Sybille, Marie, Antoinette, Riquetti de Mirabeau, Comtesse de Martel, dite Gyp, fut un écrivain particulièrement prolixe (plus de 120 ouvrages à son actif), pour des raisons que nous qualifierions aujourd'hui d'alimentaires. Malgré ses difficultés financières, elle se porta acquéreur, en 1895, du château de Mirabeau, qui était le berceau de sa famille, et fit entreprendre de nombreux travaux de remise en état, qui achevèrent de la ruiner. En 1907, Gyp dut se résoudre à le mettre en vente, et ce fut Maurice Barrès (1862-1923) qui en devint propriétaire.

 

Je vous apporte, madame, des nouvelles de Mirabeau. Ses pierres, ses arbres, le village, tout ici se souvient de vous. Hier encore, on m'a raconté ce que fut votre arrivée : aux premières maisons, une petite fille vous attendait avec un bouquet, et dans la cour du château, l'orphéon du village, trois musiciens menés par le vieux Camille, par Camille, qui depuis toujours débarrasse vos pins de leurs branches mortes, vous régalèrent d'une aubade. Quelle journée pour l'antique demeure, et qu'ils durent frémir de plaisir dans leurs cadres, vos aïeux, le Col d'argent, le Bailli, l'Ami des hommes, toutes les sœurs de l'orateur, et celui que vous aimez entre tous, votre grand-père, le vicomte de Mirabeau ! Une fois de plus la noble maison remerciait son bon destin. C'est pour préparer cette belle journée qu'au lendemain du pillage et de l'incendie révolutionnaires, un fidèle paysan acquit ces murailles noircies, et repoussant l'offre des bandes noires, ne voulut les céder qu'à la fille de ses anciens maîtres, votre grand'tante, Mme de Cabris ; et si Lucas de Montigny(1), celui que Mirabeau appelait "petit coco", achetait peu après le tout, le réparait sur l'ancien plan et mettait les choses dans l'état où nous les voyons aujourd'hui, c'est encore qu'il pensait à vous.

 


Ce domaine tombé entre les griffes des marchands de biens, c'eût été une diminution de la beauté provençale. Le passant le plus prosaïque se félicite que cet âpre paysage ait gardé son couronnement féodal. Il s'arrête, il admire sur son rocher cette forte bâtisse aux quatre tours et qui groupe à ses pieds son village. Petit village de la Provence montagnarde, à l'air sarrasin, avec ses maisons entassées et brûlées, ses rues étroites, sa place, sa fontaine et son cours ombragé de platanes. Il n'a guère bougé depuis cent ans, non plus que le château où "la chambre de Vauvenargues", "la chambre du Bailli"(2), "la chambre de l'Orateur" nous ramènent dans l'intimité de ces figures qui continuent d'élever ici la voix.

Sans nul doute, madame, vous désirez avant tout savoir des nouvelles de cette terrasse, couverte d'ombre ensoleillée, qui s'allonge devant le château dont elle continue la cour. Il est si gracieux, ce petit bois de pins centenaire, avec ses troncs et ses branches tourmentées, tout brillant et tout léger ! Ce peuple charmant d'arbres, tous frères et contemporains, qui luttent sur cet étroit sommet, avec le maigre appui d'un sol rapporté, inspirent tout naturellement une véritable amitié. Si l'un d'eux venait à mourir, quel regret il laisserait ! Que d'efforts il fallut pour créer cette pinède, sur la garrigue rocheuse qui portait juste ce qu'il faut de terre à quelques plants de lavande et de thym ! Comme ils ont coûté de soins, mais qu'ils les payent, à toutes minutes, par leur bonne grâce, leur demi-ombrage, leur noble port aérien !

De ce haut promontoire, le regard s'étend sur un cercle parfait de collines. Voulez-vous que nous regardions ensemble les aspects de ce paysage où les pierrailles, la broussaille et le dur soleil dominent, et sur qui l'éloignement recompose une beauté si touchante ?

À gauche, au fond de l'étroite vallée où passe le chemin d'Avignon à Sisteron, et par la trouée qu'elle creuse entre les collines, s'ouvre et s'épanouit la plus belle vue sur la Durance. La rivière, à cet endroit, forme un coude et s'étale, en sorte qu'elle apparaît de loin comme un lac de montagne. Cette eau qui luit entre les collines brûlées est la seule fraîcheur, le seul objet qui détende les nerfs dans ces étendues désertiques. Les champs et les mamelons de sable y sont semés de chapelles et parfois de pierres votives, dont la statue a disparu, survivance manifeste des dieux termes gallo-romains. Çà et là, des puits protégés par une maçonnerie en forme d'échauguette, qui remonte, dit-on, à la préhistoire, sont les vestiges mélancoliques d'un temps où l'endroit était habité. Au loin, sur un sommet, l'on voit briller un étrange petit village rose, plus loin, par les grands jours de clarté, la neige des Alpes limite l'horizon.

À droite, dans une brèche des collines, le mont de la Victoire dresse son mur tragique et ne se laisse pas franchir par le regard. Et plus près, c'est la montagne du Saint-Sépulcre, une superbe masse ronde que sépare du château "le Grand Jardin". Ce "Grand Jardin", un vallon, une sorte de fond de lac, bien mis en culture, fait toute la richesse du village. Un ruisselet y serpente, le plus souvent desséché. Des soins séculaires ont créé sur ces versants arides des petits champs en terrasse, des vignes et des vergers d'amandiers, d'oliviers. Humbles merveilles du labeur, qui se perdent bientôt dans les rochers et la broussaille, et la Grande Montagne, trop souvent dévastée par les incendies, s'achève quasi nue.

Celui qui la contemple depuis notre belvédère, s'il se penche un peu sur le mur, aperçoit isolée sur sa petite colline, à la lisière du village, la vieille église. Ainsi placée sur un piédestal, au-dessous du château, elle semble une seconde maison forte. Parfois, l'on voit, si nets à travers la lumière, deux, trois enfants, en sautillant, y pénétrer. Qu'elle est solitaire, cette vieille église ombreuse ! Comme j'imagine, à cette place, sur cet Acropole, un Parthénon, quelque vestige de la Grèce ou de Rome !

Le promenoir ordinaire des hôtes de Mirabeau, c'est toujours le bois Saint-Jean. De plain-pied avec le château et la terrasse plantée de pins, on le gagne sans quitter la crête, en suivant ce qui subsiste de la route que l'Orateur fit construire afin de mener triomphalement sa jeune épouse(3). Et dès son abord on respire le parfum de toutes les plantes qui feutrent ce pauvre terrain (l'odeur fraîche des lilas s'y mêlait, ce matin, à l'odeur chaude des pins). Pauvre terrain, qui n'a que des produits rares, quelques amandes, quelques truffes, une forêt dont la maigreur ferait sourire un homme du Nord ; mais c'est, tout à l'abandon, la grâce divine de la Provence. À quelque heure du jour que l'on suive ses chemins mal entretenus, on est sûr d'y trouver les jeux éblouissants du soleil et de l'ombre. On circule au milieu de pins élégants et droits, jeunes aristocrates élancés, au-dessous desquels les bizarres genévriers se livrent aux contorsions les plus maniérées. Çà et là des clairières où luisent des bouquets de chênes verts. Aux heures du soir, on imagine ce bois Saint-Jean comme un domaine consacré à une divinité de première grandeur, comme une pinède digne d'inspirer Puvis de Chavannes, où se trouvent les petites chapelles de Pan et des Nymphes, les abris des cultes rustiques ; cependant le menu peuple garde ses droits, et le jeune chèvrefeuille enlace avec effronterie, de ses guirlandes parfumées, toutes les beautés en broussailles. Sur un sol d'aiguilles qui craquent, tandis que le vent met dans les arbres le bruit de la mer, la surprise que l'on attend c'est d'apercevoir un écureuil dont la faiblesse et la rapidité attendrissent. Et soudain l'on se trouve à l'extrémité du promontoire : par-dessus les pins qui dévalent avec la pente très rapide, on découvre, dans le fond, la Durance roulant ses eaux boueuses, et tout en face, sur l'autre rive, une masse imposante qui ferme à quelques centaines de mètres l'horizon. Décor tragique, inattendu ! C'est exactement la côte, encerclée par le Tage, qui supporte Tolède. Mais ici, rien que le pauvre toit d'une misérable ferme, posée sur le dos de l'énorme montagne, comme une mouche sur un bœuf.

Vous m'avez demandé, madame, ce que je fais à Mirabeau, et comment nous passons nos journées. Voilà des semaines que "j'espère" le vrai printemps de la Provence. Chaque soir, le couchant est chargé de nuages. Sur la garrigue, le berger m'a dit : "Il pleuvra, car les moutons mangent rapidement". Le garde déclare qu' "il faudrait le mistral pour nettoyer le ciel". Nous guettons sur les branches agitées la direction du vent. Et voici qu'un jour un espoir nous arrive. Sous le bois de pins qu'il fait gémir et ne déplace guère, le mistral tourmente un bois de lilas en fleurs. C'est le bruit de la mer au milieu des montagnes. Au deuxième soir, le curé nous dit : "Demain, la journée sera belle ; j'ai entendu la huppe et le coucou". Aujourd'hui le printemps nous paye de l'avoir tant désiré. Enfin nous sommes sortis de sa première gloire incertaine. Aux lilas succèdent les roses que rejoignent les genêts parfumés. On vit baigné dans le grand air. Par ces premiers jours de juin, je m'émerveille du parc, abondant et trop divers dans ses étroites limites, pour que je craigne d'épuiser le discours qu'il me tient. J'y demeure immobile et curieux.

Je n'irai pas dans Aix, que l'on gagne par une descente où bondissent des eaux vives, admirer les fragments majestueux de son architecture civile et son Cours, rendez-vous des diligences sous une voûte d'admirables platanes et ses bibliothèques privées, petites filles dignes de la Méjane, tout en recueillant des traits de l'enfance d'Ammouretti, de Charles Maurras et d'Henri Bremond. Je négligerai la petite Manosque, une ville ronde, toute en couloirs frais et profonds. Cette guerrière montagnarde nargue les ans, c'est bien, mais est-elle sage de mépriser si hardiment les préceptes de l'hygiène ? J'oublierai notre voisine, la tumultueuse Pertuis, où Georges Laguerre(4) triompha. J'oublierai l'univers et la grande civilisation. Je ne demanderai pas non plus à l'homme qui vient retirer le miel des renseignements sur les abeilles ; je ne songe pas à vérifier, encore moins à augmenter les études du vénérable J.-E. Fabre sur les insectes ; je n'apprendrai pas du garde le moyen de repeupler les bois de pins. Je me contente d'enregistrer ce que mes sens perçoivent. Se prêter aux heures successives du jour, à ses nuances, qu'il s'élève et s'immatérialise à midi, ou bien qu'il décline et se charge des couleurs d'un beau couchant, quel plaisir et qui ne peut se comparer qu'aux charmantes délices reçues si l'on joue du Mozart. Je sens comme une volupté l'agrément des courbes et des renflements de ces collines qui se succèdent et se dépassent, les méandres de leurs sommets, la bigarrure des prairies, des vergers et des bouquets de trembles, l'éclat de la rivière et de ses sables, les ombres qui se meuvent sur la plaine profonde et sur les hauteurs jusqu'à l'extrême horizon des Alpes. Et nul besoin d'aller si loin ; je réjouis mes regards avec les choses familières que la lumière anime autour de moi : les vieilles tours, la porte cintrée, garnie de lierre où se mêlent la vigne et l'acacia aux grappes pendantes. Je suis baigné dans un air odorant, bercé avec les branches feuillues des arbustes, assoupi par le bruit du vent, ravi, rajeuni par les trilles du rossignol qui règnent, mais sans l'étouffer, sur le chant plus humble des autres oiseaux et la rumeur incessante des abeilles. Tiédeur où je me délasse, parfum qui m'étonne toujours, gazouillements qui m'amusent, me font croire que je me réveille dans les îles Fortunées de la fable. Dans le grand ciel bleu, ce matin, le croissant de la lune bleuit.

Qu'un nuage passe et voile un moment le soleil, toutes mes pensées se tournent vers lui, le sollicitent de se hâter. Je m'émerveille d'un buisson de roses, de la patience et de la puissance d'un chat qui rampe vers les oiseaux dans le fourré, de la sociabilité du chien heureux s'il dort à mes pieds tout le jour après avoir un peu creusé le sol jusqu'à la terre fraîche. Dans tous les vieux murs où le crépi tombé sur de longs espaces laisse voir, aux points où le lierre fait défaut, le rustique appareillage des pierres, quelle vie de tourterelles, de chouettes, d'essaims d'abeilles et de lézards ! D'un amandier où il grignote, un écureuil qui m'a vu s'évade ; il saute sur le sol avec le bruit d'un petit sac de terre qui tombe.

Jamais les oiseaux ne cessent de parler. Dès l'aube, à l'heure où cette nature sèche semble un peu mouillée de rosée, tous ensemble bavardent. Paul Arène m'a dit leurs noms : "Voici le pinson solitaire ; le pinson gavot, à bec jaune, au plumage finement teinté ; la passe que le profane prendrait pour un gros moineau ; le linot tout gris; le verdier, en habit vert liséré de jaune ; le tchi ortolan ; le tchi buissonnier, superbe avec sa longue queue ; le tchi moustache à qui une raie noire descendant de l'œil jusqu'au cou donne une physionomie guerrière, et enfin le grasset, l'incomparable grasset ! un oiseau tout en or dont le costume resplendissant semble déceler les intimes succulences". Le long du jour, ils se relayent. Au matin, les plus insolentes pies séjournent et jacassent sur la cime des pins. "Fuyez, drôlesses !" C'est le diable pour qu'elles s'envolent, les jeunes lourdaudes. Si nous sommes assis près des tours, où ce semble qu'elle ait niché, la huppe défiante ne cesse pas de voleter, un ver au bec, du libre bois qui couvre les pentes jusqu'aux arbres qui nous entourent et qu'elle ne fait que toucher. De temps à autre, un rapace plane et de son bruit d'ailes trouble, une seconde, un coin de cette paix, comme un brochet qui vient rider la face d'un étang.

C'est ici que je comprends la littérature de Paul Arène, son sybaritisme ingénu, ses contes immobiles et minutieux. À Paris, on peut s'étonner de ce petit homme d'une petite ville qui, tout un jour, est occupé par un oiseau qui crie et qui marche, par un insecte, un champ de coquelicots. Mais par un beau jour de Provence, on se surprend à vivre dans ses traces et l'on reconnaît la vertu de ce génie attentif qui fait la science du chasseur d'insectes Fabre, et, pour une part, la poésie de Mistral et de Virgile. Dans ce cadre d'éternité, il y a place pour une chétive et touchante activité que chaque saison renouvelle. Travail à la bêche et pour lequel la charrue même semble un instrument trop grossier. Comment employer les procédés de la grande culture sur ces étroites terrasses qui demandent des soins si menus ? On les cultive encore à la manière des Géorgiques, et nous y retrouvons, mais pour en jouir d'une manière vivante, tous ces éléments de la vie agricole et pastorale que l'on énumérait dans nos lycées fastidieux. Virgile domine tout le paysage, plus peut-être que Mistral, qui me paraît ici, ô prodige ! un peu trop chargé de couleur locale.

J'essaye de saisir, de comprendre toutes les parties de mon plaisir. J'arrive toujours et très vite à quelque chose d'inexprimable. Ce matin, en allant du château au bois Saint-Jean par la garrigue, une merveille m'éblouit, un chef-d'œuvre étalé loin de tous les regards. C'est un verger d'amandiers, planté de luzernes, où les coquelicots fleurissent si nombreux qu'à vingt mètres du regard ils semblent couvrir tout le champ. On ne voit que leur nappe rouge enflammée, pénétrée de lumière. Et dominant ce vert et ce rouge, de grands panaches jaunes, çà et là, semblent des tombées, des jets d'eau somptueux. Tout l'ensemble légèrement frissonne. Pourquoi donc est-ce si beau ? Ou plutôt, devant ce tapis flamboyant, de quoi est faite mon émotion ? Ici l'analyse s'arrête. Quel est le chant magique, l'incantation qui couvrit cette prairie d'une vaine pourpre ? Ovide nous dit que Cérès blessée par un chant de perdition ne donne qu'une herbe inutile. Je crois entendre cet air enchanté, cette musique sublime et nuisible. À vivre ici, n'acquerrait-on pas la faculté de créer des mythes ? Les vapeurs d'or sur la montagne font songer à cette buée qui enveloppe une jeune figure que nous regardons avec amour. Mais n'essayons pas d'analyser des heures animales et divines qui atteignent les sources de notre vie physiologique, en même temps qu'elles avivent notre spiritualité ! Pauvre homme du Nord, jouissons de l'heure qui nous enchante.

Ce qui nous pénètre l'âme, c'est l'unité de cet immense tableau dont j'énumère trop séparément les parties. Ce rouge des coquelicots, ces arbres légers accompagnés de leurs ombres, ces diverses pièces de verdure et de terre, ces bosquets, ces puissantes montagnes demi-nues et ces monticules sableux, le ciel bleu, la lumière, les parfums, les chants innombrables forment un ensemble léger et puissant d'une profondeur à plusieurs plans, une suite de résonances qui nous entraînent et nous plongent dans une vaste songerie.

Au soir, vers les sept heures, ce sont des lumières imprévues, théâtrales, des lumières d'apothéose sous le bois de la terrasse, quand le soleil, près de disparaître derrière les collines de sable, coupe les arbres par moitié d'une lueur rose, indescriptible, quasi surnaturelle. Hier, c'était une atmosphère rougeoyante, une vibration, éclat dans l'obscurité commençante qui dilatait les prunelles et mettait dans les yeux une plénitude, un repos, une vraie jouissance physique. Cette magie ne dure que peu de moments, durant lesquels les grenouilles du grand jardin, la huppe dans la montagne et les pies sur les cimes des arbres, dans une dernière excitation, expriment leurs sentiments. Puis le jour a glissé derrière le Saint-Sépulcre. Tout s'obscurcit et s'apaise ; le cri bref de la chouette commence à tomber avec une froide monotonie, comme une goutte d'eau dans la nuit, et le rossignol prélude. Non pas le rossignol des années chimériques, le rossignol de 1830 qui chantait pour dire aux jeunes poètes "le récit des amours qu'ils n'avaient pas eues". Et l'on assure qu'à travers les trilles de sa cantilène, sous la pluie des notes, ils voyaient s'étendre vers eux dans un rayon de lune les bras blancs de la bien-aimée. Ah ! petite bête romantique ! Nous avons mis bon ordre à tes noires malices et censuré ton chant délicieux. Un décret est venu des Martigues. Aujourd'hui le rossignol de Provence chante le soleil, les adieux, le courage en face de la vie(5) :

Les oracles, les arts, les cités fraternelles...
Et les héros armés brillant dans les campagnes...
Les lois, les orateurs, les récoltes fertiles.
...


[…]

Le mercredi 18 mars 1914, Mistral se rendit à l'église de Maillane pour y voir la cloche, nommée la Daiane, dont il devait le lendemain être le parrain. Dès le seuil, le froid le saisit. En vain le curé insistait pour qu'il se couvrît. Il tint à lire, tête nue, l'inscription provençale qu'il avait composée : "Cloche, voix de Dieu, à nos allégresses harmonise tes carillons, et pieusement sur nos amertumes étend tes glas, et longtemps, Daiane, sonne à Maillane, pour réjouir le cœur et nous tenir d'accord".

En rentrant chez lui, il dit à Mme Mistral : "Me saraï agouta, je me serai attrapé". Le lendemain il ne put assister au baptême de la cloche. Il avait une bronchite. Mauvaise chose à quatre-vingt-quatre ans. Après sept jours de lit, sans souffrances vives, ses dernières paroles furent à sa servante qui venait ouvrir ses fenêtres : "Marie, quel jour sommes-nous ?" Elle répondit que c'était mercredi (le 25 mars). Il dit : "Ce sera mercredi toute la journée". Paroles mystérieuses, trop claires.

Pourtant la poitrine semblait se dégager et quand il eut pris un peu de lait chaud, on l'entendit murmurer : "Que sieca lin !" Mais à une heure de l'après-midi, soudain, Mme Mistral vit ses yeux se voiler. Il passait. "Recommande ton âme aux saints", lui dit-elle en hâte. Sainte Estelle, vous reçûtes son âme pour la mener dans les étoiles.

Le lendemain les femmes du félibrige entourèrent le corps de plantes des Alpilles et de bouquets du jardin. L'une d'elles m'a raconté leur émotion, quand vers midi la porte s'ouvrit brusquement et que Charloun, le paysan, celui dont Mistral aimait tant les chansons, apparut. Il arracha son chapeau, et serrant toujours dans sa main son bâton noueux, se jeta sur le lit ; il étreignait le corps et collait ses lèvres sur le front inspiré pendant que le Père Honnorat, traçant avec un rameau bénit le signe de la croix, consacrait dans cette sainte embrassade l'union indissoluble du Paysan de la Terre d'Oc et de son Poète.

Voilà une lettre bien longue, madame, et que de choses encore j'aurais à vous dire sur votre Mirabeau, ses dieux, ses héros, ses gens, ses oiseaux, ses arbres et ses fleurs ! Ces feuillets trop nombreux sont en même temps trop incomplets. C'est la faute d'un endroit qui déborde de beauté. J'achève ces lignes, de nuit, dans la chambre et sur la table où, selon votre coutume, vous travailliez jusqu'à l'aube. Je ne sais, mais je m'imagine que l'instant ou vous avez ici terminé Totote était tout pareil à cette minute où je prends congé de vous, dans la splendeur argentée d'une nuit de printemps à Mirabeau. Je viens de faire quelques pas sur la terrasse où les arbres cherchent à maintenir des ténèbres que la lune contrarie de sa lueur bleue. L'éternelle chouette hulule dans les tours. Pas un être ne bouge dans le petit village qui dort au-dessous de nous, diamanté des lumières électriques que son insouciance de pauvre ne daigne éteindre ni de nuit, ni de jour.

Maurice Barrès, in Le mystère en pleine lumière, Librairie Plon, Paris, 1926, pp. 117 sq.



Notes

(1) Non seulement le comte de Mirabeau appelait "petit coco" le sculpteur Lucas de Montigny, mais encore il séduisit son épouse et en eut un fils, qui lui resta fidèle jusqu'à la fin.
(2) Oncle de Mirabeau.
(3) Gabriel-Honoré Riquetti, comte de Mirabeau (1749 - 2 avr. 1791) était le fils aîné du marquis Victor Riquetti de Mirabeau, économiste issu d'une famille florentine (les Riquet ou Riquetti) établie en Provence dès le XVIè s. D'une laideur repoussante, mais d'une intelligence extraordinairement vive, il fut le plus grand orateur de l'Assemblée constituante. Parmi des aventures sentimentales sans nombre (on ne plaisantait pas trop sur le sujet, à l'époque : notre Mirabeau fut même condamné à la peine capitale !), on retiendra qu'il épousa à Aix, le 23 juin 1772, Émilie de Covet, fille du marquis de Marignane. C'est pour elle qu'il fit construire la route à laquelle il est fait allusion, avant de courir vers d'autres aventures... durant lesquelles son épouse sut se faire consoler par Louis-François de Gallifet, prince de Martigues.
(4) Avocat et député boulangiste, Jean-Henri Georges Laguerre (né en 1858) fit partie du cercle restreint des conseillers de Clémenceau.
(5) Vers extraits d'une pièce (l'Aveugle, n° XXVI) des Bucoliques, d'André Chénier (Cf. Édition de la Pléiade, p. 46).

 


 

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