Économiste, avocat, journaliste, Président du Comité économique et social de la région Languedoc-Roussillon (de 1974 à sa mort), Philippe Lamour (1903-1992) est un personnage particulièrement attachant et remuant, à l'existence bien remplie : homme d'action à tous les sens du terme. Peut-être a-t-on oublié que lors de la visite en France de N. Khroutchev (l'homme à la chaussure jaune) Ph. Lamour riva son clou à ce personnage - combien important sur la scène mondiale, mais vantard - à propos du rendement comparé entre les terres de Géorgie et celles du Languedoc.
Dans un livre de souvenirs, il se montre sous un aspect inattendu, et ô combien sympathique. On trouvera un autre extrait du même ouvrage ici

 

Le temps a passé. Nos enfants ont, à leur tour, des enfants. La femme de Jean-Philippe, devenue notre fille, nous a apporté son affection et sa grâce. Leur demeure est proche de la nôtre. Sylvie et Olivier traversent le jardin, précédés de leurs chiens, pour venir dans notre maison, qui est aussi la leur. La fille de ma fille aînée a aussi deux enfants ; dans la phalange des grands-pères, me voilà promu au grade supérieur. Le fils de Noëlle est médecin. Marianne et Catherine ont associé leurs destins ; elles parcourent le monde, de l'Amérique du Sud à la Birmanie et du Caucase au Wyoming et en rapportent, pour la télévision, des films qui sont justement appréciés. De ce fait, pour notre bonheur, l'illustre Gaspard apprend à lire à nos côtés tandis que la jeune Louise rit dans son berceau.

Un soir, en revenant d'un voyage, j'ai trouvé ma femme, seule dans la maison silencieuse. J'ai compris qu'il fallait faire quelque chose. Désormais, c'est elle qui s'occupe de l'exploitation agricole. Elle le fait mieux que moi. Quand une femme prend la pleine responsabilité d'une œuvre, qu'il s'agisse d'élever ses enfants ou de gérer une entreprise, elle réussit mieux qu'un homme, ne serait-ce que par la crainte qu'elle a de réussir moins bien. Elle y applique la persévérance dans les travaux répétitifs, l'exactitude et la minutie qu'exige la conduite du foyer familial. Ma femme travaille autant que moi ; nous nous aidons mutuellement, dans la confiance et l'affection. Nous avons toujours beaucoup à nous dire ; et nous pouvons nous épargner de vains commentaires sur l'égalité des sexes et l'émancipation de la femme.

Elle est devenue l'un des meilleurs agriculteurs de la contrée. Elle met en bouteilles quelques milliers d'hectolitres de vins de qualité, mène un beau verger de pêches, cultive des tomates, des salades et des melons ; elle participe à la gestion d'un centre de réception et de commercialisation de fruits et de légumes. Elle a produit, sur plusieurs hectares, des tonnes de fraises de plein champ, dont le désherbage était assuré par les soins d'un troupeau d'oies. Les oies sont des bêtes méticuleuses ; elles mangent méthodiquement toutes les herbes qu'elles ont devant elles, sauf les feuilles de fraisiers qui leur répugnent. Chaque matin, les enfants les menaient aux champs et elles reprenaient le travail avec ponctualité là où elles l'avaient cessé la veille. Elles y demeuraient tout le jour ; leur troupe dandinante et repue revenait, le soir, précédée par un jars agressif.

Nous vivons toute l'année au mas, isolé sur le plateau des Costières, au sein d'une petite communauté autonome. J'ai toujours été un homme libre. Je n'ai jamais connu la subordination, ni dans la vie professionnelle ni dans la vie intellectuelle ; je n'ai jamais eu de patron ; et je n'ai jamais pu me résigner aux médiocres opportunités des engagements politiques, où on perd son temps et, souvent, l'estime de soi, dans des palabres stériles.

Délaissant les contraintes de la vie urbaine, de ses attroupements, de sa fébrilité, nous sommes revenus vers l'équilibre et la lucidité du monde rural. Pendant les saisons d'automne et d'hiver, un soleil tiède donne aux vignes et aux collines un coloris de pastel. Au début du mois de mai, on redoute les gelées tardives qui ruinent les récoltes ; chaque matin, on consulte le thermomètre avec angoisse.

Aussitôt après, c'est le temps des cerises dont les enfants se saoulent, perchés dans les arbres. Puis, c'est l'été. Dans le jardin, les couples de rossignols, revenus d'Afrique, ont regagné leur domicile ; la nuit, leurs chants modulés alternent avec le hautbois très doux de la chouette. Le matin, le soleil apparaît à l'est, entre le mont Ventoux et le massif dentelé des Alpilles ; et, pendant quatre mois, c'est la sécheresse, aggravée par les violences du vent du nord ; elle dure jusqu'aux pluies diluviennes de l'équinoxe, qui, inopportunément, tombent au moment des vendanges.

Nous sommes une famille unie ; sans doute, à présent, convient-il de s'en excuser. Ma femme dirige nos destins, s'oubliant elle-même pour ne vivre que pour nous, pour l'amour de ses enfants et de ses petits-enfants.

Mais les plus beaux jours sont passés.

Un matin de novembre, Noëlle est morte. J'ai vu descendre dans la tombe le cercueil où gisait ce qui restait de mon enfant. Est-il possible qu'elle soit là, pour toujours, inerte, dans la terre, elle, si belle, si vive, si radieuse ?

Je ne veux pas l'abandonner, la perdre tout à fait. Souvent, au cours d'un entretien, d'une réunion, d'un repas animé, mon esprit s'évade. Je ne suis plus là ; je suis avec elle. Tous ces propos me paraissent vains auxquels je ne peux l'associer. Je la vois, je vois son visage, ses yeux animés ; j'entends son rire ; puis, tout s'efface et je retourne à mon chagrin.

Elle m'aimait tout uniment, sans nuances. Je l'ai laissée m'aimer avec égoïsme ; j'étais trop souvent absent, prisonnier de besognes qui me semblaient urgentes et qui, à présent, me paraissent dérisoires puisqu'elles m'ont privé de vivre un peu plus auprès d'elle. Je regrette tout ce temps que je lui ai dérobé. Je ne savais pas qu'elle partirait ainsi, avant que j'aie pu lui témoigner toute ma tendresse. Je ne lui ai pas assez dit combien je l'aimais ; et maintenant, il est trop tard.

Et puis, le printemps est revenu. Le soleil allonge l'ombre des arbres dans le jardin. Les enfants se roulent dans la prairie avec les chiens. Le dernier petit garçon ressemble à celui qu'elle a élevé avec tant de ferveur. Si elle était là, nous souririons ensemble de cet être ardent et maladroit qui part à la conquête de la vie. Il y a aussi, dans son berceau, une toute petite fillette qui me regarde, avec des yeux très noirs et qui essaie de se servir de ses mains minuscules.

Avec l'âge, on devient plus indulgent. L'évidence apparente est souvent contredite par les faits ; la vérité est difficile à cerner. Ce qui est différent n'est plus étranger mais complémentaire. On voudrait vivre encore longtemps pour pouvoir apprendre et comprendre davantage ; pour mieux connaître les pays et les hommes formés par une autre hérédité et d'autres traditions et dont, chaque jour, on se sent plus proche.

Je vis avec plus d'intensité, comme si je voulais pleinement jouir de ce qui va m'échapper. Je suis attentif à l'éveil des bourgeons, aux mouvements du ciel, au retour de la belle saison. Je vois mieux les fleurs, les grands paysages ; et souvent, la nuit, je m'attarde à contempler les constellations. Je ne peux plus supporter le chagrin d'un enfant ; pourquoi, dans l'infini de la pérennité du monde, serait-il moins important que celui d'un adulte ?

À mesure que je m'approche du terme, je sens le besoin d'un retour à la matrice originelle. Je reviens vers les plaines de mon enfance, vers les pâtures où serpentent des ruisseaux, vers les bois et leurs taillis mouillés. Les maisons de brique, avec leurs murs reblanchis, sont rangées le long de la rue en haut de laquelle on voit l'église sans grâce, avec son clocher couvert d'ardoise.

Voici la forêt au sein de laquelle j'ai passé mes jeunes années ; les futaies de chênes, les clairières où, jadis, retentissait le son des haches et qui vibrent à présent de la plainte des scies mécaniques. L'étang où nous allions pêcher n'est qu'une mare bordée de plantes aquatiques. L'odeur des sous-bois fait revivre, dans mon souvenir, le petit garçon en culottes courtes qui trottait aux côtés du père Tondeur en lui tenant la main. La ferme où j'allais voir Marie-Reine est toujours là, à l'orée des bois ; mais où est Marie-Reine ? La maison aux volets verts a disparu, détruite par les bombes ; il n'en reste qu'un carrelage brisé à travers lequel pousse un sorbier. Adieu...

Voici la ville au bord de son canal. Les glacis des remparts sont devenus une promenade plantée d'arbres. L'ancienne caserne recrépie abrite un centre culturel ; et le champ de manœuvres où pivotaient les soldats en treillis est transformé en stade sportif. Sur la place, une Maison de la Presse a remplacé le magasin Au chic parisien. Au pied des escaliers de l'hôtel de ville, la statue du héros local indique de son doigt de bronze l'épicerie de M. Olin, devenue un un libre-service. "Soyons dignes de la patri-i-e..."

C'est sur cette terrasse dominant la vallée de la Sambre que je rêvais le jour où le chien Black, étendu à mes pieds, fut réveillé par le grondement du canon de la bataille de Charleroi qui engageait nos destins.

J'ai cherché en vain, dans l'ancien jardin du père Évrard, le cadran solaire entouré de roses trémières dont la devise m'intriguait : "Chaque heure blesse, la dernière tue".

- Qu'est-ce que ça veut dire, parrain Évrard ?

- Tu le comprendras plus tard.

 

 

[© Philippe Lamour, Le cadran solaire (R. Laffont, 1980 réimpression 1991 aux Presses du Languedoc), pp. 462-465].

 

 


 

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