun a sa propre tendresse pour l'auteur du Misanthrope. Il faut y renoncer, s'ouvrir. Mnouchkine et ses comédiens ont le droit à l'invention sur leur semblable, leur frère. Plus peut-être que tel ou tel érudit. Il faut dire que ce film est beau, d'une beauté qui passe tout de même la vérité historique de la première page des petits classiques ! Il rejoint, quelque part, La Vérité ; comme Rimbaud, Verlaine et autres gueux en disent plus sur leur temps que les sociologues.

C'est un film d'amour à tous les sens du mot : l'admirable montée vers la mort en est le signe final qui résume dans ces visages angoissés, déformés, brûlants de larmes, la passion ultime du créateur Molière. Et c'est comme si nous pleurions tous sur lui. Ce Molière-là, croyez-le, n'est pas petit !

Je ne pouvais pas, après lecture du numéro de l'Éducation consacré à Molière, ne pas vous dire cela. Croyez que c'est par estime pour votre revue.

 

Christian Liger, professeur de lettres.

 

 

Réponse d'Étienne Fuzellier

 

Je remercie M. Liger de répliquer sans le savoir à M. Fournier, en rappelant que j'ai le droit d'avoir mon opinion et de la dire, même si elle est minoritaire - ce qui d'ailleurs n'est pas prouvé.

Les questions qu'ils soulèvent sont si vastes que je dois me contenter de l'essentiel. M. Liger suggère que je  n'ai pas, comme lui, l'avantage de la double perspective de l'auteur et du professeur - bref, que je suis un érudit borné, ce qui explique mes œillères. Si œillères il y a, elles ne viennent pas de là : comme M. Liger, j'ai écrit des pièces de théâtre, écrit et interprété une centaine d'émissions de radio et des dramatiques à la télévision ; co-directeur et acteur de la Compagnie des Douze, j'ai connu aussi la vie du théâtre du côté de la création. Il se trouve simplement que mon expérience ne m'amène pas aux mêmes conclusions que lui.

Que M. Liger se rassure : je ne prends pas "pédagogie" au sens de "terreur intellectuelle". Je dis simplement que le mélange dans le film d'images réalistes et métaphoriques risque d'amener les jeunes spectateurs à des confusions regrettables. J'espère que M. Liger ne parle pas sérieusement en mettant sur ce point le cinéma à égalité avec la littérature et Le Bateau ivre sur le même plan que l'homme volant du Molière. Le réalisme intrinsèque de l'image cinématographique rend les confusions cent fois plus faciles : voyez ce qu'enduit notre collègue Mistry dans son Esthétique et psychologie du cinéma.

Ce ne sont d'ailleurs là que des points mineurs : l'essentiel réside bien entendu dans l'image qu'on nous donne de Molière. Et je persiste à dire que cette image, si émouvante et sympathique qu'elle soit, est mutilée. À côté de l'érudition, l'imagination historique et la sympathie humaine ont leur mot à dire, c'est vrai. Mais "passer la vérité historique" est une chose ; la contredire en est une autre et, s'il est vrai que "Molière n'aurait jamais été Molière sans le XVIIe siècle" (belle découverte !), cela implique d'abord qu'on prenne en compte tout le XVIIe siècle, et non des aspects choisis et triés. Surtout que cela ne répond pas à la question : "Pourquoi le XVIIe siècle n'a-t-il produit qu'un Molière ?" Il devait bien avoir quelque chose de particulier ? Montrer en lui "un de l'équipe", est-ce suffisant ?

Enfin, il y a des termes qu'il m'est difficile de laisser passer. Parler de "terreur intellectuelle", de "censure" parce que je me permets de dire que ce Molière est pédagogiquement discutable et qu'il faut que les enseignants le sachent, me semble pour le moins excessif. Et cet excès est rejoint symétriquement par M. Fournier : "On n'a pas le droit de faire la fine bouche... " Où est ici la censure ?

En tout cas, elle n'est pas à l'Éducation ; nous pouvons tous nous en féliciter, et j'en profite pour dire à mes deux correspondants que j'ai eu un très vif plaisir à les lire et que je pense à eux avec beaucoup de sympathie.

 

Étienne Fuzellier.

 

 Molière de Mnouchkine

 

 

Accéder au texte originel intégral d'Étienne Fuzellier