La scène se déroule non loin du camp de Buchenwald (près de Weimar, la patrie de Goethe), évacué par les SS qui entraînent dans leur fuite les déportés encore vivants, tandis que les Alliés se rapprochent. Nous sommes le 4 avril 1945 (les commandos américains libéreront le camp le 11 avril 1945). Ces courtes pages suffisent à montrer, dans leur sécheresse voulue, jusqu'où peut conduire la folie des hommes lorsqu'elle décide de procéder à une entreprise systématique d'avilissement des êtres (préalable à leur élimination).
Robert Antelme fut le premier époux de Marguerite Duras. Cette dernière, dans La douleur, a raconté le lent retour à la vie d'Antelme. Elle a précisé que sans Morland (François Mitterrand), qui - prétend-elle - était personnellement allé le rechercher sur place, Antelme n'aurait jamais revu la France.

 

 

Ils sont à quarante kilomètres, une demi-heure en auto. On ne peut pas rester plus longtemps, demain nous serions nous-mêmes dans la bataille. Nous l'effleurons déjà ; les avions passent plus bas. Ils sont presque là. Les SS fuient, mais ils nous emportent.

Le kommando s'est rassemblé sur la place. Quelques surprises : le chef de block polonais, détenu qui, il y a quelques jours, saluait la libération prochaine, est lui aussi habillé en werkschultz, le fusil à l'épaule. Deux kapos polonais portent aussi le fusil. Ils sont détenus, ils ont le fusil, les SS leur ont confié le fusil, ce fusil ne peut être dirigé que contre nous. On nous compte plusieurs fois. Avec l'enveloppe de l'oreiller j'ai fait un sac dans lequel j'ai mis mon pain. Nous portons tous la couverture en bandoulière. Les SS arrivent : le block führer qui a schlagué X..., l'adjudant du Revier qui a fait fusiller les malades, le Lagerführer, un Autrichien. Les sentinelles SS, certaines avec le fusil, d'autres avec la mitraillette, les Kapos, le Lagerpolitzei et les assimilés, avec mitraillettes ou fusils. Une partie des bagages des SS et des kapos a été chargée sur une charrette que nous tirerons à tour de rôle. Les bagages qui ne sont pas chargés, c'est nous qui les porterons.

Appel. Les kapos et les SS visitent les baraques. Elles sont vides.

Sur la place, la terre est bien sèche, le soleil chauffe. Un coup de sifflet et on part, dans l'ordre : Polonais, Russes, Français, Italiens. Quatre cent cinquante environ.

Le bois est vert sombre, le soleil donne dessus, la colline est rousse et verte. Ça s'est passé ce matin. J'ai regardé autour de moi, vérifié qu'aucun d'eux n'était là. Ils n'y sont pas. Les autres sont à moins de quarante kilomètres et on peut encore mourir, et quand ils seront plus près encore on pourra encore mourir, et jusqu'au bout. Ces copains avaient entendu le canon, ils sont morts en l'entendant.

On est arrivé près de la porte barbelée ; le Revier est à droite, vide ; sur les lits, les draps sont défaits, le poêle est encore tiède ; par terre il y a des bouts de pansements de papier. Dans les draps il y a encore la trace, le creux de leurs jambes, de leurs reins. Le Revier où il faisait chaud, où d'autres comme K... se sont éteints tout seuls, où on rêvait d'entrer pour dormir, pour se coucher à tout prix, le Revier est vide.

Ils sont sur la colline. Nous, nous ne mourrons pas ici. Nous ne reviendrons jamais à l'intérieur de ces barbelés. On nous pousse, l'espace livré doit être nettoyé, vidé des gens comme nous ; il faut nous garder à tout prix ou nous tuer. Maintenant tout est précis.

On a pris la route sur la gauche, dans la direction opposée au front. On est passé devant l'usine ; les Meister étaient à la porte, habillés en Volksturm. Quelques-uns avaient l'air de se foutre de nous parce que nous étions refaits, parce que nous allions vers l'arrière, là où il y avait encore assez de répit pour nous en faire baver.

Le Rhénan était avec les autres. Il était habillé en Volksturm lui aussi ; il nous a regardés passer avec cet air triste qu'on lui a toujours connu. Ces Allemands allaient peut-être se battre et il aurait lui aussi un fusil, il tuerait peut-être. Il n'avait pas envie de rire ; depuis longtemps il savait que la guerre était perdue et cependant il s'était laissé habiller, il se laisserait faire prisonnier. Il ne savait pas comment il s'en sortirait, mais il attendait cette catastrophe. C'était sûr, l'heure venait où les "héros" allaient crever ou se tapir, où lui-même, s'il n'était pas tué lui-même, seul - sa mère étant morte sous les bombardements (il nous l'avait dit), sa maison détruite - pourrait commencer à respirer.

On a dépassé l'usine. La route longe le talus sur lequel est bâtie l'église où on a logé trois mois. Des tournants qu'on ne connaissait pas. Une petite rivière. L'église vue de derrière. La plaine derrière un tournant. Un horizon de collines sombres au loin. La fumée d'un train qui traverse encore la plaine. Derrière, les baraques et les miradors vides. On s'éloigne de la fosse dans le bois, bientôt on ne verra plus rien. La route grimpe, on attaque une colline, et on ralentit la cadence ; on souffle déjà. Un petit air frais, le ciel est moins pur. Où va-t-on ? Eux reculent, cherchent l'abri. Le village, là-bas, sera déjà plus sûr, à quelques kilomètres de plus du front. Le canon sera plus sourd. Chacun de nos pas va contre nous, on voudrait le faire en arrière, que ceux qui ont des armes fassent deux pas pendant qu'on n'en fait qu'un. La guerre est lente ; tant qu'ils ne nous ont pas tapé sur l'épaule, on n'est pas sauvé ; il y a des tournants et des tournants avant de nous atteindre et qui est averti de notre existence ? Qui nous a vus ? On reste avec les SS, on fuit la terre conquise. C'est dans leurs yeux, que nous suivrons peut-être la bataille qui va nous délivrer. Ils avancent. Une grimace, un coup de crosse, ça vient, le dernier coup de crosse.

Dans cette affaire, jusqu'au bout, nous resterons du côté allemand. Un jour peut-être on va se trouver seuls sur une route, on tournera la tête, on cherchera, il n'y aura personne, ce sera fini.

On traverse un hameau. Le chemin est boueux. Des maisons basses ; devant, quelques femmes, des petits enfants à cheveux jaunes ; un bistrot, il n'y a personne dedans. On ne voit pas d'hommes dans ce hameau. Les femmes regardent les SS. L'un deux va boire au bistrot. Nos SS sont des planqués. Les hommes du hameau doivent être au front. Les femmes restent là, nous voient. C'est mauvais signe quand on voit passer des gens comme nous. On se souvient de ces petits villages qu'on traversait en reculant, derrière la ligne Maginot. Ici aussi tout va rester en place. Nous les abandonnons aux nôtres. Le village presque désert, la passivité de ces femmes, la colonne qui passe, c'est le signe de la défaite, on ne peut plus se tromper. Mais ce hameau est encore dans l'espace allemand qui dit non. Qu'il se défende ou qu'il ne se défende pas, il dit non. Il y a encore des photos d'Hitler dans les maisons. Le SS peut encore entrer au bistrot. Il est bien reçu par la patronne. Nous ne sommes toujours rien. Dans deux jours peut-être, le hameau sera digéré, les maisons resteront les mêmes. Là-bas, devant nous, il y a des maisons, des collines où l'on dira non un jour de plus. On veut aussi nous faire dire non. Il faut que nous soyons dociles, il faut que nous préférions l'Allemagne, que nous restions avec ceux qui défendent le dernier carré.

On a dépassé le hameau. Une sentinelle SS m'a donné sa valise à porter. Elle est lourde. Tout ce que ne peut pas contenir la charrette est porté par nous. Je change de main de temps en temps. La main me cuit. La valise tire sur le bras depuis l'épaule, le dos. Ce bras n'est qu'un bâton tiré vers le bas par le poids. Si j'ouvre la main la valise tombe, elle crève peut-être. Ça devient trop douloureux. Je change de main. Ma figure se congestionne. Jusqu'à quand vais-je porter ? Il me reste encore un peu de force pour marcher, mais je serai bien obligé d'abandonner la valise. Je change encore de main. Il faudrait changer toutes les minutes ; la brûlure n'a pas le temps de se calmer. Je regarde les copains, il y en a quelques-uns qui portent des valises ; eux aussi sont rouges ; les autres, gris, marchent lentement, ils essaient de s'écarter de celui qui porte la valise pour n'avoir pas à la prendre.

Je la pose par terre et je continue. Les copains derrière l'évitent et continuent de marcher. Personne ne la ramasse. Le SS m'a vu et se précipite sur moi. Coups de crosse. Il faut que j'aille la chercher. Elle est toujours par terre sur le passage de la colonne à une trentaine de mètres. Je la ramasse, le SS me surveille, je marche vite, à petits pas, le corps penché sur la gauche, pour regagner ma place. Je transpire légèrement, les lunettes glissent sur le nez. Je les relève de la main gauche. Je change la valise de main. Je sombre, c'est cela, je cherche l'air, je ne dispose plus que de grimaces. Si je m'arrête, des coups. Si je tombe, une rafale. Ça peut aller très vite. Je dépose la valise de nouveau. Le SS ne m'a pas vu. Je me planque sur la droite de la colonne et je n'en entends plus parler.

Je sais maintenant qu'un effort comme celui-ci, s'il devait se prolonger, suffirait à me tuer. Déjà j'étais presque désemparé, je ne pouvais plus fermer la bouche, je ne distinguais plus les copains des autres. Ma force est tout de suite épuisée ; la tête peut encore forcer, dire "il faut", "il faut", mais pas longtemps, elle aussi s'épuise, ne veut plus rien. J'ai tenu neuf mois. Qu'on m'oblige encore à porter la valise, et je suis liquidé.

La colonne continue. Les jambes avancent l'une après l'autre, je ne sais pas ce que peuvent encore ces jambes. De ce côté je ne sens pas encore venir la défaillance. Si elle vient, je pourrai peut-être m'accrocher au bras d'un copain, mais si je ne récupère pas, le copain ne pourra pas me tirer longtemps. Je lui dirai : "Je ne peux plus". Il me forcera, lui-même fera un terrible effort pour moi, il fera ce qu'on peut faire pour quelqu'un qui ne peut pas être soi. Je répéterai "Je ne peux plus" deux ou trois fois. J'aurai une autre figure que maintenant, la figure qu'on a lorsqu'on n'a plus envie. Il ne pourra plus rien pour moi et je tomberai.

 

Nous avons traversé plusieurs hameaux, puis nous sommes entrés dans une région boisée. La route était toute droite, le long de la forêt. Le SS a sifflé pour la pause. La colonne s'est défaite, on est allé s'asseoir sous les arbres. J'étais avec Francis, Riby, Paul et Cazenave, de Paris. On a sorti le pain. Le ciel était plein de nuages. Il faisait sombre dans le bois. Un air frais nous venait dans le dos. On a commencé à manger. Les SS nous encerclaient, à une vingtaine de mètres les uns des autres. Ils étaient assis, le fusil à leur côté, et ils mangeaient. Leur pain n'était pas de même espèce que le nôtre. Ils en coupaient de plus gros morceaux, ils ne le surveillaient pas comme nous. Mes trois quarts de boule diminuaient ; j'en avais déjà mangé plus d'un quart et ce n'était que le premier jour de marche. J'ai coupé une tranche bien égale et j'ai étalé un peu de margarine dessus ; avec le couteau j'ai coupé dans la tranche de petits cubes que j'ai mâchés longtemps. Ce pain formait vite une bouillie dans la bouche. On mangeait, la tête baissée, en regardant alternativement le sol et le pain. Les Polonais et les Russes étaient silencieux, nous aussi. Les Italiens parlaient. Lucien avait une caisse qu'il portait sur l'épaule avec un bâton. Dans le bois, il a ouvert sa caisse, il a mangé de la viande avec le pain, et il a fait du café ; il était gras, il portait sa caisse facilement. Depuis le départ, il était discret, il marchait avec les cuistots, et il ne gueulait pas.

Tout le monde mangeait. Lucien, de la viande ; les SS, du saucisson, de la marmelade ; nous du pain et de la margarine. Les SS avaient en mangeant les manières des soldats. Nous étions attentifs, nous ne pouvions pas manger et parler. Mon pain diminuait. J'ai réussi à le rentrer sous ma veste et j'ai remis le couteau dans ma poche. On n'avait pas encore sifflé la fin de la pause. Je me suis étendu sur la mousse, elle était fraîche. La guerre allait finir. Il y avait des morceaux de ciel blanc entre les branches des arbres. Un copain disait, dans le block, "ce sera le plus beau jour de ma vie, oui, le plus beau jour de ma vie". Le ciel était tout près, il faisait frais, la mousse était humide, le pain pesait encore sur ma poitrine, et j'en avais encore, tout à l'heure j'en couperais une autre tranche, je serais encore prisonnier quand je couperais la dernière tranche. La dernière tranche de la guerre. J'étais encore ici, je m'apprêtais à vivre le plus beau jour de ma vie, c'était vrai. Les SS faisaient la ronde autour de nous pour empêcher ce jour d'arriver. Eux ou nous, allions mourir. Qui allait payer ? Cazenave n'était pas costaud, il avait des rhumatismes et les SS n'avaient envie ni de mourir, ni de s'en aller. Et ça fonctionnait s'il y avait des parachutistes, ça pourrait être maintenant, dans un quart d'heure. On ne se tromperait pas sur les amis, on courrait sur la route, on trouverait bien la force de courir.

L'humidité de la mousse pénétrait le dos. Les SS parlaient entre eux. Entrer dans leur conversation, leur dire :" La guerre est finie, vous pouvez vous arrêter... Nous, on s'en va". Nous ne pouvions pas dire la vérité. On ne pourrait jamais nous croire. Nous ne pouvions pas voir le même soleil. Krieg ist nicht fertig, nein, nein... et puis le fusil sur le ventre. Ils étaient en train de perdre la guerre ; ils mangeaient.

J'avais froid, je me suis relevé. Paul mangeait ; il a regardé ce qu'il lui restait de pain, et il a coupé une autre tranche ; il n'a pas hésité trop longtemps. Moi, j'ai hésité, j'ai tâté le morceau qui était sous ma veste. Le coup de sifflet a sauvé la tranche.

 

La colonne s'est reformée ; j'ai les jambes raides ; il fait frais, les poux ne piquent pas. La colonne part. On est en train de gagner la guerre. Ce matin, ils ont tué les copains, mais on est en train de gagner la guerre, eux sont en train de la perdre. Casenave s'accroche à un bras. Les SS sont pleins de santé, le chef de block détenu polonais est habillé en Werkschultz, le fusil à l'épaule, il marche à côté du commandant SS. Cazenave se traîne, il souffle.

On a marché plusieurs heures. Il doit être maintenant 5 heures du soir. On a quitté la plaine. On attaque une forte rampe dans le flanc d'une montagne. On longe une carrière. Aucune maison. On entend au loin des aboiements de chiens. La colonne s'arrête un instant parce que ceux qui tirent la charrette ont du mal à suivre. Il faut les attendre. Lorsqu'on les voit apparaître au dernier tournant, on repart. L'air est très frais. Le ciel rougit. Les nuages s'élancent, glissent. C'est le soir. La rampe est dure. Un camarade qui est devant moi s'est arrêté. Il baisse la tête, son copain reste avec lui.

- Ne t'arrête pas, marche, on va arriver, marche, marche ! dit son copain. Il souffle et ne répond pas. Personne n'est encore tombé. Les kapos l'ont vu. On les dépasse. Il a encore un peu de temps, les Italiens sont derrière, mais il ne faut pas qu'il se laisse dépasser par toute la colonne. Fritz s'est arrêté, il est prêt. Je me retourne, le camarade ne bouge toujours pas. Il est immobile sur la route, sa tête pend. Enfin, son copain a placé son bras autour de son propre cou et il l'entraîne. Nous marchons très lentement, et il parvient à nous rejoindre à tout petits pas. Il pleure.

Fritz a repris sa marche. De nouveau, le camarade s'arrête, il baisse la tête, il se tient le ventre, sa bouche se tord. Son copain le tient toujours par-dessous le bras. Les kapos attendent. Tout le monde a vu, les kapos sont prêts. Le copain le tire : "Allez, viens, marche, marche, on arrive". Il se tient le ventre. Il faut qu'il reparte. Son copain le tire. Il fait deux pas. Il s'arrête ; il est courbé sur son ventre. Les kapos observent toujours, ils attendent sa décision. On ne peut rien.

Il a réussi à repartir une nouvelle fois.

Le jour baisse ; les aboiements des chiens se rapprochent ; ils viennent de la vallée noire devant nous. On n'entend plus le canon. À un croisement, la colonne s'arrête. Une petite route descend à pic sur notre droite. Les Polonais et les Russes restent sur la grande route ; nous prenons, avec les Italiens, celle qui descend. On va vite. Les aboiements se rapprochent de plus en plus, c'est le seul bruit dans le soir. Le ciel est rouge, les nuages glissent. On dévale, on trébuche sur les pierres, et les genoux ont peine à tenir. Au fond de la vallée apparaît une grande maison de bois, on voit même des niches à chiens. Ces aboiements sont les mêmes que ceux de Buchenwald, que ceux de Fresnes, les chiens des SS, le couple SS-chien. Eux aussi, ces chiens, comme les SS, ils sont d'abord petits et gracieux, et ils jouent.

La vallée est sombre. Les chiens nous broient, la nuit nous broie. Les chiens sont à eux, la vallée aussi, la nuit aussi, nous sommes chez eux. Ce morceau de ciel rouge, ces forêts pèsent sur nous. Qui peut nous atteindre ici ? Les nôtres gagnent la guerre, mais ici on n'entend rien, on n'entend plus le canon, rien que les chiens.

Nous avons presque atteint le fond de la vallée. La grande maison, sur la gauche. On quitte la route et on prend le petit chemin qui y mène. Devant la maison, il y a un grand jardin avec des petites maisonnettes de chiens. Dans chaque niche, il y en a un qui aboie. C'est sans doute là qu'on va coucher. La colonne stoppe dans le jardin. On nous compte, puis on entre dans une salle qui ressemble à un gymnase. Il y a un plancher. On se groupe et on s'assied par terre.

Nous sommes entassés les uns sur les autres. Il fait presque noir dans la salle. Une sentinelle et un kapo gardent l'entrée. Pour chier, il faut sortir et, un seulement à la fois. Déjà il y a queue. Les chiens se sont tus. Les kapos ont envoyé des copains chercher des sacs. Ces sacs sont pleins de biscuits de chiens. Les kapos ont d'abord essayé de les distribuer, mais on a sauté sur les sacs. C'est la bagarre. On en met dans les poches. On en refile à un copain qui les entasse dans son sac. Ceux qui n'ont pas pu approcher gueulent. Les SS arrivent avec la matraque. On abandonne les sacs à moitié vides. Je mords un biscuit, c'est dur, il y a des os broyés dedans, ils ont un goût âcre.

Il fait noir maintenant ; les SS voudraient dormir ; ils se sont installés dans une petite pièce voisine, la porte est entrouverte, la lumière passe. De nouveau les copains attaquent les sacs. C'est encore la bagarre, mais ils sont presque vides.

Ceux qui vont chier écrasent en passant les jambes de ceux qui sont étendus. Une énorme rumeur emplit la salle noire. Un SS entre : Ruhe ! La rumeur tombe un instant, puis elle gonfle de nouveau. On ne sait pas qui crie, je ne crie pas, je suis allongé entre les cuisses d'un Italien. Qui crie ?

- Salaud, tu peux pas faire attention ?

- Tu veux pas que je chie ici quand même ?

- Tu nous emmerdes !

Ça vient de derrière. Un pied écrase ma figure, je prends la cheville dans mes mains, elle ne résiste pas, je la soulève et je la pose sur le plancher entre mes cuisses ; ça passe au-dessus de moi. J'essaie de dormir dans les cris. Mais, près de la porte, il y a toujours la queue ; des copains gueulent, ils ont la diarrhée, et on les empêche de sortir. Ils ne peuvent plus tenir, et, finalement, accroupis contre le mur, ils baissent leur pantalon.

- Dégueulasse, il y en a un qui chie ici !

Le type ne répond pas, il continue.

- Kapo ! Il chie ici !

 

Une lampe électrique s'allume : le type est accroupi dans le faisceau de la lampe.

- Scheisse, Scheisse ! gueule le kapo.

Le kapo cogne, le type tombe.

- Scheisserei, Scheisserei, gémit le type.

- Was Scheisserei, Schwein !

Si tout à coup la salle s'éclairait, on verrait un enchevêtrement de loques zébrées, de bras recroquevillés, de coudes pointus, de mains mauves, de pieds immenses ; des bouches ouvertes vers le plafond, des visages d'os couverts de peau noirâtre avec les yeux fermés, de crânes de mort, formes pareilles qui ne finiront pas de se ressembler, inertes, et comme posées sur la vase d'un étang. On verrait aussi des solitaires assis, des fous tranquilles et mâchant dans la nuit le biscuit des chiens, et d'autres, devant la porte, piétinant sur place, courbés sur leur ventre.

 

© Robert Antelme, L'espèce humaine, Gallimard, 1957. Repris en 1978 dans la collection 'Tel', pp. 220-228.

 


 


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