On nous propose, que dis-je, on nous impose la semaine des quatre jeudis. Qui se souvient encore de la triste idée que fut celle d'un Ministère du Temps libre, et du triste sire qui fut, quelque temps, à la tête de cet impayable Ministère ? Sans doute est-ce une obsession de ces démagogues : rendre la France encore plus paresseuse* qu'elle n'est. Ça durera ce que ça durera. Jusqu'à ce que l'explosion du travail au noir et des méfaits en tous genres obligent certains yeux à se dessiller. En attendant, relisons Saint-Exupéry...

 

 

Me vint encore l'image du temps gagné car je demande : au nom de quoi ? Et voici que l'autre me répond : au nom de sa culture. Comme si elle pouvait être exercice vide. Et voici que celle-là qui allaite ses enfants, nettoie sa maison et coud son linge, on la délivre de ces servitudes et désormais sans qu'elle s'en mêle, ses enfants sont allaités, sa maison lustrée, son linge cousu. Voilà maintenant que ce temps gagné il faut le remplir de quelque chose. Et je lui fais entendre la chanson de l'allaitement et l'allaitement devient cantique, et le poème de la maison qui fait peser la maison sur le cœur. Mais voici qu'elle bâille à l'entendre car elle n'y a point collaboré. Et de même que la montagne pour toi c'est ton expérience des ronces, des pierres qui boulent et du vent sur les crêtes, et que je ne transporte rien en toi en prononçant le mot montagne, si tu n'as jamais quitté ta litière, je ne dis rien pour elle en lui parlant maison car la maison n'est point faite de son temps ni de sa ferveur. Elle n'en a point goûté le jeu de la poussière, quand on ouvre la porte au soleil pour en balayer au jour levant la poudre de l'usure des choses, elle n'a point régné sur le désordre qu'a fait la vie, quand vient le soir, la trace des tendres passages et les écuelles sur le plateau et la braise éteinte dans l'âtre, jusqu'aux langes souillés de l'enfant endormi, car la vie est humble et merveilleuse. Elle ne s'est point levée avec le soleil pour elle-même chaque jour se rebâtir une maison neuve, comme les oiseaux que tu as observés dans l'arbre, et qui se refont d'un bec agile des plumes lustrées, elle n'a point de nouveau disposé les objets dans leur perfection fragile afin que de nouveau la vie de la journée et les repas et les allaitements et les jeux des enfants et le retour de l'homme y laissent une empreinte dans la cire. Elle ne sait point qu'une maison est pâte dans l'aube pour devenir le soir livre de souvenirs. Elle n'a jamais préparé la page blanche. Et que lui diras-tu quand tu lui parleras maison qui ait un sens pour elle ?

Si tu veux la créer vivante, tu l'emploieras à lustrer une aiguière de cuivre terni afin que quelque chose d'elle luise le long du jour dans la pénombre, et, pour faire de la femme un cantique, tu inventeras peu à peu pour elle une maison à rebâtir dans l'aube...

Sinon, le temps que tu gagneras n'aura point de sens.

Fou celui-là qui prétend distinguer la culture d'avec le travail. Car l'homme d'abord se dégoûtera d'un travail qui sera part morte de sa vie, puis d'une culture qui ne sera plus que jeu sans caution, comme la niaiserie des dés que tu jettes s'ils ne signifient plus ta fortune et ne roulent plus tes espérances. Car il n'est point de jeu de dés mais jeu de tes troupeaux, de tes pâturages, ou de ton or. Ainsi de l'enfant qui bâtit son pâté de sable il n'est point ici poignée de terre, mais citadelle, montagne ou navire.

Certes, j'ai vu l'homme prendre avec plaisir du délassement. J'ai vu le poète dormir sous les palmes. J'ai vu un guerrier boire son thé chez les courtisanes. J'ai vu le charpentier goûter sur son porche la tendresse du soir. Et certes, ils semblaient pleins de joie. Mais je te l'ai dit : précisément parce qu'ils étaient las des hommes. C'est un guerrier qui écoutait les chants et regardait les danses. Un poète qui rêvait sur l'herbe. Un charpentier qui respirait l'odeur du soir. C'est ailleurs qu'ils étaient devenus. La part importante de la vie de chacun d'entre eux restait la part de travail. Car ce qui est vrai de l'architecte qui est un homme et qui s'exalte et prend sa pleine signification quand il gouverne l'ascension de son temple et non quand il se délasse à jouer aux dés, est vrai de tous. Le temps gagné sur le travail s'il n'est point simple loisir, détente des muscles après l'effort ou sommeil de l'esprit après l'invention, n'est que temps mort. Et tu fais de la vie deux parts inacceptables : un travail qui n'est qu'une corvée à quoi l'on refuse le don de soi-même, un loisir qui n'est qu'une absence.

Bien fous ceux qui prétendent arracher les ciseleurs à la religion de la ciselure et les parquant dans un métier qui n'est plus nourriture pour leurs cœurs prétendent à les faire accéder à l'état d'homme en leur fournissant ciselures fabriquées ailleurs comme si l'on s'habillait d'une culture comme d'un manteau. Comme s'il était des ciseleurs et des fabricants de cuivre.

Moi je dis que pour les ciseleurs il n'est qu'une forme de culture et c'est la culture des ciseleurs. Et qu'elle ne peut être que l'accomplissement de leur travail, l'expression des peines, des joies, des souffrances, des craintes, des grandeurs et des misères de leur travail.

Car seule est importante et peut nourrir des poèmes véritables, la part de ta vie qui t'engage, qui engage ta faim et ta soif, le pain de tes enfants et la justice qui te sera ou non rendue. Sinon il n'est que jeu et caricature de la vie et caricature de la culture.

Car tu ne deviens que contre ce qui te résiste. Et puisque rien de toi n'est exigé par le loisir et que tu pourras aussi bien l'user à dormir sous un arbre ou dans les bras d'amours faciles, puisqu'il n'y est point d'injustice qui te fasse souffrir, de menace qui te tourmente, que vas-tu faire pour exister sinon réinventer toi-même le travail ?

Mais ne t’y trompe point, le jeu ne vaut rien car il n’est point là de sanction qui te contraigne d’exister en tant que joueur de ce jeu-là. Et je refuse de confondre celui-là qui se couche pour l’après-midi dans sa chambre, fût-elle vide et protégée du jour pour le repos des yeux, avec l’autre que j’ai condamné et muré pour la fin des jours dans sa cellule, malgré que les deux soient semblablement étendus, malgré que les deux cellules soient également vides, malgré que la même lumière soit répandue dans l’une et l’autre. Et malgré encore que le premier prétende jouer au condamné qui est enfermé pour la vie. Va les interroger à la tombée du premier jour. Le premier rira d’un jeu pittoresque, mais les cheveux de l’autre, tu découvriras qu’ils ont blanchi. Et il ne saura point te raconter l’aventure qu’il vient de vivre tant il manquera de mots pour la dire, semblable à celui-là qui, ayant gravi une montagne et de la crête découvert un monde inconnu dont le climat l’a changé pour toujours, ne peut se transporter en toi.

Les enfants seuls plantent un bâton dans le sable, le changent en reine et éprouvent l’amour. Mais si je désire, moi, par de tels moyens, augmenter les hommes et les enrichir de ce qu’ils éprouvent, il me faut de ce bâton-là faire une idole, l’imposer aux hommes, et les contraindre à des offrandes qui les grèveront de sacrifices.

Alors le jeu cessera d’être jeu. Le bâton deviendra fertile. L’homme deviendra cantique de crainte ou d’amour. De même que la chambre de la même après-midi tiède, si la voilà cellule pour la vie, tire de l’homme une apparition qui s’ignorait et le brûle dans la racine de ses cheveux.

Le travail t’oblige d’épouser le monde. Celui qui laboure rencontre des pierres, se méfie des eaux du ciel ou les souhaite, et ainsi communique et s’élargit et s’illumine. Et chacun de ses pas se fait retentissant. De même la prière et les règles d’un culte qui te force bien de passer par là et t’oblige d’être fidèle ou de tricher, de goûter la paix ou le remords. Ainsi le palais de mon père qui obligeait les hommes d’être ceux-là et non plus un bétail informe dont les pas n’eussent point eu de sens.

 

 

© Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, LXIX, Gallimard, 1948, p. 190-193

 

 

 

* Victor Scherrer, La France paresseuse, Seuil, 1987.

 


 


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