À la Recherche du temps perdu (2)

Du côté de chez Swann (2)

Un amour de Swann

 

 

[À Monsieur Gaston Calmette.
Comme un témoignage de profonde et affectueuse reconnaissance.
Marcel Proust]



Pour Liam



DEUXIÈME PARTIE

 

 

UN AMOUR DE SWANN






Pour faire partie du «petit noyau», du «petit groupe», du «petit clan» des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait  : «Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça !», «enfonçait» à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute «nouvelle recrue» à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres salons, et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les «fidèles» du sexe féminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même vertueuse et d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute relation) à une personne presque du demi-monde, Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait être «un amour» et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré le cordon ; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la cocotte eussent dédaigneusement refusé.

Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux «son couvert mis». Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si «ça lui chantait», car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin : «Tout pour les amis, vivent les camarades !» Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop d’impression. «Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine ? Vous savez bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne !» S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur peintre favori d’alors, «lâchait», comme disait M. Verdurin, «une grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout », Mme Verdurin surtout, à qui,—tant elle avait l’habitude de prendre au propre les expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait,—le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri.

L’habit noir était défendu parce qu’on était entre «copains» et pour ne pas ressembler aux «ennuyeux» dont on se garait comme de la peste et qu’on n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit «noyau».

Mais au fur et à mesure que les «camarades» avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois d’être libres, ce fut la mère de l’un, la profession de l’autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprès d’un malade en danger : «Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le déranger ce soir ; il passera une bonne nuit sans vous ; demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri.» Dès le commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles «lâcheraient» pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère à elle :

—«Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mme Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme en province !»

Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte :

—«Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le vendredi saint comme un autre jour ?» dit-elle à Cottard la première année, d’un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse. Mais elle tremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il n’était pas venu, elle risquait de se trouver seule.

—«Je viendrai le vendredi saint... vous faire mes adieux car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne».

—«En Auvergne ? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous fasse !»

Et après un silence :

—«Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables».

De même si un «fidèle» avait un ami, ou une «habituée» un flirt qui serait capable de faire «lâcher» quelquefois, les Verdurin qui ne s’effrayaient pas qu’une femme eût un amant pourvu qu’elle l’eût chez eux, l’aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient : «Eh bien ! amenez-le votre ami.» Et on l’engageait à l’essai, pour voir s’il était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s’il était susceptible d’être agrégé au «petit clan». S’il ne l’était pas on prenait à part le fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas contraire, le «nouveau» devenait à son tour un fidèle. Aussi quand cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avait fait la connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il serait très heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante la requête à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis qu’après sa femme, dont son rôle particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de grandes ressources d’ingéniosité.)

—Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en dis-tu ?

—«Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à une petite perfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, je vous dis que vous êtes une perfection.»

—«Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage, et elle ajouta : vous savez que je ne suis pas «fishing for compliments».

—«Eh bien ! amenez-le votre ami, s’il est agréable.»

Certes le «petit noyau» n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était pas la peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre, il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand il était devant une femme de chambre.

Il n’était pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés jusqu’à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu’elle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie de l’expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair saine, plantureuse et rose.

Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il n’avait pas encore connu, rester dans son «quant à soi» et tromper le désir qu’elle avait fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu’il eût pu connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur de nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui n’en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que de fois son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul coup en réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une recommandation télégraphique qui le mît en relation sur l’heure avec un de ses intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même, après coup, il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d’hommes intelligents qui ont vécu dans l’oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l’idée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la «Vie» contient des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les romans. Il l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, qu’il s’amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de fer une femme qu’il avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu’elle était la sœur d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le conclave, s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière.

Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir d’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de recommandation ou d’introduction leur était demandé avec une habileté diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les prétextes différents, accusait, plus que n’eussent fait les maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture de son ami, s’écriait : «Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde !» Et soit méfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si heureux.

Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là s’était plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand’mère en fredonnant :


«Quel est donc ce mystère ?
Je ne puis rien comprendre».
ou :

«Vision fugitive... »
ou encore :

«Dans ces affaires.
Le mieux est de ne rien voir».



Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de Swann : «Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup ?» la figuire de l'interlocuteur s'allongeait : «Ne prononcez jamais son nom devant moi !»—«Mais je croyais que vous étiez si liés... » Il avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand’mère, dînant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand’mère allait envoyer demander de ses nouvelles quand à l’office elle trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir.

Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine ou du moins une personne qu’une extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée. «Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que c’est le jour d’Opéra de son Américaine.» Il la faisait inviter dans les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses dîners hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu’un léger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à dîner chez l’une ou l’autre des femmes de sa coterie ; et alors, pensant à l’admiration et à l’amitié que les gens à la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps et qu’il allait retrouver là, lui prodigueraient devant la femme qu’il aimait, il retrouvait du charme à cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la matière, pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé un nouvel amour.

Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en revanche quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise mine ou d’être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l’intéressaient tant, «elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses», disant qu’il lui semblait qu’elle le connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vu dans «son home» où elle l’imaginait «si confortable avec son thé et ses livres», quoiqu’elle ne lui eût pas caché sa surprise qu’il habitât ce quartier qui devait être si triste et «qui était si peu smart pour lui qui l’était tant». Et après qu’il l’eut laissée venir, en le quittant elle lui avait dit son regret d’être restée si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s’il avait été pour elle quelque chose de plus que les autres êtres qu’elle connaissait et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d’union romanesque qui l’avait fait sourire. Mais à l’âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann et où l’on sait se contenter d’être amoureux pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s’il n’est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni en revanche par une association d’idées si forte, qu’il peut en devenir la cause, s’il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard sentir qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté d’une femme devait y être la plus grande, l’amour peut naître—l’amour le plus physique—sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable. À cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l’amour ; il n’évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière, nous n’avons pas besoin qu’une femme nous en dise le début—rempli par l’admiration qu’inspire la beauté—, pour en trouver la suite. Et si elle commence au milieu,—là où les cœurs se rapprochent, où l’on parle de n’exister plus que l’un pour l’autre—, nous avons assez l’habitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage où elle nous attend.

Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites ; et sans doute chacune d’elles renouvelait pour lui la déception qu’il éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les particularités dans l’intervalle, et qu’il ne s’était rappelé ni si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané ; il regrettait, pendant qu’elle causait avec lui, que la grande beauté qu’elle avait ne fût pas du genre de celles qu’il aurait spontanément préférées. Il faut d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait, alors, prolongés en «devants», soulevés en «crêpés», répandus en mèches folles le long des oreilles ; et quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu.

Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu’elle lui avait dit combien le temps lui durerait jusqu’à ce qu’il lui permît de revenir ; il se rappelait l’air inquiet, timide avec lequel elle l’avait une fois prié que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les regards qu’elle avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensées artificielles fixé devant son chapeau rond de paille blanche, à brides de velours noir. «Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé ?» Il avait allégué des travaux en train, une étude—en réalité abandonnée depuis des années—sur Ver Meer de Delft. «Je comprends que je ne peux rien faire, moi chétive, à côté de grands savants comme vous autres, lui avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant l’aréopage. Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. Comme cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers, avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en «mettant elle-même les mains à la pâte». «Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n’avais jamais entendu parler de lui ; vit-il encore ? Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent toujours en train de réfléchir, me dire : voilà, c’est à cela qu’il est en train de penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux !» Il s’était excusé sur sa peur des amitiés nouvelles, ce qu’il avait appelé, par galanterie, sa peur d’être malheureux. «Vous avez peur d’une affection ? comme c’est drôle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle dit d’une voix si naturelle, si convaincue, qu’il en avait été remué. Vous avez dû souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle. Elle n’a pas su vous comprendre ; vous êtes un être si à part. C’est cela que j’ai aimé d’abord en vous, j’ai bien senti que vous n’étiez pas comme tout le monde.»—«Et puis d’ailleurs vous aussi, lui avait-il dit, je sais bien ce que c’est que les femmes, vous devez avoir des tas d’occupations, être peu libre.»—«Moi, je n’ai jamais rien à faire ! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit où il pourrait vous être commode de me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse d’accourir. Le ferez-vous ? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire présenter à Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous ! si on s’y retrouvait et si je pensais que c’est un peu pour moi que vous y êtes !»

Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement jouer son image entre beaucoup d’autres images de femmes dans des rêveries romanesques ; mais si, grâce à une circonstance quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce à elle, la circonstance qui se présente au moment où un état, latent jusque-là, se déclare, pouvant n’avoir influé en rien sur lui) l’image d’Odette de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries, si celles-ci n’étaient plus séparables de son souvenir, alors l’imperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni qu’il eût été, plus ou moins qu’un autre corps, selon le goût de Swann, puisque devenu le corps de celle qu’il aimait, il serait désormais le seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments.

Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait pu dire d’aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui qu’il appelait le «jeune Verdurin» et qu’il considérait, un peu en gros, comme tombé—tout en gardant de nombreux millions—dans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant s’il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin : «À la garde ! à la garde ! s’était écrié mon grand-père, ça ne m’étonne pas du tout, c’est bien par là que devait finir Swann. Joli milieu ! D’abord je ne peux pas faire ce qu’il me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien ! nous allons avoir de l’agrément si Swann s’affuble des petits Verdurin.»

Et sur la réponse négative de mon grand-père, c’est Odette qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.

Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels s’étaient joints dans la soirée quelques autres fidèles.

Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l’offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu’il n’osait pas poser : «Dites-vous cela pour de bon ?» Il n’était pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait d’avance à son attitude toute impropriété puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de mise, qu’il le savait bien et que s’il avait adopté celle-là, c’était par plaisanterie.

Sur tous les points cependant où une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de s’efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction.

C’est ainsi que, sur les conseils qu’une mère prévoyante lui avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus, sans tâcher de se faire documenter sur eux.

Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus précis qu’elles n’ont, il eût désiré savoir ce qu’on voulait dire exactement par celles qu’il entendait le plus souvent employer : la beauté du diable, du sang bleu, une vie de bâtons de chaise, le quart d’heure de Rabelais, être le prince des élégances, donner carte blanche, être réduit à quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait à son tour les faire figurer dans ses propos. À leur défaut il plaçait des jeux de mots qu’il avait appris. Quant aux noms de personnes nouveaux qu’on prononçait devant lui il se contentait seulement de les répéter sur un ton interrogatif qu’il pensait suffisant pour lui valoir des explications qu’il n’aurait pas l’air de demander.

Comme le sens critique qu’il croyait exercer sur tout lui faisait complètement défaut, le raffinement de politesse qui consiste à affirmer, à quelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter d’en être cru, que c’est à lui qu’on a obligation, était peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût l’aveuglement de Mme Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de voir que quand elle l’invitait dans une avant-scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce : «Vous êtes trop aimable d’être venu, docteur, d’autant plus que je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes peut-être trop près de la scène», le docteur Cottard qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le renseignât sur la valeur du spectacle, lui répondait : «En effet on est beaucoup trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne !» Et il ajoutait : «Sarah Bernhardt c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce pas ? On écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est une expression bizarre, n’est-ce pas ?» dans l’espoir de commentaires qui ne venaient point.

«Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au docteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence pratique, il ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en rapporte à ce que nous lui en disons.»—«Je n’avais pas osé te le dire, mais je l’avais remarqué», répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an suivant, au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que c’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu’on pouvait difficilement en voir d’aussi belle.

Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M. Swann : «Swann ?» s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu’on ne lui répondait pas : «Swann ? Qui çà, Swann !» hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mme Verdurin eut dit : «Mais l’ami dont Odette nous avait parlé.»—«Ah ! bon, bon, ça va bien», répondit le docteur apaisé. Quant au peintre il se réjouissait de l’introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu’il le supposait amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les liaisons. «Rien ne m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup, même entre femmes !»

En disant aux Verdurin que Swann était très «smart», Odette leur avait fait craindre un «ennuyeux». Il leur fit au contraire une excellente impression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde, une des supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer par le désir ou par l’horreur qu’il inspire à l’imagination, de le considérer comme sans aucune importance. Leur amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce qu’ils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique élémentaire de l’homme du monde tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu qu’on lui présente et s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à qui on le présente, avait fini par passer sans qu’il en fût conscient dans toute l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit instinctivement montre d’un empressement, se livra à des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il n’eut un moment de froideur qu’avec le docteur Cottard : en le voyant lui cligner de l’œil et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit qu’une dame qui se trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa qu’un mari aussi jeune n’aurait pas cherché à faire allusion devant sa femme à des divertissements de ce genre ; et il cessa de donner à l’air entendu du docteur la signification qu’il redoutait. Le peintre invita tout de suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva gentil. «Peut-être qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un ton qui feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera le portrait de Cottard (elle l’avait commandé au peintre). Pensez bien, «monsieur» Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui c’était une plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous savez que ce que je veux surtout avoir, c’est son sourire, ce que je vous ai demandé c’est le portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités l’eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit d’abord rapprocher quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance de tout le monde, même d’un vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon cœur avaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa science d’archiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on sentait qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité de l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mme Verdurin l’effet de renverser les rôles (au point qu’en réponse, elle dit en insistant sur la différence : «Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette»), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les Verdurin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu’elle croyait qu’en noir on est toujours bien et que c’est ce qu’il y a de plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge comme chaque fois qu’elle venait de manger. Elle s’inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme elle n’avait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle prononçait exprès d’une manière confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompé d’un tel vague qu’on ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation n’était qu’un graillonnement indistinct duquel émergeaient de temps à autre les rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer légèrement d’elle en parlant à M. Verdurin lequel au contraire fut piqué.

—«C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous accorde qu’elle n’est pas étourdissante ; mais je vous assure qu’elle est agréable quand on cause seul avec elle.

«Je n’en doute pas, s’empressa de concéder Swann. Je voulais dire qu’elle ne me semblait pas «éminente» ajouta-t-il en détachant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un compliment !» «Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d’une manière charmante. Vous n’avez jamais entendu son neveu ? c’est admirable, n’est-ce pas, docteur ? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, Monsieur Swann ?» —«Mais ce sera un bonheur..., commençait à répondre Swann, quand le docteur l’interrompit d’un air moqueur. En effet ayant retenu que dans la conversation l’emphase, l’emploi de formes solennelles, était suranné, dès qu’il entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de l’être le mot «bonheur», il croyait que celui qui l’avait prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce qu’il appelait un vieux cliché, si courant que ce mot fût d’ailleurs, le docteur supposait que la phrase commencée était ridicule et la terminait ironiquement par le lieu commun qu’il semblait accuser son interlocuteur d’avoir voulu placer, alors que celui-ci n’y avait jamais pensé.

—«Un bonheur pour la France !» s’écria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase.

M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.

—«Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on a l’air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, s’écria Mme Verdurin. Si vous croyez que je m’amuse, moi, à rester toute seule en pénitence», ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant l’enfant.

Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; mais elle n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate d’étrennes.

De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs «fumisteries», mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux,—et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité—, elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité.

Cependant, M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission d’allumer sa pipe («ici on ne se gêne pas, on est entre camarades»), priait le jeune artiste de se mettre au piano.

—«Allons, voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour être tourmenté, s’écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu’on le tourmente, moi !»

—«Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte, il va nous jouer l’arrangement pour piano.»

—«Ah ! non, non, pas ma sonate ! cria Mme Verdurin, je n’ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois ; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer ; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas vous qui garderez le lit huit jours !»

Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la «Patronne» et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose, leur disant, comme on fait au Reichstag dans les moments intéressants : «Écoutez, écoutez.» Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que d’habitude.

—Eh bien ! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l’andante.

—«Que l’andante, comme tu y vas !» s’écria Mme Verdurin. «C’est justement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron ! C’est comme si dans la Neuvième il disait : nous n’entendrons que le finale, ou dans les Maîtres que l’ouverture.

Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin à laisser jouer le pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la musique lui donnait—il y reconnaissait certains états neurasthéniques—mais par cette habitude qu’ont beaucoup de médecins, de faire fléchir immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu’est en jeu, chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils conseillent d’oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs essentiels.

—Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous vous soignerons.

—Bien vrai ? répondit Mme Verdurin, comme si devant l’espérance d’une telle faveur il n’y avait plus qu’à capituler. Peut-être aussi à force de dire qu’elle serait malade, y avait-il des moments où elle ne se rappelait plus que c’était un mensonge et prenait une âme de malade. Or ceux-ci, fatigués d’être toujours obligés de faire dépendre de leur sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire qu’ils pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur fait mal d’habitude, à condition de se remettre en les mains d’un être puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à prendre, d’un mot ou d’une pilule, les remettra sur pied.

Odette était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie qui était près du piano :

—Vous savez, j’ai ma petite place, dit-elle à Mme Verdurin.

Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever :

—«Vous n’êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté d’Odette, n’est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann ?»

—«Quel joli Beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui cherchait à être aimable.»

—«Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d’aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n’ont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l’heure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné ? Qu’est-ce que vous en dites, je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner ! Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend que je n’aime pas les fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est ce que vous avez tous à rire ? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.

—Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.

—«Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi—allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été... —»

—«Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à témoin : est-ce que j’ai dit quelque chose ?»

Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de suite.

—Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est vous qu’on va caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s’en charger.

Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi :

L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie—il ne savait lui-même—qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables,—si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.

D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.

Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort ; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation il devait s’y rendre et que s’il ne faisait pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez qui tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait interrogées ; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou parties avant ; certaines pourtant étaient là pendant qu’on l’exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison ils savaient que c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.

Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la Sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret.

Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin.

—Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann ; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout excepté du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre, plus complet.

Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s’il avait fait un trait d’esprit :

—«Vous êtes très indulgente pour moi», dit-il.

Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari : «Allons, donne-lui de l’orangeade, il l’a bien méritée», Swann racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit d’un peu loin : «Eh bien ! il me semble qu’on est en train de vous dire de belles choses, Odette», elle répondit : «Oui, de très belles» et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir.

Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme Verdurin s’était écriée : «Je vous crois un peu qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la connaître», et le peintre avait ajouté : «Ah ! c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas. Ce n’est pas si vous voulez la chose «cher» et «public», n’est-ce pas ? mais c’est la très grosse impression pour les artistes»), ces gens semblaient ne s’être jamais posé ces questions car ils furent incapables d’y répondre.

Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée :

—«Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention ; je vous dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer dans des pointes d’aiguille ; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison», répondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de «M. Biche». Comme le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux mauves.

Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas trop de monde pour le voir :

—Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello ! s’écria-t-il avec une brusque résolution.

Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand public.

—Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.

—C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.

—Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.

—Alors poser la question c’est la résoudre ? dit le docteur.

—Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux.

Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.

—Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font soigner par Potain !

—Ah ! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous oubliez que vous parlez d’un de mes confères, je devrais dire un de mes maîtres.

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval, qui pourtant s’observent en effet.

—Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos malades, vous, au moins !

—Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton air ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de la science... C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire : «C’est Potain qui me soigne.»

—Ah ! c’est plus chic ? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant ? je ne savais pas ça... Ce que vous m’amusez ! s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous me faisiez monter à l’arbre.

Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de l’amabilité.

—Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple, charmant ; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme cela, vous pouvez les amener.

M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la tante du pianiste

. —Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre ?

—Mais non, il ne veut pas.

—Ah ! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au dernier moment !

À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières, de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde officiel, répondit :

—Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l’Élysée.

—Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.

—Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa phrase avait produit.

Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie :

—Ça vous prend souvent ?

Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait : «Ah ! bon, bon, ça va bien» et ne montrait plus trace d’émotion. Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.

—Comment ça, M. Grévy ? vous connaissez M. Grévy ? dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots «à qui il a affaire», comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’Infirmerie spéciale du Dépôt.

—Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République.

Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que l’invité avouait lui-même être ennuyeux.

—«Ah ! bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton d’un douanier, méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.

—«Ah ! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners, vous avez de la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de contrainte qui, employés à l’égard des fidèles, eussent été capables de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il mange avec ses doigts.»

—«En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller», dit le docteur avec une nuance de commisération ; et, se rappelant le chiffre de huit convives : «Sont-ce des déjeuners intimes ?» demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une curiosité de badaud.

Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait avec intérêt : «Verrons-nous ce soir M. Swann ? Il a des relations personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman ?» Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour l’exposition dentaire.

—«Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les doigts.»

Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont il n’avait jamais parlé.

Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances d’Odette.

—«Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela», lui disait-elle.

—«Et Mme Verdurin ?»

—«Oh ! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s’arranger.

—«Vous êtes gentille.»

Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part, préférant infiniment à celle d’Odette, la beauté d’une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les Verdurin. À son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses qu’il avait envoyées le matin lui disait : «Je vous gronde» et lui indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait pour eux deux, la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire ; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-même,—en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée, et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles—, que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les unissait ; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage. «Qu’avez-vous besoin du reste ? lui avait-elle dit. C’est ça notre morceau.» Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et d’un être particulier.

Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la voir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de ce droit qu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.

Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann ; un soir comme elle venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier chrysanthème et le lui donna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours la fleur fut fanée, il l’enferma précieusement dans son secrétaire.

Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour elle «prendre le thé». L’isolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées en entrant.

Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’oranger et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails. Elle lui avait dit : «Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous arranger», et avec le petit rire vaniteux qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain,—faisant peut-être rêver dans la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées—, elle avait surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il les posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait passé trop près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer elle-même dans sa peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de près pour voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes «amusantes», et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie, en satin. «Celle-là a l’air d’être découpée dans la doublure de mon manteau», dit-elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si «chic», pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée, plus digne que bien des femmes qu’elle lui fit une place dans son salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu’elle appelait : «chéris». Et ces affectations contrastaient avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à Notre-Dame de Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice, guérie d’une maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites. Odette fit à Swann «son» thé, lui demanda : «Citron ou crème ?» et comme il répondit «crème», lui dit en riant : «Un nuage !» Et comme il le trouvait bon : «Vous voyez que je sais ce que vous aimez.» Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se répétait : «Ce serait bien agréable d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thé.» Une heure après, il reçut un mot d’Odette, et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une affectation de raideur britannique imposait une apparence de discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait oublié son étui à cigarettes chez Odette. «Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre.»

Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En se rendant chez elle ce jour-là comme chaque fois qu’il devait la voir d’avance, il se la représentait ; et la nécessité où il était pour trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et fraîches, les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une preuve que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante ; elle le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la matière d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi ; sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre, de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de réalité et de vie, une saveur moderne ; peut-être aussi s’était-il tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui. Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il les apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait plus ancien avec un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en soit et peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait depuis quelque temps et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse qui s’en est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair.

Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur il ne s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus raffinés. Il oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’«œuvre florentine» rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse. Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eue de cette femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les données d’une esthétique certaine ; sans compter que le baiser et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l’adoration d’une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et délicieux.

Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur.

Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu’il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur.

Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre ; sentant que depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait n’avoir pas grand’chose à lui dire, il craignait que les façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble, ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé, d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout d’un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères simulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme, jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits ; et en effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait fait porter à midi de la «Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces mots : «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire», et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et lui dirait : «J’ai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité sur son visage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché jusque-là de son cœur.

Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendit compte, ses yeux brillaient d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre : «Je crois que ça chauffe.» Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu : une sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le petit «clan» prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.

Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cœur ; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur.

—«As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était pas là ? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est pincé !»

—«La tête qu’il a fait ?» demanda avec violence le docteur Cottard qui, étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne savait pas de qui on parlait.

—«Comment vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des Swann»...

—«Non. M. Swann est venu» ?

—Oh ! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.

—«Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a fait voir l’heure du berger», dit le docteur, expérimentant avec prudence le sens de ces expressions.

—«Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle a bien tort et qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle est du reste.»

—«Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a rien, nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas ?»

—«À moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je vous dis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires ! Comme elle n’a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu’elle devrait coucher avec lui. Elle prétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort béguin pour lui mais qu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à son tour, et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que c’est un être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a pour lui, est-ce que je sais, moi ? Ce serait pourtant absolument ce qu’il lui faut.»

—«Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne me revient qu’à demi ce monsieur ; je le trouve poseur.»

Mme Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte comme si elle était devenue une statue, fiction qui lui permit d’être censée ne pas avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l’air d’impliquer qu’on pouvait «poser» avec eux, donc qu’on était «plus qu’eux».

—«Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne peut rien dire, puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne sais si tu as entendu ce qu’il lui débitait l’autre soir sur la sonate de Vinteuil ; j’aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire des théories d’esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard !»

—«Voyons, ne dites pas du mal d’Odette, dit Mme Verdurin en faisant l’enfant. Elle est charmante.»

—«Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante ; nous ne disons pas du mal d’elle, nous disons que ce n’est pas une vertu ni une intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce qu’elle soit vertueuse ? Elle serait peut-être beaucoup moins charmante, qui sait ?»

Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d’hôtel qui ne se trouvait pas là au moment où il était arrivé et avait été chargé par Odette de lui dire,—mais il y avait bien une heure déjà,—au cas où il viendrait encore, qu’elle irait probablement prendre du chocolat chez Prévost avant de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture était arrêtée par d’autres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de renverser si le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu’elle n’était en réalité sa chance d’arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement comme s’il venait de s’éveiller. Quoi ? toute cette agitation parce qu’il ne verrait Odette que demain, ce que précisément il avait souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait chez Prévost, il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul, qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie. Et pourtant depuis un moment qu’il sentait qu’une nouvelle personne s’était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante. C’est à peine s’il se disait que cette rencontre possible chez Prévost (de laquelle l’attente saccageait, dénudait à ce point les moments qui la précédaient qu’il ne trouvait plus une seule idée, un seul souvenir derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il était probable pourtant, si elle avait lieu, qu’elle serait comme les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir, dès qu’il serait avec Odette, jetant furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt détourné de peur qu’elle n’y vît l’avance d’un désir et ne crût plus à son désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à trouver des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’il la retrouverait le lendemain chez les Verdurin : c’est-à-dire de prolonger pour l’instant et de renouveler un jour de plus la déception et la torture que lui apportait la vaine présence de cette femme qu’il approchait sans oser l’étreindre.

Elle n’était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge Loredan de Rizzo) qu’il alla attendre ensuite—n’ayant rien trouvé lui-même—à l’endroit qu’il lui avait désigné. La voiture ne revenait pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme celui où Rémi lui dirait : «Cette dame est là», et comme celui où Rémi lui dirait, «cette dame n’était dans aucun des cafés.» Et ainsi il voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative, précédée soit par la rencontre d’Odette qui abolirait son angoisse, soit, par le renoncement forcé à la trouver ce soir, par l’acceptation de rentrer chez lui sans l’avoir vue.

Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann, celui-ci ne lui dit pas : «Avez-vous trouvé cette dame ?» mais : «Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la provision doit commencer à s’épuiser.» Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l’attendait, la fin de la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se presser d’atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne s’échapperait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie ; il avait dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le corps, ceux-là qui au moment d’éviter un choc, d’éloigner une flamme de leur habit, d’accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient auparavant comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant : «Cette dame est là», il eut répondu : «Ah ! oui, c’est vrai, la course que je vous avais donnée, tiens je n’aurais pas cru», et aurait continué à lui parler provision de bois pour lui cacher l’émotion qu’il avait eue et se laisser à lui-même le temps de rompre avec l’inquiétude et de se donner au bonheur.

Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur :

—Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer.

Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche :

—«Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame ; c’est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m’avait pas vu.»

—«Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit Rémi, puisque c’est elle qui est partie sans attendre Monsieur, qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et qu’elle n’y était pas».

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.

De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand—à ce moment où il nous fait défaut—à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir—le besoin insensé et douloureux de le posséder.

Swann se fit conduire dans les derniers restaurants ; c’est la seule hypothèse du bonheur qu’il avait envisagée avec calme ; il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher, comme si en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait s’ajouter à celui qu’il en avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette, au cas où elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ; elle lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.

Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer. Mais cette joie que sa raison n’avait cessé d’estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle ; car, il n’y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui restait extérieure ; il n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir,—c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui projetait vers lui—cette vérité qui rayonnait au point de dissiper comme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un voyageur arrivé par un beau temps au bord de la Méditerranée, incertain de l’existence des pays qu’il vient de quitter, laisse éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur jette des regards, par les rayons qu’émet vers lui l’azur lumineux et résistant des eaux.

Il monta avec elle dans la voiture qu’elle avait et dit à la sienne de suivre.

Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée sous sa mantille, d’un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d’une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute palpitante, sans respiration.

—«Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur.»

Et il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la maintenir ; puis il lui dit :

—Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc. J’ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.

Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant :

—«Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.»

Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria :

—«Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu... je pense que c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même... Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus ? Je n’en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité.»

Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît».

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu’on va quitter pour toujours.

Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque d’audace pour formuler une exigence plus grande que celle-là (qu’il pouvait renouveler puisqu’elle n’avait pas fiché Odette la première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait : «C’est malheureux, ce soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été déplacés comme l’autre soir ; il me semble pourtant que celui-ci n’est pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les autres ?» Ou bien, si elle n’en avait pas : «Oh ! pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements.» De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d’Odette et que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses ; et, bien plus tard quand l’arrangement (ou le simulacre d’arrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore «faire catleya», devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte de la possession physique—où d’ailleurs l’on ne possède rien,—survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire «faire l’amour» ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles—ou crues telles par nous—pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois pour Swann l’arrangement des catleyas. Il espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c’était la possession de cette femme qui allait sortir d’entre leurs larges pétales mauves ; et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne tolérait peut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas reconnu, lui semblait, à cause de cela—comme il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre—un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer, un plaisir—ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda la trace—entièrement particulier et nouveau.