[vu par Romain Rolland]

 

Il se livre sous nos yeux des batailles où meurent des milliers d'hommes, sans que leur sacrifice ait parfois d'influence sur l'issue du combat. Et la mort d'un seul homme peut être, en d'autres cas, une grande bataille perdue pour toute l'humanité. Le meurtre de Jaurès fut un de ces désastres.

Que de siècles il avait fallu, que de riches civilisations du Nord et du Midi, du présent, du passé, répandues et mûries dans la bonne terre de France, sous le ciel d'Occident, pour produire une telle vie ! Et quand le hasard mystérieux qui combine les éléments et les forces réussira-t-il un second exemplaire de ce bon génie ?

Jaurès offre un modèle, presque unique dans les temps modernes, d'un grand orateur politique qui est, en même temps, un grand penseur, joignant une vaste culture à une observation pénétrante et la hauteur morale à l'énergie de l'action. Il faut remonter jusqu'à l'antiquité pour retrouver un pareil type humain. À la fois soulevant les foules et enchantant l'élite, versant à pleines mains son génie généreux non seulement dans ses discours, dans ses traités sociaux, mais dans ses livres d'histoire, dans ses œuvres de philosophie, et partout laissant sa marque, le sillon de son labeur robuste et la semence de son esprit novateur… Je revois sa grosse figure calme et joyeuse de bon ogre barbu, ses yeux petits, vifs et riants, dont le regard lucide savait en même temps suivre le vol des idées et observer les gens ; je le revois sur l'estrade, allant de long en large, les bras derrière le dos, à pas lourds, comme un ours, et se tournant brusquement pour lancer à la foule, de sa voix monotone et cuivrée, comme une trompette aiguë, de ces mots martelés qui s'en allaient frapper jusqu'aux places les plus hautes des vastes amphithéâtres, et qui touchaient au cœur, qui par toute la salle faisaient bondir l'âme de tout un peuple uni dans la même émotion. Et quelle beauté de voir parfois ces multitudes de prolétaires, soulevées par les grands rêves que Jaurès évoquait des horizons lointains, - dans la voix de leur tribun buvant la pensée grecque !

De tous les dons de cet homme, le plus essentiel fut d'être essentiellement un homme, - non l'homme d'une profession, d'une classe, d'un parti, d'une idée - mais un homme complet, harmonieux et libre. Rien ne l'enfermait ; mais il enfermait tout en lui. Les manifestations les plus hautes de la vie trouvaient ici leur confluent. Son intelligence avait le besoin de l'unité ; son cœur avait la passion de la liberté. Et ce double instinct le défendait en même temps du despotisme de parti et de l'anarchie. Son esprit cherchait à tout étreindre, non pas pour le contraindre, mais pour l'harmoniser. Surtout, il avait le génie de voir l' "humain" en toute chose. Son pouvoir de sympathie universelle se refusait également à la négation étroite et à l'affirmation fanatique. Toute intolérance lui faisait horreur.

[...]

Il eut cette originalité, tout en étant le porte-parole des partis les plus avancés, de se faire le médiateur perpétuel entre les idées aux prises. Il cherchait à les associer toutes au service du bien et du progrès communs. En philosophie, il unissait idéalisme et réalisme ; en histoire, présent et passé ; en politique, l'amour de sa patrie et le respect des autres patries. Il se gardait bien, comme tels fanatiques qui se disent libres penseurs, de proscrire ce qui fut, au nom de ce qui sera. Loin de la condamner, il revendiquait la pensée de tous ceux qui avaient lutté, dans les siècles disparus, à quelque parti qu'ils eussent appartenu. "Nous avons, disait-il, le culte du passé. Ce n'est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé ; mais c'est nous qui marchons, qui luttons pour un idéal nouveau ; c'est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux, nous en avons pris la flamme, vous n'en avez gardé que la cendre " (janvier 1909).

[...]

Il a disparu. Mais comme les splendides lueurs qui suivent le coucher du soleil, rayonnent au-dessus de l'Europe sanglante d'où monte le crépuscule, les reflets de son lumineux génie, sa bonté dans l'âpre lutte, son optimisme indestructible dans les désastres mêmes.

Une page de lui, - page immortelle, qu'on ne peut lire sans émotion - représente le bon Alcide, Héraklès après ses travaux, se reposant sur la terre maternelle :

"Il y a des heures, dit-il, où nous éprouvons à fouler la terre une joie tranquille et profonde, comme la terre elle-même… Que de fois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suis dit tout à coup que c'était la terre que je foulais, que j'étais à elle, qu'elle était à moi ; et, sans y songer, je ralentissais le pas, parce que ce n'était point la peine de se hâter à sa surface, parce qu'à chaque pas je la sentais et je la possédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchait en profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d'un fossé, tourné au déclin du jour vers l'Orient d'un bleu doux, je songeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatigue du jour et les horizons limités du soleil, elle allait, d'un élan prodigieux, vers la nuit sereine et les horizons illimités, et qu'elle m'y portait avec elle ; et je sentais dans ma chair, aussi bien que dans mon âme, et dans la terre même comme dans ma chair, le frisson de cette course, et je trouvais une douceur étrange à ces espaces bleus qui s'ouvraient devant nous sans un froissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! combien est plus profonde et plus poignante cette amitié de notre chair et de la terre que l'amitié errante et vague de notre regard et du ciel constellé ! et comme la nuit étoilée serait moins belle à nos yeux, si nous ne nous sentions pas en même temps liés à la terre ! … "

 

[Romain Rolland, in Au-dessus de la Mêlée, éditions Paul Ollendorff, 1925].