Conteur à la verve inépuisable, Jean Giono nous régale une fois encore avec le dernier volume (La chasse au bonheur) de ses chroniques rédigées pour divers journaux. De cette chasse au bonheur, et pour commémorer à ma façon la fête des Mères, j'extrais ce texte intitulé Ma Mère, justement. Mais les 36 autres méritent tout autant le détour...

 

"J'ai toujours été féru de romanesque" (J. Giono)

 

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Les philosophes nous chapitrent en tous sens sur le progrès. D'après eux, si on les écoute, "les lendemains chanteront" à condition de tout changer de fond en comble. Or, l'homme ne change pas : il a sa charge de viscères, son réseau de sang, ses cavités. Il ne flamboie qu'avec sa matière chimique ; il ne se meut qu'avec ses lois physiques, et son esprit n'est qu'un esprit de sel.

Si on l'imagine animé de dialectique, il tourne en rond : sa discussion l'emporte, sa biologie le tient au piquet ; son élan le projette, son centre le ramène ; son mouvement ascensionnel se transforme ainsi en un mouvement circulaire.

Le sang n'est pas de l'encre. Je connais un bon petit jeune homme qui s'est entiché d'un "mouvement" comme on dit. Un "mouvement" pour le progrès, un mouvement politique, philosophique, etc. etc. un truc qui bouge, quoi ! En premier lieu, naturellement, on l'a démarré, on l'a détaché de de qui l'amarrait en général, car c'est plus facile d'emporter ce qui est détaché ou qui s'emporte, et en particulier de sa famille, et surtout de son père et de sa mère. De son père, passe encore : le pater familias est une sorte de patron, et encore pis quand c'est un saint patron ; il est l'ennemi naturel (quand on n'est pas une bonne nature). Mais de sa mère ! Démarré de sa mère ? À quoi s'amarrera-t-il après ? Il ne peut pas rester constamment flottant ou dans les nuages. Il faudra bien qu'il s'attache finalement à quelque chose ou à quelqu'un. S'il se rattache à quelque chose, esprit ou matière, il y perdra fatalement : le sang n'est pas de l'encre. S'il se rattache à quelqu'un, à quoi bon changer de sang ?

Ce sont les "fils des nuages", trimballés par les vents, projetés d'éclairs en éclairs, abasourdis de tonnerres en tonnerres ! À quoi bon parler de leur mère ! Le mot "mère", le mot "maternel" n'existent pas dans la phraséologie philosophique (ni politique) ; les mots "mère" ou "maternel", quand on est obligé de s'en servir, on les accompagne toujours d'ironie ou de mépris. "Nous ne sommes pas des enfants", disent-ils.

Pour ma mère, je ne suis qu'un enfant. Les "modernes" (qu'ils disent) se moqueront de moi. Ils diront que je suis un naïf, que je date. Mais, oui, j'aime ma mère. Elle m'a accompagné un bon bout de temps puis elle est morte depuis vingt ans. Je l'ai aimée, je l'ai respectée, je ne lui ai pas toujours obéi, hélas ! mais je n'étais pas très loin ; si je m'écartais un peu, je ne la perdais pas de vue.

La pauvreté est bien heureuse. Quand j'ai été en âge d'homme, il n'était pas question que je quitte ma mère. Je devais travailler pour elle ; elle n'avait plus de devoirs : elle n'avait que des droits ; moi, je n'avais plus de droits : il me restait des devoirs. Devoirs bien faciles avec la tendresse et l'amour. Riche, j'aurais pu faire ma vie séparée de la sienne, lui donner un capital ou des revenus, mais je n'avais ni capital ni revenus. Ma mère resta donc dans ma maison, à ma table. Je n'étais pas Crésus, je travaillais dans une banque et pas du tout en fantaisiste. J'y suis resté dix-sept ans. J'ai gravi tous mes échelons: j'ai commencé chasseur dans une petite agence et j'ai terminé directeur. C'est pour dire qu'il ne s'agissait pas de charger les philosophes de mon avenir : j'y travaillais moi-même. Le capital de tendresse et d'amour qu'on me rendait en retour allégeait ma vie.

Entrons dans quelques détails.

En 1909-1910, j'avais quatorze à quinze ans. Jusque-là, ma mère avait été pour moi comme un arbre ou, plus exactement, l'air qu'on respire ; maintenant, je commençais à avoir besoin de pièces probantes. C'était le moment, comme pour tout le monde. Je sentais confusément que j'étais sevré, qu'il me fallait passer à une nourriture plus solide. Heureusement je n'étais pas, je ne suis pas, intelligent. Je ne cherchais pas la syntaxe des sciences mais celle de la sensation ; j'appris à aimer. Il ne s'agissait pas d'un enseignement ex cathedra mais d'un continuum biologique inconscient.

Chaque dimanche après-midi, nous faisions une promenade sacro-sainte. Mon père endossait son veston noir et quelquefois son pardessus ; ma mère était dans tous ses atours. J'aimais beaucoup son parfum de vanille, mais pour cette promenade (qu'elle détestait) ma mère s'ajoutait une "odeur fine", disait-elle ; la violette ou le réséda. Mon père avait sa belle chemise amidonnée, sa cravate à "l'ennemi public" ; ma mère portait son corsage de faille, son sautoir, sa petite montre en or accrochée ostensiblement à la place de son cœur. Elle s'était coiffée à la Marie Vetsera, les cheveux tirés, le chignon bas sur la nuque. Et nous partions. Oh ! moi, évidemment, j'étais beau comme un astre.

Nous allions à pas lents, comme tous les endimanchés de notre petite ville, sur un itinéraire toujours le même. Il ne s'agissait pas de nous ébaudir mais de déambuler rituellement. Nous faisions le tour par l'hôpital, nous montions au cimetière, nous revenions par le canal (un simple canal d'arrosage). Nous suivions, ou nous croisions, le boulanger, la boulangère et le petit mitron, c'est-à-dire tous les commerçants de la ville, tous les artisans cordonniers, comme mon père ; tailleurs, bourreliers, etc. ; les notabilités : notaires, huissiers, commissaire de police, femmes empanachées et quelquefois même les bourgeois-rentiers à l'œil oblique.

J'étais très fier de marcher à côté de ma mère. Elle était très jolie ; je m'arrangeais pour lui toucher la main, comme par inadvertance. Aussitôt elle quittait le bras de mon père et elle prenait le mien ; elle s'appuyait sur moi : ses souliers lui faisaient toujours un peu mal ; elle avait les pieds tendres ; mon père lui faisait des souliers extraordinaires (les plus beaux du monde) mais, disait-elle, "je ne suis pas faite pour les choses vernies".

Je n'étais certes pas jaloux de mon père ; les complexes sont des connaissances acquises ; je n'avais aucune envie de les acquérir. Je l'admirais, c'était une sorte de Dieu aux yeux dorés, à la barbe de Père Noël débonnaire, intouchable. Il me prêtait ma mère. Si elle abandonnait son bras pour prendre le mien, c'est que c'était dans l'ordre, une loi physique comme la gravitation par exemple : la pomme de Newton est une sorte de paternalisme en réalité.

Nous rentrions de la promenade vers quatre heures. Mon père lisait Malherbe ou, quelquefois, Lamartine ; je lisais aussi : Walter Scott, Fenimore Cooper ; ma mère préparait notre repas du soir et j'écoutais surtout les frémissements de ses activités. Elle hachait du persil, peut-être, ou le restant du bouilli de midi ; elle allait farcir des courgettes, ou des aubergines, que je préférais : je jetais un coup d'œil subreptice et je la voyais fureter dans la corbeille aux légumes. Elle ouvrait le placard, j'entendais le grelottement des flacons d'huile et du vinaigre qui tremblaient dans l'armature en bois dans le porte-huilier. Elle attisait le feu dans son fourneau ; de temps en temps elle venait régler la haute lampe à pétrole. Alors, je voyais son joli visage et j'avais un besoin irrésistible de poser mes lèvres sur sa joue de vanille.

Vers les six heures elle appelait mon père (par son prénom : Jean, comme le mien) ; elle tirait son porte-monnaie enfoui dans sa poche de robe et elle donnait six sous à mon père qui les prenait avec gratitude ; il fermait on livre et il allait au café de Madame Pécoult, faire son bézigue.

Nous restions seuls, ma mère et moi. J'étais très heureux. Je lisais sans lire, j'attendais. Ma mère reculait "sur le derrière du poêle" la cocotte de notre fricot. Elle s'enveloppait dans une "pointe" noire en grosse laine tricotée ; avec une longue épingle elle piquait son chapeau sur ses cheveux (J’avais toujours très peur de cette longue épingle, et le geste qu'elle faisait, d'un seul coup, pour clouer son chapeau, j'en ai encore peur aujourd'hui même, rien qu'à me souvenir). Et nous allions au salut. Il était entendu que "nous allions", elle et moi, au salut. Elle savait que je n'aimais pas l'église ou, plus exactement, la religion. Je n'avais fait ma première communion qu'en révolté ; il était entendu cependant que le dimanche soir il n'était pas question de Jésus, mais d'elle et de moi.

J'ai toujours été féru de romanesque, et jamais plus grand romanesque que quand nous allions, ma mère et moi, au salut. Il faisait froid ; le vent balançait les trois quinquets à l'électricité rouge qui piquetaient notre rue. Nous nous serrions l'un contre l'autre. Nous nous hâtions ; de grandes ombres nous accablaient.

La "petite porte" de l'église grinçait en s'ouvrant ; elle retombait derrière nous d'un bruit mat. Le silence froid était différent : glacial et sonore ; un petit filet de fumée s'élevait d'un ostensoir abandonné, toute sa chaîne lovée sur les marches de l'autel. Des lampes rares dressaient d'admirables décors dans les coins.

Nous tâtonnions du pied pour rencontrer les rangs de chaises ; nous allions jusqu'à une encoignure, entre deux piliers, contre le tronc de saint Antoine de Padoue qui fait retrouver les objets perdus. Nous nous retrouvions.

II n'y avait autour de nous que quelques petites bigotes anonymes. L'harmonium chantait lentement, en basse continue. Dans l'ombre complice (comme on dit) je confectionnais mon cœur.

 

© Jean Giono, in La chasse au bonheur, Chroniques, 1988, pp. 183-188

 

 


 

 

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