El Biar - 15 mars 1962 - Mouloud Feraoun avait 49 ans.

 

 

L'auteur de ces lignes est un instituteur kabyle. Il compte quinze années de service et n'a jamais exercé ailleurs qu'en Kabylie. Son cas est particulier, semble-t-il, car, en somme, il vit parmi les siens tout comme l'instituteur de France qui, sortant de l'école normale du chef-lieu, parvient à se faire nommer dans le petit hameau de son enfance ou dans un hameau voisin. L'analogie des situations n'est pourtant qu'apparente.

 

Ici, l'instituteur revient s'installer dans son douar d'origine, parfois dans son propre village, après avoir étudié, fréquenté des milieux très différents du sien, décroché des diplômes, acquis du savoir et tout cela l'empêche d'être repris tout à fait. On le reçoit avec ses titres et on s'en méfie un peu. Il comprend tout de suite la proverbiale prudence des prophètes qui, pour chercher fortune, doivent changer de pays. Bien souvent, sa position est délicate. On l'observe, on l'étudie, on le juge et on parvient toujours à le critiquer. Ensuite on exige de lui ce qu'on n'eût pas osé demander à son prédécesseur. Dame, il est du pays ! Il doit tenir bon. Il se sentira à l'aise le jour où tout le monde se sera rendu compte qu'il est instituteur et non plus l'enfant du douar - du village. Il est cheikh au même titre que cet étranger qu'il a remplacé. Ce n'est plus Ahmed, fils de Chabane des Aït-Slimane ! C'est le maître d'école. À partir de ce moment, oui, il se sentira à l'aise. Et si les gens lui avouent, par hasard, qu'ils sont contents de le voir là, qu'ils le considèrent comme le père ou le grand frère de tous les enfants, ce jour-là, il pourra être content lui aussi. Mais qu'il sache que cette confiance, il l'a inspirée uniquement en ayant eu la sagesse de ne pas sortir de son rôle.

L'instituteur du bled, qu'il soit d'origine indigène ou métropolitaine, qu'il soit enfant du pays ou étranger à la région à laquelle il s'attache, existe bel et bien. Ce n'est pas un personnage fictif. Et notre fierté, nous blédards, c'est de présenter, au-dessus des individus et des cas d'espèce, suffisamment de traits communs pour caractériser ce personnage.

Nous avons eu nos pionniers, nous sommes héritiers d'un passé que les montagnards n'oublient pas et qu'ils nous rappellent avec beaucoup de finesse lorsqu'ils constatent que nous nous en écartons.

Certaine région de Kabylie eut des écoles primaires dès que les lois scolaires de la Troisième République furent appliquées. Les premiers maîtres furent des apôtres, tout le monde le sait. Sauf, peut-être, les populations qui les reçurent. À l'époque, la vie du bled était très difficile. Il fallait vaincre l'hostilité des gens et surmonter d'innombrables difficultés matérielles dont on commence maintenant à perdre le souvenir. Les premiers instituteurs fabriquèrent de la bonne terre dans leur jardin et, dans leur classe, ils cultivèrent les petits esprits éveillés mais absolument sauvages. Entre ces deux tâches essentielles, il y en eut d'accessoires qui se multiplièrent à l'infini. Il fallut soigner les malades, écrire et lire des lettres, dresser des actes, donner des conseils, arbitrer des conflits, intervenir, aider, secourir. Pour finalement mériter ce titre de cheikh qui est, dans l'esprit de tous, un titre de noblesse. Non de vaine supériorité mais tout d'obligations impérieuses : le seul hommage que l'ignorance puisse rendre à la science. Le cheikh est un homme instruit, il ne saurait ni mentir, ni tromper. Ce que l'on exige de lui, il n'a aucun mérite à le donner. Nos anciens réussirent ce prodige de faire de l'école du village un haut lieu où l'on envoie les enfants pour qu'ils deviennent meilleurs, le temple d'une religion nouvelle qui n'exclut pas l'ancienne, car elle s'adresse au c?ur et à la raison, se sert du langage humain et enseigne la vérité humaine. Ainsi, chez nous, ceux qui ont connu ces vieux maîtres ne disent pas qu'ils furent des apôtres et des saints. Ils disent que ce furent d'honnêtes gens, toujours prêts à rendre service, des savants qui avaient bien vite gagné l'admiration, l'estime et le respect. Très souvent ils ajoutent : "Que Dieu leur réserve une place au paradis". Ce qui est touchant, malgré tout, car, cette place au paradis, le Kabyle la souhaite rarement à qui ne la mérite pas. Surtout lorsqu'il s'agit d'un roumi. Or, fréquemment, c'est ce qui arrive. Et le souhait est venu du fond du c?ur !

Si l'on s'avisait de donner un nom à chacune des écoles de Kabylie et si l'on consultait chaque fois les gens du village pour choisir, parmi tous les maîtres qu'ils ont connus, celui qui mériterait la plaque commémorative, il n'y aurait, nulle part, aucune hésitation : un seul nom sortirait de toutes les bouches. Ce ne serait pas toujours le nom du premier en date mais, invariablement, celui du maître qui a bien rempli sa tâche, formé les meilleurs élèves, planté le plus d'arbres et qui s'est imposé par sa droiture et sa fermeté. C'est peut-être là une vérité évidente. Toutefois, le fait de retrouver partout cette vérité indique que les fellahs ignorants savaient tout de même apprécier. Cela prouve surtout qu'il y a eu, au moins, autant d'apôtres que d'écoles. Et pour nous, leurs successeurs, qui sommes venus à plusieurs décades d'intervalle, ce ne sont pas seulement des apôtres mais des dieux : les dieux de la maison. Chaque école a le sien. Nous le sentons qui veille avec nous, qui nous encourage, nous épie et se fâche quelquefois.

Certes, nous comprenons ses reproches. Notre existence est plus facile. Nous récoltons les fruits de son travail : ceux du jardin qu'il a créé et que bien souvent nous délaissons, comme ceux de sa classe méthodique, disciplinée et sévère qui lui a valu cette réputation d'austérité quasi sacerdotale. Eh bien, oui, nous vivons avec notre époque. Les vieux parents se scandalisent parfois de constater que nous inspirons si peu de crainte à leurs petits-enfants. Les écoliers du bled sont de vulgaires écoliers. Ils n'ont rien de particulier. Nos programmes sont ceux de toutes les classes primaires, nous préparons le même certificat, le même concours des bourses, le même examen de passage. La fusion a été réalisée. Il ne subsiste qu'une classe spéciale de tout-petits qui ne savent rien. C'est la classe d'initiation. Classe difficile et passionnante où l'on doit apprendre à parler. C'est là que triomphe la bonne vieille méthode de langage : la méthode directe, concrète et active, minutieusement élaborée et enseignée à Bouzaréa. Nos grands élèves ont leur journal de classe, parfois un journal ronéotypé ou même imprimé. Ils correspondent avec des écoliers de France, y mettent beaucoup d'ardeur et y trouvent bien du plaisir. Ils animent des coopératives scolaires, travaillent le jardin par équipes, organisent des jeux et constituent une bibliothèque.

Tout cela donne une allure nouvelle à l'école du bled qui rajeunit en quelque sorte au lieu de vieillir. Elle n'est peut-être plus un temple de sagesse, mais elle est certainement une ruche active qui déborde joyeusement aux alentours, se mêle davantage à la vie du paysan amusé et ravi. Car ce paysan est un ancien élève qui aime toujours son école et respecte la mémoire de son maître.

Les instituteurs du bled n'ont rien de particulier. Tout comme leurs élèves. Mais ils vivent dans des conditions particulières. Et alors, ils s'adaptent. Le bled, pour ainsi dire, leur donne un cachet ; souvent il les marque pour toujours. Ils ne s'en plaignent pas, même lorsqu'ils sont devenus citadins. Bien entendu, d'habitude, nous ne trouvons pas tout le confort désirable. Il existe encore des écoles déshéritées sans eau et sans électricité. Il y a des écoles délabrées et éloignées des centres. On ne trouve jamais grand'chose sur place ; il faut aller se ravitailler au marché ou en ville. Il faut se déplacer pour voir le médecin, le pharmacien, l'inspecteur, le hakem. Cependant, de nombreux postes ont maintenant la route et certains maîtres des voitures. Notre isolement n'a plus rien d'effrayant. Des camions, des taxis et même des autobus grimpent hardiment sur les crêtes, s'arrêtent près de l'école (à quelques mètres ou quelques kilomètres suivant le cas). Ce ruban, tour à tour poudreux et boueux, étroit, mangé de broussaille, jamais bien entretenu, est pourtant un lien suffisant, le lien tangible qui unit au monde, rend possibles les améliorations et sensés tous les espoirs.

C'est qu'il existe effectivement de belles écoles en Kabylie ! Des écoles somptueuses, toutes neuves, bien meublées, ayant eau, courant, garage, dans des villages qui, eux-mêmes, prennent de l'allure. Lorsque cela se trouve, le blédard s'adapte au confort et y prend goût.

Néanmoins sa tâche est toujours la même. Aux yeux de la population il représente le guide éclairé qui n'a rien de commun avec d'autres fonctionnaires. Il a sa place à part. La plus enviable, peut-être. Il sent nettement qu'il doit rester entier, qu'il ne lui est plus permis de s'évader de son rôle, qu'à tout moment, en toute circonstance, son comportement devra être tel que le commande ce rôle. Est-ce notre faute, dès lors, si cette habitude de servir d'exemple, de décider, de trancher sans hésitation nous déforme un peu à la longue ? L'instituteur du bled n'a pas à être un sceptique, il lui faut de l'assurance et de la foi. S'il se donne de l'importance, c'est qu'il en a bien au village. Il a toute celle d'un missionnaire. Voilà pourquoi on l'appelle "cheikh".

On dit souvent qu'il faut aimer son métier. C'est peut-être là une nécessité plus qu'un devoir. La meilleure précaution, ajoute-t-on, est de bien choisir au préalable, de se sentir attiré par ce métier. Et si on l'aime, d'avance on a toutes les chances de ne pas en être déçu par la suite. Mais il arrive fréquemment aussi que l'on se mette à l'aimer malgré soi, parce qu'il révèle tout d'un coup des attraits insoupçonnés. Ces attraits existent toujours. Il s'agit simplement de les apercevoir. Et pour cela, il faut se donner entièrement à sa profession. L'instituteur du bled ne se donne pas. Il est pris. Il lui faut être tout le temps instituteur ou s'en aller. Et tel, qui était venu sans enthousiasme, est devenu très vite un modèle. Il goûte les joies du bon ouvrier, il comprend qu'il est utile, il s'attache à ses enfants et n'est plus pressé de partir.

[© Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, XI, 1968, Éditions du Seuil, pp. 129-136].

 


 

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