Dire que ma détestation de Sartre est incommensurable, est peu dire. Cet être répugnant, qui aurait dû être poursuivi pour pédophilie - sa compagne a d'ailleurs un peu morflé, à ce sujet - a gâché sous la drogue et les dérèglements une intelligence véritablement fulgurante : si Dieu existe, et si la parabole des talents ne ressortit pas au rayon des Farces et Attrapes, ce personnage nauséabond aura eu des comptes à rendre, devant le Très-Haut. Je ne sais plus qui a dit que Jean-Paul Sartre avait Les mains sales et le Nékrassoff. Plaisanterie mise à part, c'est ce que je pense de cet individu qui me donne la Nausée. Il n'en reste pas moins qu'il fut un écrivain à succès, succès qui s'est traduit par l'élection de La Nausée parmi les cinquante meilleurs ouvrages de la première moitié du vingtième siècle. Bon, j'obtempère, mais à moitié : je choisis de publier un extrait d'un ouvrage postérieur à La Nausée, le recueil de cinq nouvelles composant Le Mur - ouvrage paru en 1939, année faste. Et je choisis le début de l'ouvrage, un extrait, donc, de la nouvelle qui a donné son titre à l'ensemble du recueil, qui dénote, il faut le dire, un réel bonheur d'écriture. Point n'est besoin de rappeler les circonstances exactes, car tout le monde, du moins l'espérè-je, se souvient de l'atroce guerre d'Espagne : notons à cet égard que si Malraux était, maladroitement sans doute, mais il y était, aux côtés des Brigades internationales, Sartre quant à lui était resté confortablement à Paris, pour se taper les pauvres petites donzelles que de Beauvoir lui confiait à déniaiser...

 

On nous poussa dans une grande salle blanche, et mes yeux se mirent à cligner parce que la lumière leur faisait mal. Ensuite, je vis une table et quatre types derrière la table, des civils, qui regardaient des papiers. On avait massé les autres prisonniers dans le fond et il nous fallut traverser toute la pièce pour les rejoindre. Il y en avait plusieurs que je connaissais et d'autres qui devaient être étrangers. Les deux qui étaient devant moi étaient blonds avec des crânes ronds, ils se ressemblaient : des Français, j'imagine. Le plus petit remontait tout le temps son pantalon : c'était nerveux.

Ça dura près de trois heures ; j'étais abruti et j'avais la tête vide mais la pièce était bien chauffée et je trouvais ça plutôt agréable : depuis vingt-quatre heures, nous n'avions pas cessé de grelotter. Les gardiens amenaient les prisonniers l'un après l'autre devant la table. Les quatre types leur demandaient alors leur nom et leur profession. La plupart du temps ils n'allaient pas plus loin - ou bien alors ils posaient une question par-ci, par-là : "As-tu pris part au sabotage des munitions ?" Ou bien : "Où étais-tu le matin du 9 et que faisais-tu ?" Ils n'écoutaient pas les réponses ou du moins ils n'en avaient pas l'air : ils se taisaient un moment et regardaient droit devant eux puis ils se mettaient à écrire. Ils demandèrent à Tom si c'était vrai qu'il servait dans la Brigade internationale : Tom ne pouvait pas dire le contraire à cause des papiers qu'on avait trouvés dans sa veste. À Juan ils ne demandèrent rien, mais, après qu'il eut dit son nom, ils écrivirent longtemps.

"C'est mon frère José qui est anarchiste, dit Juan. Vous savez bien qu'il n'est plus ici. Moi je ne suis d'aucun parti, je n'ai jamais fait de politique".

Ils ne répondirent pas. Juan dit encore :

"Je n'ai rien fait. je ne veux pas payer pour les autres".

Ses lèvres tremblaient. Un gardien le fit taire et l'emmena. C'était mon tour :

"Vous vous appelez Pablo lbbieta ?"

Je dis que oui.

 

Le type regarda ses papiers et me dit :

"Où est Ramon Gris ?"

- Je ne sais pas.

- Vous l'avez caché dans votre maison du 6 au 19.

- Non".

Ils écrivirent un moment et les gardiens me firent sortir. Dans le couloir Tom et Juan attendaient entre deux gardiens. Nous nous mîmes en marche. Tom demanda à un des gardiens :

"Et alors ?

- Quoi ? dit le gardien.

- C'est un interrogatoire ou un jugement ?

- C'était le jugement, dit le gardien.

- Eh bien ? Qu'est-ce qu'ils vont faire de nous ?"

Le gardien répondit sèchement : "On vous communiquera la sentence dans vos cellules".

En fait, ce qui nous servait de cellule c'était une des caves de l'hôpital. Il y faisait terriblement froid à cause des courants d'air. Toute la nuit nous avions grelotté et pendant la journée ça n'avait guère mieux été. Les cinq jours précédents je les avais passés dans un cachot de l'archevêché, une espèce d'oubliette qui devait dater du Moyen Age : comme il y avait beaucoup de prisonniers et peu de place, on les casait n'importe où. Je ne regrettais pas mon cachot : je n'y avais pas souffert du froid mais j'y étais seul ; à la longue c'est irritant. Dans la cave j'avais de la compagnie. Juan ne parlait guère : il avait peur et puis il était trop jeune pour avoir son mot à dire. Mais Tom était beau parleur et il savait très bien l'espagnol.

Dans la cave il y avait un banc et quatre paillasses. Quand ils nous eurent ramenés, nous nous assîmes et nous attendîmes en silence. Tom dit, au bout d'un moment :

"Nous sommes foutus.

- Je le pense aussi, dis-je, mais je crois qu'ils ne feront rien au petit.

- Ils n'ont rien à lui reprocher, dit Tom. C'est le frère d'un militant, voilà tout".

]e regardai Juan : il n'avait pas l'air d'entendre. Tom reprit :

"Tu sais ce qu'ils font à Saragosse ? Ils. couchent les types sur la route et ils leur passent dessus avec des camions. C'est un Marocain déserteur qui nous l'a dit. Ils disent que c'est pour économiser les munitions.

- Ça n'économise pas l'essence", dis-je.

J'étais irrité contre Tom : il n'aurait pas dû dire ça.

"Il y a des officiers qui se promènent sur la route, poursuivit-il, et qui surveillent ça, les mains dans les poches. en fumant des cigarettes. Tu crois qu'ils achèveraient les types ? Je t'en fous. Ils les laissent gueuler. Des fois pendant une heure. Le Marocain disait que, la première fois, il a manqué dégueuler.

- Je ne crois pas qu`ils fassent ça ici, dis-je. À moins qu'ils ne manquent vraiment de munitions".

Le jour entrait par quatre soupiraux et par une ouverture ronde qu'on avait pratiquée au plafond, sur la gauche, et qui donnait sur le ciel. C'est par ce trou rond ordinairement fermé par une trappe, qu'on déchargeait le charbon dans la cave. Juste au-dessous du trou il y avait un gros tas de poussier ; il avait été destiné à chauffer l'hôpital, mais, dès le début de la guerre, on avait évacué les malades et le charbon restait là, inutilisé ; il pleuvait même dessus, à l'occasion, parce qu'on avait oublié de baisser la trappe.

Tom se mit à grelotter :

"Sacré nom de Dieu, je grelotte, dit-il, voilà que ça recommence".

Il se leva et se mit à faire de la gymnastique. À chaque mouvement sa chemise s'ouvrait sur sa poitrine blanche et velue. Il s'étendit sur le dos, leva les jambes en l'air et fit les ciseaux : je voyais trembler sa grosse croupe. Tom était costaud mais il avait trop de graisse. Je pensais que des balles de fusil ou des pointes de baïonnettes allaient bientôt s'enfoncer dans cette masse de chair tendre comme dans une motte de beurre. Ça ne me faisait pas le même effet que s'il avait été maigre.

Je n'avais pas exactement froid, mais je ne sentais plus mes épaules ni mes bras. De temps en temps, j'avais l'impression qu'il me manquait quelque chose et je commençais à chercher ma veste autour de moi, et puis je me rappelais brusquement qu'ils ne m'avaient pas donné de veste. C'était plutôt pénible. Ils avaient pris nos vêtements pour les donner à leurs soldats et ils ne nous avaient laissé que nos chemises - et ces pantalons de toile que les malades hospitalisés portaient au gros de l'été. Au bout d'un moment, Tom se releva et s'assit près de moi en soufflant.

"Tu es réchauffé ?

- Sacré nom de Dieu, non. Mais je suis essoufflé".

Vers huit heures du soir, un commandant entra avec deux phalangistes. Il avait une feuille de papier à la main. Il demanda au gardien :

"Comment s'appellent-ils, ces trois-là ?

- Steinbock, Ibbieta et Mirbal", dit le gardien.

Le commandant mit ses lorgnons et regarda sa liste : "Steinbock... Steinbock... Voilà. Vous êtes condamné à mort. Vous serez fusillé demain matin".

Il regarda encore :

"Les deux autres aussi, dit-il.

- C'est pas possible, dit Juan. Pas moi".

Le commandant le regarda d'un air étonné :

"Comment vous appelez-vous ?

- Juan Mirbal, dit-il.

- Eh bien, votre nom est là, dit le commandant, vous êtes condamné.

- J`ai rien fait", dit Juan.

Le commandant haussa les épaules et se tourna vers Tom et vers moi.

"Vous êtes Basques ?

- Personne n'est Basque".

Il eut l'air agacé.

"On m'a dit qu'il y avait trois Basques Je ne vais pas perdre mon temps à leur courir après. Alors naturellement vous ne voulez pas de prêtre ?"

Nous ne répondîmes même pas. Il dit :

"Un médecin belge viendra tout à l'heure. Il a l'autorisation de passer la nuit avec vous".

Il fit le salut militaire et sortit.

"Qu'est-ce que je te disais. dit Tom. On est bons.

- Oui, dis-je, c`est vache pour le petit".

Je disais ça pour être juste mais je n'aimais pas le petit. Il avait un visage trop fin et la peur, la souffrance l'avaient défiguré, elles avaient tordu tous ses traits. Trois jours auparavant. C'était un môme dans le genre mièvre, ça peut plaire ; mais maintenant il avait l'air d'une vieille tapette, et je pensais qu`il ne redeviendrait plus jamais jeune, même si on le relâchait. Ça n`aurait pas été mauvais d`avoir un peu de pitié à lui offrir, mais la pitié me dégoûte, il me faisait plutôt horreur.

Il n'avait plus rien dit mais il était devenu gris : son visage et ses mains étaient gris. Il se rassit et regarda le sol avec des yeux ronds. Tom était une bonne âme, il voulut lui prendre le bras, mais le petit se dégagea violemment en faisant une grimace.

"Laisse-le, dis-je à voix basse, tu vois bien qu'il va se mettre à chialer".

Tom obéit à regret ; il aurait aimé consoler le petit ; ça l'aurait occupé et il n'aurait pas été tenté de penser à lui-même. Mais ça m'agaçait : je n'avais jamais pensé à la mort parce que l'occasion ne s'en était pas présentée, mais maintenant l'occasion était là et il n'y avait pas autre chose à faire que de penser à ça.

Tom se mit à parler :

"Tu as bousillé des types, toi ?" me demanda-t-il. Je ne répondis pas. Il commença à m'expliquer qu'il en avait bousillé six depuis le début du mois d'août ; il ne se rendait pas compte de la situation, et je voyais bien qu'il ne voulait pas s'en rendre compte. Moi-même je ne réalisais pas encore tout à fait, je me demandais si on souffrait beaucoup, je pensais aux balles, j`imaginais leur grêle brûlante à travers mon corps. Tout ça c`était en dehors de la véritable question ; mais j'étais tranquille : nous avions toute la nuit pour comprendre. Au bout d'un moment Tom cessa de parler et je le regardai du coin de l'œil ; je vis qu'il était devenu gris, lui aussi, et qu'il avait l'air misérable, je me dis : "Ça commence". Il faisait presque nuit, une lueur terne filtrait à travers les soupiraux et le tas de charbon, et faisait une grosse tache sous le ciel ; par le trou du plafond je voyais déjà une étoile : la nuit serait pure et glacée.

 

 

© Jean-Paul Sartre, Le Mur, 1939. Pp. 213-218 de l'édition Pléiade

 

 


 

 

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