Agacé depuis deux ans (depuis la lettre de Louisette Ighilahriz, publiée dans Le Monde à l'été 2000), par toutes les accusations portées contre la France, mais aussi par toutes les caisses de résonance complaisamment offertes aux anciens porteurs de valises et autres éternels donneurs de leçons, j'avais tenu à publier la lettre d'Aïda.
Mais j'ai, depuis, été profondément remué par les trois volets du documentaire de Patrick Rotman (comme je l'avais été en 1984 par l'enquête du même, effectuée en collaboration avec Hervé Hamon, sur le devenir de l'Éducation nationale - Tant qu'il y aura des profs) consacré, au début de ce mois de mars 2002, à la guerre d'Algérie. Même si je dois noter une certaine outrance (l'armée n'a-t-elle fait que torturer ? Les S.A.S. et autres missions civilisatrices - je dis cela sans rire - n'ont donc jamais existé ? J'ai l'impression que "rien n'est laissé de côté pour matraquer l'armée"), cette série a excellemment montré comment l'être humain Lambda, sans grand entraînement, se laisse aller à une conduite dégradante (je ne puis dire bestiale, comme l'un des personnages interrogés par Rotman : aucune bête ne se "conduirait" de pareille façon). Même s'il faut relativiser les indicibles souffrances que subirent nombre de combattants de l'intérieur (avant de tomber sous la coupe des "combattants de l'extérieur", massés aux frontières, et entrés frais et dispos, sans avoir tiré un coup de fusil, au lendemain des Accords d'Évian), en particulier eu égard à la lutte sans merci que se livrèrent par la suite les barbouzes gaullistes et les restes de l'O.A.S. (l'ouvrage de Constantin Melnick, Mille jours à Matignon : raisons d'État sous de Gaulle, publié en 1988 chez Grasset, est édifiant à cet égard), il m'a paru équitable d'exhumer un texte depuis longtemps oublié, et en tout état de cause à peu près introuvable ; quelques pages du témoignage sans concession d'un ancien para, ayant servi en Algérie trois années durant, à la fin de la IVe République (un extrait de cet ouvrage a paru dans la revue Esprit, livraison d'avril 1959, sous le titre"Aventures d'un parachutiste"). Dont l'exergue, emprunté à Saint-Exupéry, dit bien la tonalité : "Je n'aime pas que l'on abîme les hommes".

 

 

[...]

pp. 27-30

 

 

La mission qui nous est confiée est, ni plus, ni moins, d'anéantir l'ensemble de l'armée rebelle, c'est-à-dire la bande qui grossit de semaine en semaine et, sans cesse partout et nulle part, reste insaisissable. La signale-t-on au Nord ? Il faut, laissant tout, nous y porter en marches forcées. Trop tard : le téléphone arabe - ces feux qui s'allument soudain la nuit de sommet en sommet - court plus vite que nous. À peine arrivés, c'est vers le sud qu'il faut repartir. Tout l'hiver, l'Aurès va être ainsi le théâtre de nos parties de quatre coins.

À partir du camp établi près du village de Tadjmount, le "nettoyage" commence le jour même de notre arrivée, sur El Alaman, Tadjine, Biar Asckoufess. Imperturbables, les indigènes nous regardent faire irruption dans leur village. Ils restent muets devant leurs mechtas. Impossible de savoir ce qu'ils pensent de tout cela. Ils attendent. C'est peut-être tout le destin de l'Algérie qui se joue au cours de ces journées.

A priori, tout indigène est suspect et doit être interrogé, ne serait-ce que pour qu'on puisse vérifier son identité. Le malheur est qu'on utilise pour cela le caïd, croisement d'officier indigène et de garde-champêtre. Or, plus que tous les Français réunis, s'il est quelqu'un que les Aurésiens haïssent à mort, c'est lui.

Je l'observe qui les interroge. Indigène comme eux, mais déguisé en Européen, en principe au service de tous, ce gros et pompeux personnage ne doit sa fonction qu'à son zèle. Fort de sentir derrière lui notre bataillon en armes, il a fait rassembler son village sur la place. Les uns après les autres, les hommes défilent devant lui.

Un vieillard passe. Peut-être sourd, ou aveugle comme beaucoup dans ce pays, questionné il regarde sans répondre et continue son chemin. N'a-t-il rien entendu, n'a-t-il pas compris ? Si vieux ! Mais, rouge de colère, à toute volée, le caïd le gifle ! Gêné, le capitaine regarde ailleurs. Ce caïd est un imbécile, mais la consigne est d'être dur et surtout de faire vite. Cependant, deux jeunes gens, derrière le vieillard, se sont précipités. Ses fils ? Frémissant de la tête aux pieds, ils le prennent par le bras, l'emmènent... Le défilé continue. Mais quelque chose a changé. Si dans les yeux de ces Arabes on ne pouvait rien voir tout à l'heure, sinon une sorte de curiosité craintive, c'est la haine qui, maintenant, y flamboie, comme un feu.

Tadjmount devient notre base arrière. La nuit, nous partons pour de longues courses à travers les douars, rentrant à l'aube, épuisés. La fatigue devient telle que, même endormi, on sent le poids du sac sur ses épaules.

Bien que le village soit formellement consigné à la "troupe", je me glisse un soir dans le dédale de ses ruelles qui tombent de la montagne en cascades de pierres sèches.

Comme tous les villages de l'Aurès, Tadjmount est un miracle de survie ; une cinquantaine de mechtas d'où se dégage une puissante odeur de chèvre et de sueur humaine. À l'Arabe assis devant le café maure, je demande où l'on trouve ici de l'eau. "Dans le thalweg, me répond-il. Mais il n'y en a jamais avant le printemps".

Je m'étonne qu'il parle si bien le français. Découvrant sa djellabah, il me montre la médaille militaire épinglée sous sa veste : "je suis le maire de Tadjmount..., le vrai, pas le caïd", et il ajoute : "Le problème de l'eau est le plus grand. On doit souvent la faire venir de plus de soixante kilomètres et à dos de mulet, dans des outres, Monsieur. On l'échange contre la nourriture, dont on n'a déjà pas beaucoup. Tout le monde est misérable ici à cause de l'eau. C'est pour cela que les rebelles viennent si souvent. Ils savent que les jeunes peuvent partir avec eux du jour au lendemain, puisque de toute façon, il y a trop de bouches à nourrir".

De quoi vivent-ils donc ? Autour du village, pas même une de ces petites cultures qui donnent au moins l'impression de la richesse. Il me regarde et pour toute réponse n'a qu'un geste vague.

"À trente kilomètres d'ici, il y a une forêt, mais elle est occupée ; le gouvernement défend d'y prendre du bois. On y allait tout de même : le bois est si rare. Oui, les jeunes y allaient la nuit chercher les troncs précieux. Nous les revendions aux autres villages, très cher. C'était à peu près notre seule ressource. Mais aujourd'hui, comment circuler la nuit sans passer pour rebelle !... Trop de risque. Les jeunes ne veulent pas se faire tuer pour ça. On ne sait plus quoi faire. On attend". Ces gens assis à l'orientale devant leur mechta semblent en effet attendre depuis des siècles...

Finalement il m'invite à boire le "kawa", dans sa demeure. C'est probablement un grand honneur qu'il veut me faire. Sa demeure, ce lieu complètement obscur qu'il appelle sa maison. Un terrible fumet de hardes et de chèvres s'en dégage...

Quelle misère ! Aucun meuble, quelques tas d'étoffes lourdes de crasse et de suie, des coffres de bois peints. Des pierres rondes, quelques jarres de terre. Dans l'ombre, deux ou trois bébés emmaillotés d'étoffes de couleurs. Au milieu de la salle, un trou où brûle sans fin une poignée de braises. Une femme, qui fut sans doute très belle, encore jeune, mais que mille fatigues semblent avoir usée à jamais, apporte l'eau.

La cérémonie du café commence. Les tasses sont microscopiques, mais typiquement françaises, comme on en vend dans les foires, en porcelaine à fleurs bleues. L'eau est sale, mais le café n'en est pas moins délicieux. De temps en temps, quelqu'un passe la tête à la porte et disparaît. Que préparent-ils ? Qu'importe ! Même si ce doit être mon dernier café, livrons-nous tout entier à la joie de croire que ces inconnus dont tout me sépare sont mes meilleurs amis. Je souris à tous, aux vieillards, aux enfants, même aux femmes qui s'enhardissent, surgissant çà et là des coins d'ombre. Et leurs sourires me répondent.

Je ne sors de là qu'à la nuit, après avoir serré la main de tous et, comme il se doit, l'avoir ensuite, chaque fois, porté sur mon cœur ; après avoir aussi caressé tous les bébés - il y en avait trois - et souri une dernière fois aux femmes qu'on me cachait...

Le lendemain, tout le camp a des puces.

[...]

pp. 103-108

Dans la nuit du 17, de garde au camp, j'aperçois d'immenses lueurs monter au ciel. Section d'alerte et piquet d'incendie n'arriveront que pour voir l'essence répandue partout se propager en flammes sur ces bâtiments neufs... Les rebelles qui ont allumé l'incendie sont déjà loin. C'est le commencement de la nuit. L'heure favorable aux rapides coups de main en ville : ils ont jusqu'à l'aurore pour regagner la montagne.

Dans la ville même de Batna, malgré toutes les troupes qui l'occupent, les petites escarmouches deviennent monnaie courante. L'Aurès est proche.

Fous de sauvagerie, traqués comme des loups féroces, les rebelles prennent l'habitude de brûler tout ce qui est moderne, hôtels, écoles, fermes-modèles, maisons forestières, centrales, en massacrant souvent tous leurs habitants, sans distinction de sexe ou d'âge. Repris de justice, vulgaires bandits de grand chemin en profitent pour, à la faveur du désordre, se constituer en petites bandes indépendantes. Sans souci, ni des rebelles authentiques, ni des Français, ils pillent, tuent et violent au nom des uns et des autres, dans les douars et dans les villes. Autant de sources de quiproquos sanglants et de nouvelles haines.

L'état-major s'étant enfin aperçu que nos perpétuelles allées et venues, de Batna au cœur des Aurès laissaient très largement aux hors-la-loi le temps de se retirer leur coup fait, on décide de nous installer à l'intérieur même de la haute montagne. Et, un beau soir d'avril, nous partons relever à T'Kout un régiment de la Légion qui s'y morfond depuis l'hiver.

T'Kout n'est qu'un poste enfoui au fond d'une cuvette, un entonnoir ceint de montagnes rouges, "comme Bien-Bien-Phu, nous signalent les légionnaires... Mais vous avez de la chance : vous pourrez faire vos patrouilles de nuit comme sur du velours ; nous venons, en effet, de tuer un par un tous les chiens des douars environnants sur un rayon de quarante kilomètres".

Très féroces, les gros chiens velus jaunes et blancs des Aurès ont, en effet, une ouïe si subtile qu'à plus d'un kilomètre ils perçoivent l'arrivée d'une patrouille de six hommes en espadrilles. Tous les villages suspects en font leurs oies du Capitole. Une brindille cassée et les voilà qui donnent l'alerte à pleine gueule ! Les rebelles n'ont plus qu'à se replier. Quand, essoufflés, nous parvenons au village suspect, il ne nous reste à découvrir que de tous petits tas de cendres et de vieilles femmes endormies.

"Malheureusement, poursuivent nos légionnaires, il n'y a pas encore d'eau ici. Pas la saison ! L'oued est sec. Il vous faudra attendre le retour du camion-citerne. Le nôtre allait chercher l'eau à Batna. Mais, attention ! La caisse métallique surchauffée par le soleil de la route rend l'eau complètement chaude ! Ne pas boire tout de suite ! Aber Das ist Krieg, n'est-ce pas ?"

Chaque légionnaire n'a qu'un paquetage minuscule : munitions, vivres, treillis de rechange. Mais rares ceux qui n'ont pas leur mascotte : gigantesque caméléon vert qu'on perche sur ses épaules, fennec, chat, chiot, petit chacal, jusqu'à des serpents dont on s'entoure langoureusement. Tout cela n'est guère réglementaire ; mais on ne sépare pas ici un homme de sa bête favorite, souvent sa seule amie.

Ils lèvent le camp sans laisser derrière eux la moindre brindille. Très détendu, chacun prépare son repas devant la tente en songeant à la longue et calme nuit de repos qui nous attend... Mais soudain des coups de feu claquent de toutes parts ! Vivement, on renverse les gamelles, on éteint les feux à coups de pied, on se précipite au fond des tentes pour empoigner son arme. Les rebelles qui, sans se manifester, ont dû nous regarder toute la journée, du haut des crêtes, aller et venir, nous tirent maintenant dessus !

L'effet de la surprise est complet. Les trous individuels de combat n'ont pas encore été creusés : nous constituons sur notre plateau des cibles de choix. À la hâte, on roule devant soi quelques morceaux de rocher ; on cale l'affût de son arme ; on essaie de voir où peut bien être l'ennemi. On se sent déjà mieux. On entend alors seulement les balles siffler. On saura le lendemain, d'après la grosseur des trous dans les toiles de fente, que c'est du calibre 12, qui foudroie.

La nuit est tombée qu'ils tirent toujours. Nos fusées éclairantes vertes, blanches et rouges jaillissent vers le ciel. Lentement, elles retombent "comme une pluie de larges pleurs" et les yeux en ont du plaisir autant qu'en un 14 juillet sur le Pont-Neuf.... Freinées par leurs parachutes, elles illuminent deux à trois minutes les montagnes où courent quelques ombres armées. Mais elles nous éclairent également, et permettent aux rebelles tapis dans la nuit de mieux ajuster leurs tirs.

Un groupe ennemi est enfin repéré accroupi dans les broussailles. On fait donner le mortier. Une pluie de petits obus de 60 et 81 mm arrose les crêtes... Quelques clameurs, et le silence retombe, ponctué seulement çà et là d'un dernier coup de feu.

La compagnie d'alerte, envoyée sur les crêtes, y restera toute la nuit à patrouiller, ne ramenant le lendemain qu'un blessé rebelle, oublié par les siens. Mais l'insolence du geste de ces hors-la-loi qui, dès notre arrivée, pour marquer le coup, se permettent de nous tirer comme des lapins à cent mètres, nous donne à réfléchir. Désormais, chaque soir, un groupe sacrifié montera passer la nuit sur les pitons. Placé en "sonnette" à un kilomètre du camp, il aura pour mission de faire tampon entre toute nouvelle attaque rebelle et le camp.

Quelques jours après cette attaque, ayant à faire à l'intérieur de la gendarmerie - seul bâtiment européen de T'Kout - j'ai l'occasion de voir le rebelle blessé, récupéré pendant la nuit...

Deux gendarmes spécialement envoyés de Batna pour l'interroger n'ont rien pu en tirer. Aussi le laissent-ils pourrir lentement dans une petite salle close, attendant qu'il soit "à point" pour l'interroger de nouveau. Je dis bien : "pourrir". Je vois et je sens se putréfier ses blessures non soignées à la main et à la poitrine. Odeur insoutenable.

L'infirmier m'explique : "je l'ai aseptisé et pansé le premier jour. Mais le toubib est à Batna et il est probable qu'il s'en fout. De toute façon on ne l'a même pas averti. Et on m'a formellement interdit d'en faire plus, l'homme devant finalement être fusillé... Puis les pansements sont tombés. C'est pour cela qu'il se tord et se gratte tout le temps : les mouches ont pondu dans ses plaies. Je crois que ça va donner une espèce de gangrène".

Je regarde l'homme à travers le judas du réduit. Ne restent de vif en lui que ses yeux fous. Il se tord lentement sur le dallage souillé d'excréments.

"Je n'aurais pas voulu être à sa place", me confie le responsable des Transmissions qui s'est approché. Il sait ce dont il parle. N'obtenant rien par les procédés classiques, gifles et coups de pieds, les gendarmes ont utilisé pour le faire parler, - dans l'état où il est ! -, le poste "394". C'est le supplice connu sous le nom de "gégenne", "gégenne" étant dans toute l'armée le surnom de ce poste de haute fréquence. Reliant les électrodes aux plus sensibles parties du corps du blessé, ils en ont varié l'intensité jusqu'à ce qu'il "jouisse", comme ils disent, c'est-à-dire qu'il crie, et parle... Ce procédé d'investigation deviendra vite d'utilisation courante dans plusieurs unités, étant le seul par lequel, sur les lieux mêmes de l'accrochage, on peut obtenir des prisonniers des renseignements immédiatement utilisables avant de s'en débarrasser.

Huit jours encore, l'homme s'entêta à ne pas parler. On l'entendait souvent crier à travers les murs. Puis il céda. Sur les renseignements qu'il donna, une vaste opération fut montée. Elle n'apporta rien. Quant à lui, il disparut.

Le lendemain de notre arrivée, on nous fait creuser - "comme en 14", s'écrient les anciens : on dirait presque qu'ils y étaient !... - de profondes tranchées. Tout autour du camp, elles se développent en chicane. Mais il faut d'abord combler celles de nos prédécesseurs - pourtant parfaites - et raser les parapets de moellons qu'avec tant d'art ils ont mis des mois à construire. Comme les esclaves du Pharaon, chaque jour, retour d'opération, nous creusons quatre ou cinq heures sous le soleil, déplaçant des tonnes et des tonnes de terre, de sable, et de pierres. De jour en jour, le camp prend l'allure d'une place forte, formidablement fortifiée, à la Vauban.

Piocher, marcher, marcher, piocher toujours, sous le soleil de semaine en semaine plus chaud, voilà à quoi nous sommes tous réduits ! La seule détente - félicité suprême - est de s'étendre pour suer lentement, sur son lit de camp, sans bouger, sinon les bras pour chasser les nuées de petites mouches noires. Les nuits sont lourdes. Pas une goutte d'eau n'est tombée depuis deux mois.

On n'écrit même plus. Économie d'énergie. Éviter les efforts, même spirituels.

Un soir que, las d'une journée de repos toute entière passée à creuser des tranchées, on attend que toutes les mouches soient endormies pour tenter de dormir aussi un peu (il est vrai qu'alors les moustiques assurent la relève), des coups de feu éclatent à l'intérieur de notre "marabout". Réveil en sursaut. On se précipite pour les éteindre sur les lampes-tempête, on se jette sur les armes. Chacun voit déjà un rebelle, fusil-mitrailleur en batterie, dans l'ouverture de la tente : plusieurs postes se sont déjà ainsi laissé surprendre... Mais un formidable éclat de rire met fin à notre émoi. "C'est Grand- père ! ", crie quelqu'un ! "Grand-père !", on se congratule : "Ah, celui-là, celui-là! "

Grand-père est un deuxième classe de carrière qui compte quelque dix ou douze ans de service à son actif, et déjà quelques cheveux gris le marquent. Plusieurs fois caporal, mais autant de fois cassé pour ivresse et scandale en publie et en privé, il n'est plus aujourd'hui qu'une épave coriace. Il boit. Mais comme seuls les soldats bretons savent le faire pour chasser le "bourdon" : la nuit, le jour, tout le temps ; et n'importe quoi. Sa misérable solde y passe intégralement. Boire est son seul refuge contre la méchanceté de la vie, la seule branche à laquelle, perpétuel noyé, il puisse s'accrocher pour ne pas disparaître. Du reste, excellent camarade, plein de gentillesse, même après boire, ce qui est rare.

Mais, ce soir, Grand-père en a par-dessus la tête. La chaleur, la nuit - il ne dort presque jamais - l'inaction lui pèsent trop. Il n'en peut plus. Son fusil à la main, assis sur son lit, il s'est mis à tirer et les balles sifflent, crevant la toile de tente juste au-dessus de nos têtes. "Pourvu, pensons-nous, qu'il ne s'avise pas d'attraper les grenades. Nous n'aurions plus alors que cinq secondes pour évacuer les lieux". On feint la désinvolture mais on se tient prêt, une jambe déjà hors du lit.

"J'ai fait l'Indo, moi ! crie Grand père. J'ai été blessé quatre fois (en réalité, une fois seulement). Ça n'est pas pour venir faire le guignol dans ce bled pourri ! Je me crevaille pour rien ! D'abord, je les encule tous ! Merde alors ! Les fellaghas et les autres !... Vous riez ?... Mais, quand vous irez chier là où j'ai été chier, vous rirez moins, salopins ! À la frontière de Chine que j'ai chié, moi !"

"Dis donc, il est grossier, Grand-père, ce soir", me fait remarquer Bernard prodigieusement intéressé.

"J'en ai marre de T'Kout ! Merde alors ! Je m'en vais !" et, joignant le geste à la parole, Grand-père sort de la tente le fusil au poing. Le canon toujours haut braqué, il s'en va continuer ses tirs contre les étoiles. On aime mieux ça.

Dehors, tout le camp est en alerte. Et tous courent dans tous les sens en tenue de combat, colonel en tête... Grand-père s'en fout. Il continue son tir, et personne n'ose l'approcher.

Un lieutenant, enfin, se décide à venir sur lui. "Laisse cela, laisse cela", lui dit le petit officier, qui n'a pas peur mais se méfie.

Grand-père tire toujours, sans répondre. L'autre insiste. "Mais j'en ai marre, mon lieutenant, j'en ai marre, vous comprenez ?

- Oui, je comprends... Moi aussi, j'en ai marre. Nous en avons tous marre, ici. Mais pose quand même ton arme... Va te coucher, mon vieux".

"Mon vieux" ! Le mot porte. Grand-père rentre sans un mot sous la tente. Il jette par terre son fusil et s'étend en gémissant à sa place. C'est fini.

Il n'avait même pas bu, ce jour-là.

[...]

pp. 178-183

Très tard, après avoir perdu notre route trois ou quatre fois, nous arrivons enfin à Sidi-Mokra, seul village presque exclusivement européen, de la région. Cependant que, par camion, les autres compagnies rentrent se reposer à Constantine, la nôtre, compagnie de jour, reste ici.

Tant bien que mal, on s'installe, trempés des pieds à la tête, dans les immenses et fragiles hangars pleins de vent où sont stockées les feuilles de tabac de la Coopérative agricole. On s'en fait des litières parfumées. Toute la nuit, les feuilles qui sèchent au plafond vont claquer comme des étendards au-dessus de nos têtes !

Nous ne sommes qu'une petite compagnie, et c'est l'équivalent d'un régiment qu'on poursuit : nous nous installons, dès le lendemain matin dans le domaine de Souamir, mieux retranché.

Vaste ferme du genre villa gallo-romaine, ce domaine à demi fortifié n'abrite qu'une dizaine d'Européens. Grands seigneurs jadis de ces terres, ils n'y vivent plus qu'en piteux sires traqués par leurs serfs révoltés. Très satisfaits de notre arrivée, ils nous accordent pour cantonnement une petite étable désaffectée. Mais leurs vastes bâtiments d'habitation resteront volets clos. Nous ne sommes en effet ni rasés ni lavés. Nous pourrions salir les murs.

Nous apprécions particulièrement le fait qu'alors que des hectolitres et des hectolitres de bon vin mûrissent au point d'y pourrir dans leur cave au risque de se perdre (aucun transporteur n'accepte plus de se risquer dans cette région), il ne leur vient pas une minute l'idée d'en offrir, ne serait-ce qu'un quart, à la compagnie ! ...

D'apprendre que trois des nôtres sont morts hier après-midi ne les émeut guère. Qu'un parachutiste, même de dix-huit ans, meure, c'est pour eux dans l'ordre des choses. Ils nous le disent presque... De très sales types, que nous quitterons sans remords.

 

Deux jours plus tard, nous partons prospecter un autre secteur de la forêt. Bien que très sauvage, cette nouvelle zone est peuplée de grands villages aujourd'hui déserts, dont les lourdes cabanes de bois semblent avoir poussé par hasard entre les arbres, mais sans les avoir dérangés. Autour de la demi-sphère imparfaite de la petite mosquée blanche, comme un champignon, les toits de chaume se pressent, fumant et pourrissant d'humidité au soleil. Selon leur importance, leur fouille nous prend quelques heures ou quelques jours.

Pour ouvrir les portes, souvent cadenassées avec soin, un seul coup de pied doit suffire. Mais un jour, avec cette méthode, l'un de nous se retrouve le visage criblé d'éclats : la porte était munie d'une grenade piégée ! Dorénavant, on entrera par le toit, creusant un trou parmi les branches et la paille mêlées de terre séchée.

Tous les soirs, autour d'un feu qu'à dix heures on éteint après avoir enterré les rations qu'on ne mange pas, pour qu'elles ne puissent profiter aux rebelles, la compagnie fait bombance, grâce aux poulets capturés dans la journée.

Comme certains villages doivent être brûlés à notre départ, pour collaboration, il n'est pas interdit d'en retirer tout ce qu'il nous plaît. Personne ne s'en prive. Au fond des coffres inépuisables, nous découvrons parfois d'authentiques bracelets d'argent, attachés les uns aux autres par grappes, que dans leur affolement les pauvres fatmas n'ont même pas songé à emporter... Au fond des musettes disparaissent les pendeloques martelées à la main, les amulettes de cuir que les mères pieuses passent au cou de leurs enfants, après y avoir cousu les versets du Coran... De pauvres trésors, qu'il a fallu parfois des siècles pour rassembler à l'ombre des chaumières, sont dispersés en quelques instants.

Les musettes se gonflent de butin comme des outres. Elles deviennent si lourdes, d'un village à l'autre, que rapidement les pistes vont être semées des mille objets hétéroclites qu'accablés les voltigeurs jettent dans les buissons sur leur passage.

On apprend un soir que Sidi-Mokra, le village que l'on a quitté la semaine dernière, vient d'être attaqué par les rebelles. Diversion ? Insolence ? Quoi qu'il en soit, il faut repartir sur-le-champ. C'est la nuit. Une averse terrible se met à tomber. Des coups de feu au loin. Comme nous serions mieux entre deux draps ! Il faut marcher longtemps à travers la forêt pleine d'eau avant d'arriver, à l'aube, en vue du village attaqué. Plus personne. Les hors-la-loi se sont, comme toujours, évanouis dans les broussailles.

Le temps de compter les morts, nous rentrons. Le lendemain, sur la terrasse de la ferme, entre deux grands orangers coupés par les rebelles, un aumônier barbu de la Coloniale vient dire une messe, on ne sait pour qui ni pourquoi. Pas de sermon. Sitôt son matériel rangé dans sa petite valise, il disparaît comme il est venu, nous laissant ahuris : il n'y a pas eu en effet plus de morts que les autres fois.

Toutes les huit heures, nous repartons "pacifier" un carré de la carte. Découverte d'une nouvelle région, encore un peu habitée. Les habitants se barricadent à l'intérieur de leurs mechtas, ce qui fait d'eux plus que des suspects. Malgré le danger, c'est à coups de crosse et de pied qu'on force les vieilles et lourdes portes ; elles finissent par tomber, entraînant parfois leur chambranle dans un nuage de poussière. Confusion extrême, mais c'est beaucoup trop long, finalement, d'aborder les maisons par le toit...

Nous nous égaillons par équipes sous les chênes verts : les chaumières sont très dispersées et mille jardinets sauvages les séparent. À chacun son groupe de maisons.

 

Dans l'une des chaumières les plus isolées, un après-midi, nous tombons nez à nez avec une jeune femme seule. Belle et très jeune, elle est assise à l'orientale dans l'angle le plus sombre de son gourbi, apparemment morte d'épouvante, et nous regarde fouiller sa maison. "Où sont les hommes ?" lui demande-t-on. Pas de réponse. Il est probable qu'elle ignore le français. De toute façon, elle semble avoir si peur qu'essayer de la questionner dans son état est insensé.

Nous ne trouvons rien, évidemment, sinon quelques poules qui disparaissent aussitôt au fond des musettes sous les yeux de la femme qui ne dit toujours mot, comme absente... Il va falloir s'en aller. Mais le chef de la patrouille hésite. Après s'être éloigné, comme à regret, de quelques pas, il se ravise, revient vers la maison.

Vieux sergent-chef retour d'Indochine et très content d'en avoir fait voir de toutes les couleurs aux "naqués", c'est un très sale oiseau. Il le sait et n'en est que plus fier. "Et, si elle cachait une arme sur elle, la garce ?", dit-il en rentrant de nouveau dans la mechta. " ... Une arme secrète, par exemple... ", lui répond en clignant de l'œil son adjoint, qui le connaît.

Que la chaleur est lourde cet après-midi ! Et que nos visages luisants et rouges contrastent avec celui de la jeune femme - mate et blême -, qui nous regarde revenir, les yeux dilatés de frayeur.

Déjà, les mains fébriles et sales du sergent parcourent de bas en haut le corps de la malheureuse qu'il a obligé à se lever. Fascinée, elle n'ose déjà plus remuer. Les yeux noirs et méchants du sergent la brûlent. Il fouille ses robes : "je me demande, dit-il en ricanant sourdement, comment elles n'ont pas plus chaud que cela, avec toutes ces frusques qu'elles se collent sur le dos". Il halète un peu. Nous ne sommes que trois dans l'étouffante cabane. Le reste de la compagnie s'est éloigné.

De plus en plus rouge, le vieux sergent ôte une à une les robes de la femme. Dans son énervement il en déchire : robes rouge, verte, jaune, bleue, blanche, noire, couverte de fleurs, d'oiseaux... "Ma parole ! murmure-t-il. C'est toute leur garde-robe qu'elles ont sur elles, ces phénomènes ! Quel travail !" Au contact de ce corps si jeune, ses mains de vieux sous-off tremblent comme celles d'un vieillard malade. "Non..., non... Elle n'a pas d'arme", répète-t-il distraitement. Ses yeux brillent comme ceux d'une bête. Il ne nous voit déjà sûrement plus. Laideur des gestes.

"Allez donc voir autour de la baraque, s'il n'y a rien... Ils cachent souvent les boukalas sous le chaume des toits", dit-il enfin d'une voix rêveuse. Ses yeux nagent.

"Moi, après ! lui crie en s'éloignant son adjoint.

- Oui, oui... Mais laissez-nous, je vais encore fouiller l'intérieur !"

"Vous êtes fou, non ?" Je secoue par l'épaule le vieux sergent. Mais il n'entend déjà plus. Il a pris la femme dans ses bras. Elle est debout, sans vêtement, sauf son collier, plus que nue devant lui, mais comme au-delà de la honte, déjà, et paralysée !

Il la couche sous lui. C'est l'intérieur de ce grand corps blanc qu'il fouille, de toute la fiévreuse fureur de son grand corps de singe. Il n'a même pas ôté ses équipements ! La boucle de métal de son ceinturon défait déchire le ventre pâle de la jeune femme. Elle, inerte, toute blanche, les yeux fermés, semble attendre seulement que son supplice ait pris fin, jambes ouvertes.

Je prends le sergent par le col. Mais ça le rend fou, cette inertie ! Remuement frénétique. C'est presque un cadavre qu'il couvre. Il râle. Il multiplie ses soubresauts, fait claquer la peau de son ventre...

"Eh ! on s'en va", crie pour le presser son adjoint, qui n'y tient plus ! Mais le sergent est sourd. Tout ce qui lui a jusqu'ici servi d'âme s'est rassemblé à la hauteur de ses tripes. Un rebelle viendrait-il sur lui, pistolet à la main, et le verrait-il, sûrement il ne bougerait même pas ! De gros hourdons restent ainsi parfois collés, l'été, étourdis de volupté, sur les larges fleurs qu'ils dépouillent de leur pollen.

Le corps de notre sous-officier n'est plus maintenant que petits spasmes et sursauts vagues, lents à mourir... Il faut le prendre aux épaules pour l'arracher. "Ah ! Maniez-vous, chef, voilà le colon", lui crie de nouveau à tue-tête dans l'oreille son adjoint, qui danse littéralement de désir.

L'autre se relève enfin, sans un regard pour la femme qu'il laisse, pantelante, rassembler autour d'elle, comme elle peut, ses vêtements défaits, en pleurant.

"Bon, on y va !...

- Oh, mais, une minute ! c'est son adjoint, le caporal-chef, qui déjà étreint la femme à son tour. Sa tête en devient instantanément celle de son chef il y a un instant, toute suante de volupté et de pure animalité...

La femme s'est mise à gémir doucement : "oh, oh, oh". Non, ce n'est pas une plainte... Y prendrait-elle aussi quelque plaisir ? Sans probablement s'en apercevoir, elle caresse les cheveux noirs du caporal...

Mais la compagnie décroche pour de bon. Il faut s'en aller. Du pied, j'arrive à grand-peine à faire se relever le caporal changé en bête. Nous dévalons en courant la pente vers la route où les camions attendent, moteur déjà en marche. On grimpe en hâte dans les véhicules.

"Chef ! Voulez-vous savoir ce que je pense de vous ? dis-je, presque sans m'en rendre compte, au sergent-chef qui s'est installé entre deux de mes camarades.

- Quoi ?

- Vous n'êtes qu'un porc !

- Un quoi ?

- Un porc !"

On appelle ça manquer de respect envers un supérieur... Tout le monde attend. Mais le supérieur ne dit mot. Il se contente de me regarder, l'air mauvais.

La chaleur, accumulée depuis plusieurs semaines sur la région, éclate sous la forme d'un formidable orage qui va couvrir tout le pays.

Les rebelles en profitent pour attaquer deux fermes qui nous entourent, l'une à droite, l'autre à gauche. On ne peut évidemment pas se porter sur les deux à la fois, la compagnie étant pour l'instant seule dans le secteur. Une fois de plus, on arrive donc trop tard à droite comme à gauche : les bâtiments brûlent encore sous la pluie, les cadavres des hommes et des bêtes jonchent le sol. Ne reste de vivant dans les cours dévastées que les volailles affolées à qui, du reste, nous tordrons le cou en passant, insensibles à l'horreur.

On trouve devant une porte un fellagha mort mais sans armes, ses camarades ayant dû emporter son fusil et ses cartouches. Sous les orangers, derrière la ferme, un autre est découvert, encore vivant, étendu dans un fossé plein d'eau. Blessé à mort et intransportable, ses coéquipiers l'ont abandonné. Il est venu se traîner dans ce coin, espérant on ne sait quoi. On s'approche de lui, grenade en main. Il faut se méfier : plusieurs rebelles mortellement blessés, se sachant de toute façon perdus, n'ont pas hésité à lâcher à bout portant, parfois même sur l'infirmier qui se penchait sur eux, un dernier coup de feu. Mais celui-là est sans arme. Il meurt devant nous.

Les cadavres enveloppés dans nos toiles de tente, on rentre au domaine, blasés. Des hélicoptères viendront demain chercher les morts. Nos hôtes nous apprennent que, pendant notre absence, d'autres rebelles sont venus rôder ici. Ils sont furieux : paysans à la cervelle étroite, ils ne comprennent pas qu'on les ait laissés pendant que d'autres à côté se faisaient massacrer...

Un détachement de la Légion nous relève. Nous quittons Ain Mokra pour Constantine sans regret. Ces fermiers finiraient par vous réconcilier avec les hors-la-loi, qui, au moins, ont le courage de leurs crimes.

[...].

Extrait de © Pierre Leulliette, Saint-Michel et le Dragon, Les Éditions de Minuit, 1961, 358 p.].

 

Un petit tour dans les archives d'une Préfecture quelconque révèle à quel point la guerre d'Algérie avait oblitéré les pratiques ordinaires de la démocratie - surtout à partir de l'arrivée du général de Gaulle au pouvoir, disons plutôt dans les débuts de la Ve République.
C'est en effet par centaines que l'on découvre des ordres de réquisition à l'image de celui-ci, qui concerne l'ouvrage dont on vient de lire un court extrait. Saint-Michel et le Dragon fut en effet l'objet d'une mesure de saisie, à peine sorti des presses des Éditions de Minuit. Notons pour la petite histoire que la censure s'abattait à droite tout autant qu'à gauche : tous les "extrémismes" furent également servis !
Mais ce n'est là qu'un point de détail : plus personne ne s'intéresse à la censure durant les événements d'Algérie, et plus personne ne connaît le nom de Pierre Leulliette, alors...

 

 

 



 


 

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