Anny Duperey s'est fait connaître en révélant quelques-unes des photos prises par son père, dans un livre pudique, Le Voile noir (asphyxiés accidentellement par l'oxyde de carbone dans un pavillon de la banlieue de Rouen à respectivement 30 et 28 ans, les parents d'Anny laissaient deux orphelines de cinq mois et de huit ans), qui restituait une sorte de déchirement lancinant. Dans Les chats de hasard (paru en 1999), elle continue à se dévoiler à travers la relation entretenue avec son défunt chat Missoui. - Qu'est-ce qui vous attire particulièrement chez les chats? lui demanda-t-on. - Le silence. Je me sens bien dans le silence. Et elle ajouta : ce livre est en fait la vraie fin du Voile noir. En mourant, cette chatte m'a permis de vivre mon premier enterrement acceptable.


Cet extrait est dédié à A.F., qui se reconnaîtra, je pense. Avec mon amitié.

 

 

Pour ce qui est des chiens et des chats, ceux qui partagent intimement notre vie quotidienne, je sais depuis toujours que je suis plutôt une personne "à chat". J'ai cru remarquer, d'ailleurs, que rares sont les personnes qui sont tout à fait également "à chien" et "à chat", les deux groupes affirmant pareillement qu'on a des rapports beaucoup plus profonds, sincères, supérieurs avec l'un ou l'autre de ces animaux suivant leur préférence.

Pour ma part, je ne crois pas que les chiens soient meilleurs que les chats, ou les chats plus intelligents que les chiens. Non. Tout est question de sensibilité personnelle vis-à-vis des uns et des autres, et mon amour pour eux est non seulement raisonnable mais aussi prudent quand je pense qu'à l'intérieur des races et des genres, avec des tendances et des traits de caractère plus marqués chez les uns ou les autres, tout est question de qualité individuelle. Je crois que ce qui est valable pour les gens l'est aussi pour les animaux : il y a des cons partout. Et aussi des types formidables. Peut-être la même proportion de lâches, de paresseux, de fourbes et de naïfs, de francs, de courageux et sincères, de ronchons, quelques-uns d'une grande intelligence, quelques rares authentiques salopards, une grosse majorité de braves gens et parfois, parfois sans doute, un être exceptionnel. Un, tout à coup, plus délicat, plus sensible, plus généreux que les autres. Comme chez nous.

Quant à préférer chien ou chat, il peut y avoir une tradition familiale - c'est mon cas. On est enclin à mieux aimer ce que l'on connaît depuis qu'on est tout petit. On n'a pas de surprise, on sait comment s'y prendre avec eux, et leur comportement particulier ne nous heurte pas. Mais ce n'est pas tout, il peut y avoir une attirance purement physique pour l'un ou l'autre.

Une petite fille de neuf ans m'a fort bien défini sa préférence alors qu'elle côtoie chiens et chats depuis des années. Elle n'est pas attirée par les chats, elle ne parvient pas à établir un contact avec eux, et elle en est désolée car elle aime pourtant "tous les animaux, même ceux qui mordent et qui piquent". Elle fait des efforts pour aller vers eux, elle aurait bien envie de leur faire des câlins, mais à peine a-t-elle réussi à persuader doucement un chat de rester près d'elle qu'elle oublie qu'il est là, fait un geste brusque ou se lève d'un bond. Et les voilà tous deux déçus l'un de l'autre, l'animal chamboulé regardant ce petit être peu fiable qui l'a amené à s'abandonner pour l'envoyer valdinguer deux secondes après, et la petite fille frustrée, essayant en vain de le reprendre, et trouvant encore une fois que les chats c'est bien compliqué, qu'il faut toujours prendre des gants avec eux et qu'ils s'en vont tout le temps dès qu'elle bouge naturellement. Et puis un jour elle a trouvé pourquoi ça ne "colle" pas entre elle et les chats :

"Les chats, c'est doux… Mais tellement doux que ça m'énerve. Je ne leur ferais pas de mal, ça non, j'aime trop les animaux ! Mais tu vois ça ne serait pas vivant, je crois que je leur taperais dessus avec plaisir". Elle aime vraiment mieux le côté un peu rêche et brusque d'un chien, adapté à son tempérament. C'est une enfant à la tendresse rugueuse.

Ne pas déranger un chat qui s'est endormi sur ses genoux, retarder le moment de se lever pour profiter de cette douceur, de cette quiétude chaude sur soi, c'est le signe infaillible de l'affection élective pour eux. Cela ne s'apprend pas. J'ai vu mon fils, tout petit, renoncer à son goûter pour ne pas déranger notre chatte couchée sur lui. Puis se couler de dessous elle avec d'infinies précautions et des mots doux pour la rendormir. Puis il pouvait soudainement jouer bruyamment à la guerre en sautant comme un fou sur le canapé, par-dessus la chatte, mais il n'oubliait pas, au plus fort de sa bagarre imaginaire, de la rassurer au passage.

Et la chatte ne bougeait pas, de grands coups de sabre en plastique sifflant au ras de ses oreilles, tout à fait tranquille et en totale confiance. Un seul geste de la petite fille qui n'arrive pas à aimer les chats l'aurait fait fuir…

[…]

Les gens qui aiment les chats évitent les rapports de force. Ils répugnent à donner des ordres et craignent ceux qui élèvent la voix, qui osent faire des scandales. Ils rêvent d'un monde tranquille et doux où tous vivraient harmonieusement ensemble. Ils voudraient être ce qu'ils sont sans que personne ne leur reproche rien.

Les gens qui aiment les chats sont habiles à fuir les conflits et se défendent fort mal quand on les agresse. Ils préfèrent se taire, quitte à paraître lâches. Ils ont tendance au repli sur soi, à la dévotion. Ils sont fidèles à des rêves d'enfant qu'ils n'osent dire à personne. Ils n'ont pas du tout peur du silence. Ils ne s'arrangent pas trop mal avec le temps qui passe, leur songe intérieur estompe les repères, arrondit les angles des années.

Les gens qui aiment les chats adorent cette indépendance qu'ils ont, car cela garantit leur propre liberté. Ils ne supportent pas les entraves ni pour eux-mêmes ni pour les autres. Ils ont cet orgueil de vouloir être choisis chaque jour par ceux qui les aiment et qui pourraient partir librement, sans porte fermée, sans laisse, sans marchandage. Et rêvent bien sûr que l'amour aille de soi, sans effort, et qu'on ne les quitte jamais. Ils ne veulent pas obtenir les choses par force et voudraient que tout soit donné.

Les gens qui aiment les chats, avec infiniment de respect et de tendresse, auraient envie d'être aimés de la même manière - qu'on les trouve beaux et doux, toujours, qu'on les caresse souvent, qu'on les prenne tels qu'ils sont, avec leur paresse, leur égoïsme, et que leur seule présence soit un cadeau.

Dans le doute de pouvoir obtenir pour eux-mêmes un tel amour, ils le donnent aux chats. Ainsi cela existe. Ça console.

Les gens qui aiment les chats font une confiance parfois excessive à l'intuition. L'instinct prime la réflexion. Ils sont portés vers l'irrationnel, les sciences occultes. Ils mettent au-dessus de tout l'individu et ses dons personnels et sont assez peu enclins à la politique. Les tendances générales, les grands courants, les mouvements d'opinion, les embrasements de foule les laissent aussi circonspects que leur animal devant un plat douteux. Et si leur conviction les pousse à s'engager, une part d'eux-mêmes reste toujours observatrice, prête au repli dans son territoire intime et idéaliste, toujours à la frange, comme leurs compagnons, d'un pacte avec la société et d'un retour vers une vie sauvage dans l'imaginaire.

Les gens qui aiment les chats sont souvent frileux. Ils ont grand besoin d'être consolés. De tout. Ils font semblant d'être adultes et gardent secrètement une envie de ne pas grandir. Ils préservent jalousement leur enfance et s'y réfugient en secret derrière leurs paupières mi-closes, un chat sur les genoux.

- À quoi penses-tu ?

- À rien…

- Tu ne dis rien. Tu es triste ?

- Oh, non !

- Tu es fatigué ?

- Non, je rêve, c'est tout.

Enfin, j'ai cru remarquer que les gens qui aiment les chats étaient souvent ainsi…

J'aime les chats.

 



© Anny Duperey, Les chats de hasard, pp. 10-19.

 

 

 

Pour conclure... Un chien sauvé de la noyade par son copain chat

 

"Mon père était cuisinier, il faisait la saison d'été dans un hôtel des Praz de Chamonix, en compagnie de son chat Nadir. Pendant le service, le chat était attaché à la sortie de la cuisine. Plus loin coule l'Arve, un torrent… Le chat acceptait bien la situation et ne manifestait jamais, car il savait que, le service terminé, il irait faire un tour avec son maître. Il connaissait bien le chien de la maison. Un copain, disait mon père. Un jour, mon père s'est rendu compte que Nadir s'agitait, miaulait, tirait sur sa laisse. Il a compris que quelque chose d'anormal se passait. Il s'est approché de son chat et a vu, au bord de larve, le chien en difficulté qui pleurait. Il a pu, grâce à Nadir, éviter que le copain ne soit emporté par le courant vers lequel il glissait. Je vous laisse conclure sur l'intelligence des animaux, leur faculté de compassion, leur possibilité de se faire comprendre. Ils ont un langage que nous n'avons pas encore décrypté".

 

D'après une lectrice marseillaise de La Provence, 3 décembre 2000.

 

 

Ces extraits sont aussi dédiés
à

Sylvaine, Vaïna, Pierre...

et à Caramel, qui trône ci-contre !

 

 


 

 


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