Allez, dites-le, vous ne connaissez rien à l'olivier ! Alors, ce texte de Pierre Magnan est pour vous. En ce jour-anniversaire du onze septembre 2001, qui nous a révélé que la barbarie est à nos portes. Sinon dans nos murs.

 

L'olivier est l'arbre de la douleur et l'on ne peut exciper que des relations intimes qu'on a établies avec lui au cours d'une vie entière.

 

 

Je me souviens de notre tristesse, à ma femme et à moi, certain jour de ce printemps 1956 où le froid de février avait détruit les oliveraies par toute la vallée de l'Asse. Depuis longtemps l'olivier était mal considéré par la paysannerie provençale. Il produisait peu (une année sur deux), occupait une place considérable qu'on aurait pu utiliser plus lucrativement. Aussi 1956 fut-elle une année faste aux yeux des agriculteurs eux-mêmes. Les talus des routes étaient jonchés de cadavres d'arbres déracinés qui formaient des tas allant jusqu'à quatre mètres de hauteur et, quand nous passâmes en ce printemps, vers la mi-mai, les mattes de ces oliviers, c'est-à-dire l'énorme éponge solide et odorante, chatoyante si on la sectionne comme une bille de buis, ces mattes donc appelaient le secours du ciel par des milliers de jeunes pousses vertes qui ne demandaient qu'à renouveler l'espérance jusqu'au prochain centenaire où, de nouveau, l'infrastructure de l'arbre gèlerait à son tour. Il fallait se détourner honteusement de cet appel au secours. 1956 fut l'holocauste de l'olivier. Il n'en survécut, en apparence, que le tiers dans toute la Provence. Pendant dix ans, le mot huile d'olive disparut des tables provençales, ou bien alors elle venait d'Algérie, de Tunisie ou du Maroc. Elle avait, pour nous, un goût exotique, riche, gras, qui n'évoquait pas la pauvreté de nos terroirs. Or, c'est l'évocation de cette pauvreté que nous exigeons de l'huile lorsque, sous la lampe, les soirs d'hiver, nous en dessinons un huit parcimonieux au-dessus de notre assiette de soupe ou que l'été nous la répandons - oh ! goutte à goutte ! - au-dessus de nos farcis avant de les enfourner.

Mes relations personnelles avec l'olivier datent de 1961. L'oncle Désiré venait de mourir, léguant à mon père au flanc du coteau de Sainte-Roustagne un verger abandonné qualifié de lande sur l'acte notarial. Mon épouse et moi nous allions voir ce lieu inutile où les genêts en liberté montaient jusqu'à quatre mètres de hauteur. Les amoureux et les sangliers avaient creusé sous ces branches des bauges et des sentiers où il faisait bon se musser. Un jour de mistral où le livre m'était tombé des mains, je m'endormis sous ces genêts, au tiède du chiendent moelleux. Je m'éveillai, m'étirai, mes doigts heurtèrent une protubérance dure dissimulée dans l'herbe. Je voulus arracher ce caillou importun. Il résista. J'écartai la broussaille. Ce n'était pas un caillou, c'était la bosse cent fois renouvelée d'une souche d'arbre immortel. Le tronc était scié au pied et sur la protubérance que je venais de heurter se dressait toute pimpante, toute verte, empreinte d'une vigueur de jeune déesse, une pousse d'olivier haute comme un enfant de cinq ans.

À genoux devant ce miracle comme devant un tabernacle, je criai :

- Loue ! Viens voir ! Un olivier !

à voix basse, comme si je venais d'inventer un trésor.

 

 

 

 

Alors, à quatre pattes ou rampant, jusqu'à sept heures du soir, ma femme et moi, tout jubilants d'exclamations diverses, nous découvrîmes quarante oliviers hérissés de baliveaux hauts de cinquante centimètres à un mètre.

Le lendemain, armés de deux couteaux-scies et de notre salive pour les redémarrer lorsqu'ils coinçaient et ensuite durant tous nos congés, obsédés, vaillants, n'ayant plus qu'un seul but dans la vie, nous avons débarrassé les quarante oliviers de ces genêts envahissants qu'on entassait en immenses feux de la Saint-Jean. Un engin suant l'huile par tous ses joints usés vint ensuite, puissant et redoutable, écrasant les ronces. Il enfonça ses griffes sous les souches de genêts, avec son rotor il les réduisit en poussière. Nous étions debout sur ce champ de ruines accompagnés de nos bébés oliviers qui disaient merci en chatoyant au soleil d'octobre. Jamais mieux que ce soir-là nous ne nous sommes endormis dans la satisfaction du devoir accompli.

Depuis, bien sûr, ce fut la douleur : j'ai "fait le rond" une fois, dix fois, autour de ces oliviers pour aérer les racines, avec la bêche, avec la pioche, extirpant des mères de chiendent qui pesaient trente kilos, inextricables, sans terre pour les nourrir et dans lesquelles la pioche s'enfonçait mollement et refusait d'en sortir. J'écris ceci à la seule adresse de ceux qui un jour, par orgueil, se donnèrent à ce travail qu'on ne peut exiger de personne. Eux seuls me comprendront.

Vinrent les récoltes joyeusement attendues. Mais la récolte c'est décembre. Le temps a beau s'être retenu jusque-là et nous avoir offert le cadeau d'un automne interminable, celui-ci s'enfuit à la fin. Alors vient le moment des mottes d'argile collant sous les semelles et qu'on traîne en forçat d'un arbre à l'autre, le moment des mains gourdes égrenant entre leurs engelures les feuillages glacés. Là-bas, pourtant, sur Manosque, les douillettes fumées vous font signe, sous les auspices desquelles d'autres se chauffent en vous plaignant, vous, les cueilleurs d'olives. Ici, c'est le mistral aigre, les branches vindicatives furieuses d'être dépouillées de leurs fruits et qui essayent de vous éborgner en vous fustigeant.

Il m'est arrivé d'oliver tout seul, muni d'un seul panier, mes quarante oliviers chargés chacun de vingt kilos de fruits, parce que le temps était si hargneux que toute la maisonnée m'avait abandonné. Mais, quillé sur mon arbre, arrimé au chevalet vermoulu, je contemplais narquoisement, à travers les rameaux chargés de fruits noirs, la ville de Manosque où se brassaient tant d'affaires essentielles.

Les navrants événements d'un monde à perpétuité en mouvement hostile ne pouvaient pas m'atteindre ici. Il faudrait beaucoup plus que leur misérable trame pour m'empêcher d'être heureux car, par le contact rébarbatif de cet olivier à l'amère senteur, c'était l'étreinte de l'éternité qui me tenait embrassé.

 

© Pierre Magnan, in Terre Provençale, le magazine du patrimoine, de l'histoire et de l'art de vivre.

 

Note. On a compris que l'histoire se situe aux abords de Manosque (cf. "Voici devant moi la colline du Mont d'Or, celle de Toutes-Aures, celle d'Espel, le quartier des Savels, de Saint-Pierre, du Moulin Neuf, des Champs des Pruniers, la montée de Manin, Gaude, Sainte Roustagne, les Adrets, les Séminaires, Pétavigne, les Iscles, Le Pont Neuf, Pimoutier, Champs Clos, le Soubeyran...La réalité, le cadastre qui est dans mon sang. A partir de quoi, d'ailleurs, tout recommence dans des pays imaginaires. Mais la micheline s'arrête. Et ici c'est Manosque" - Jean Giono, in Noé), dont le quartier Sainte-Roustagne abrite aujourd'hui, d'ailleurs, la ... station d'épuration de la ville.
Se musser : passer à travers, se faufiler, se glisser vers...

 




Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.