Suite 2

 

Si l'on peut sourire aux pauvres justifications que donne Léon Blum au "freinage" du travail ouvrier, ou encore n'être qu'à demi-convaincu par la défense de son action, en particulier s'agissant du non-accroissement du chômage, en revanche, lorsqu'il se fait grave et parle du Parti communiste à partir de la figure de l'un de ses plus beaux militants ("le petit Timbaud"), l'émotion de l'hommage est véritablement au rendez-vous.

 

 

IV. Défense de Léon Blum - Audience du mardi 10 mars 1942 (suite)

 

 

[…]

 

Messieurs, je vous demande pardon… Je parle de moi, mais de quoi voulez-vous que je parle ? C'est bien de moi qu'il s'agit. Je suis entré, vous le savez, dans la vie politique assez tard, alors que ma vie personnelle, à d'autres égards, était déjà formée et fixée. J'y suis entré, je peux le dire, dans des conditions un peu insolites, en ce sens que je ne suis pas un homme politique qui s'est mis à faire un beau jour du socialisme, je suis un socialiste ayant depuis longtemps, depuis qu'il a l'âge d'homme, une conviction socialiste et que les circonstances ont jeté dans la vie publique, que son parti a chargé de faire de la politique. Voilà ce que je suis.

 

Quand je suis entré au Parlement, quand j'ai eu la chance de débuter avec quelque succès, dès ce moment, s'est organisé autour de moi, des années durant, une espèce de longue entreprise de séduction et de corruption. On me disait volontiers : "Ce n'est pas sérieux, ce n'est pas possible, un homme comme vous, un homme qui a rempli les fonctions que vous avez remplies, un homme de votre valeur, un homme de votre mérite...". On ajoutait même quelquefois "un homme de votre richesse", car la légende n'est pas d'hier, celle qui représente comme un dilettante fastueux un homme qui a travaillé toute sa vie et qui, depuis de longues années, ne vit plus que du produit de son travail. On m'a dit cela sur tous les tons : "ce n'est pas possible, ce n'est pas sérieux..." On a espéré de moi une de ces évolutions dont l'histoire parlementaire de la France offre un certain nombre d'exemples généralement heureux pour ceux qui en ont été les auteurs. J'ai très bien senti, plus d'une fois, que pour gagner la sorte de considération qui me manquait, pour devenir un "véritable homme d'État", pour recevoir même la consécration suprême d'une académie, il m'aurait suffi de peu de temps. Il m'aurait suffi de quelques minutes, le temps d'une trahison envers ceux qui m'avaient toujours fait confiance : il n'aurait pas fallu d'effort long.

On a peut-être attendu cela de moi dans les débuts de juin. Songez donc : quelle aubaine ! Une saignée ! Une saignée pratiquée par un représentant du parti socialiste au pouvoir ! Ou bien une duperie, une duperie cruelle vis-à-vis de la classe ouvrière pratiquée par l'homme en qui elle avait mis sa confiance, l'homme qu'elle avait voulu au gouvernement ! Je n'ai rien fait de tout cela, j'ai rempli le premier devoir de ma charge qui était de maintenir ce que j'ai appelé l'ordre civique, l'ordre républicain, d'éviter l'effusion de sang, d'éviter la guerre civile et puis de tenir loyalement, publiquement la promesse que j'avais donnée.

Voilà, Messieurs dans quelles conditions ont été votées les lois sociales dont l'accusation extrait la loi de 40 heures.

Maintenant, Messieurs, j'en viens à cette fameuse loi et ici, je suis obligé de répondre d'un mot à une phrase du réquisitoire que, vraiment, je le dis à la Cour, il m'est impossible d'accepter. Le réquisitoire affirme que, selon moi, la loi de 40 heures n'aurait pas diminué le rendement de la production française, et il ajoute que je ne peux pas avoir prononcé une pareille affirmation de bonne foi... C'est bien cela l'expression.

M. Le Troquer. - Avec sincérité.

M Léon Blum. - Je n'admets pas ce jugement. J'ai eu, dans ma vie politique, beaucoup d'adversaires, des adversaires très âpres, très acharnés. Je ne crois pas que ma sincérité, que ma probité d'esprit, que ma probité tout court aient été mises en doute ou en cause. Je dois le dire, ce qui m'étonne, c'est l'étonnement du ministère public, et vraiment il traduit en matière industrielle - je ne me permettrai pas de dire une ignorance - mais une innocence dont je reste vraiment stupéfait. A première vue, cela a l'air d'une contradiction de dire qu'on diminue le temps de travail et que cependant le rendement industriel ne diminue pas. C'est pourtant toute l'histoire de l'industrie, en France, en Europe et dans le monde entier.

Depuis plus d'un siècle, toute l'histoire de l'industrie, c'est la diminution continue du temps de travail associée à l'élévation constante de la production, de même que la diminution continue des prix de revient associée à l'élévation continue des salaires. Cela peut sembler un double paradoxe à première vue. Et cependant, depuis qu'il y a une grande industrie dans le monde, ces deux phénomènes contradictoires en apparence et qui ont couvert le ministère public de stupéfaction, se sont produits simultanément, parallèlement, et peut-être, mon Dieu ! en y réfléchissant, sont-ils même fonction l'un de l'autre.

Il y a eu une époque, au temps de l'enquête Villermé, au temps de premières lois industrielles en Angleterre, où des enfants de 10 ans travaillaient 12 heures dans les mines et les filatures. À ce moment, quand on a voulu appliquer les premières lois de protection légale du travail, qui fixaient un maximum légal des heures de travail (ce qui était, paraît-il, attentatoire à la liberté du patron, et même, par un comble d'hypocrisie, à la liberté de l'ouvrier qui était, disait-on, bien libre de travailler davantage si cela lui convenait), donc, quand on a présenté ces premières lois en Angleterre, les patrons, et pas seulement les conservateurs, ont tenu le langage du Ministère public. Ils ont dit : "Faites attention, si vous réduisez le travail des enfants dans les mines et les filatures, la production nationale va diminuer". Et, cependant, on a voté ces lois, on en a voté d'autres limitant le travail des femmes, des adultes, on l'a porté à des taux de plus en plus bas et durant ce temps, le rendement industriel n'a cessé d'augmenter. L'expérience a été faite également en France, au moment du vote, en 1919, de la loi de 8 heures, dont l'application n'a nullement réduit la production industrielle dans notre pays.

Par conséquent, j'étais très sérieux, très sincère quand je disais cela. N'oubliez pas, d'autre part, que la loi des quarante heures s'intégrait dans un ensemble de mesures dont l'objet était de relever la masse de salaires et aussi le taux des denrées agricoles, tellement déprimés pendant la période de déflation, d'instituer des avances à la moyenne et à la petite industries, bref d'augmenter ce qu'on a appelé et qu'on appelle encore le pouvoir d'achat. En stimulant, en augmentant le pouvoir d'achat, en stimulant la consommation, en stimulant la demande, il était légitime d'espérer que cet ensemble de lois dans lequel s'incorporait la loi de 40 heures déterminerait une augmentation de la production. C'est ce qui est arrivé, en effet. L'accusation, bien entendu, a demandé un rapport à son expert universel, et l'expert universel ayant constaté qu'en effet, il y avait eu un relèvement de la production, a désigné un surexpert, lequel a déclaré que le fait était exact, mais que ce n'était pas attribuable à ma politique. On interprétera les causes comme on voudra, toutes les statistiques sont interprétables au gré de celui qui les manie, mais en fait, la statistique est là. Pendant que j'étais au gouvernement, la production a augmenté, non seulement pendant mon gouvernement, mais pendant les deux années qui ont suivi le 6 juin 1936, relativement aux deux années qui l'ont précédé. Ce n'est pas douteux.

M. le Président. - Comment expliquez-vous, si vous croyez que la loi des 40 heures n'a pas eu d'effet sur la production, que le Comité d'enquête sur la production institué, si je ne me trompe, sous le ministère Chautemps dont vous avez parlé tout à l'heure, ait formulé, en ce qui concerne les résultats des lois sociales, la loi de 40 heures en particulier, au point de vue de la défense nationale, les conclusions que voici : "La durée du travail, les différentes modalités prévues par les textes réglementaires pour donner à la loi de 40 heures toute la souplesse désirable, se sont heurtées, en pratique, à des difficultés d'application. Le comité insiste pour que les possibilités offertes par les modalités existantes soient utilisées dans toute la mesure nécessitée par les besoins de production industrielle, et au premier chef, de la défense nationale". Si le Comité a éprouvé le besoin d'insister, c'est qu'il avait pour cela des raisons.

M. Léon Blum. - Ma mémoire me trompe peut être, je ne le crois pas, mais si, dans cette enquête sur la production, après avoir lu les considérants, vous lisez le dispositif, vous allez voir ce que les organisations patronales qui formulaient ces critiques, réclamaient. Le savez-vous ? Elles réclamaient l'année de 2.000 heures au lieu de la semaine de 40 heures, 40 × 50 = 2.000 et ce qu'elles entendaient par plus de souplesse dans l'application de la loi, c'était une possibilité de répartition différente du crédit total des heures de travail résultant de la loi de 40 heures. Voilà ce qu'elles demandaient. Ceci peut avoir son importance pour une industrie saisonnière, pour une industrie qui travaille par à-coups, pour une industrie qui a tantôt un coup de feu - un coup de chien - et ensuite une période de stagnation et de demi-chômage. Mais quelle différence y a-t-il entre la semaine de 40 heures et l'année de 2.000 heures pour des usines dont le travail est continu, comme les usines travaillant pour la défense nationale et, à plus forte raison, pour les établissements de l'État ?

Dans les conclusions de l'enquête sur la production, on ne peut rien tirer contre ce que j'avance et c'est moi, plutôt, qui serais en droit de l'invoquer. Peut-être l'aurais-je fait de moi même pour montrer qu'à la fin de 1937, personne ne considérait la semaine de 40 heures comme constituant une durée de travail insuffisante et que c'était plutôt des modalités plus souples d'application que, même dans les milieux patronaux, on poursuivait à cette date, car si je ne me trompe, ce rapport est daté de décembre 1937...

M. le Président. - Je n'ai pas la date.

M. Léon Blum. - Je crois pouvoir affirmer qu'il est bien de décembre 1937. Mais tout cela était encore infiniment plus exact au moment où l'on a commencé à mettre en exécution le programme de septembre 1936, car enfin, est-ce que vous vous imaginez que la loi de 40 heures, au moment où elle a été votée, ait réduit la durée du travail effectif en France à cette époque ? Vous imaginez-vous qu'on travaillait 40 heures en juin 1936 ? On ne travaillait pas 40 heures. Il y a quelques lacunes dans l'instruction à cet égard.

Il existe deux statistiques officielles de chômage. D'abord, une statistique du chômage complet qui est, en réalité, la statistique du chômage secouru et qui est fournie par les relevés des caisses municipales de chômage. Édouard Daladier(1) vous a expliqué très bien l'autre jour, pourquoi ces chiffres sont généralement incomplets ; parce que beaucoup d'ouvriers ne se décidaient qu'à la dernière extrémité à se faire inscrire à la caisse d'assistance chômage, et aussi pour une autre raison : c'est qu'il n'y a pas de caisses de chômage dans toutes les communes. Par conséquent cette statistique du chômage n'a qu'une valeur relative, elle permet de suivre les mouvements dont elle dessine la courbe avec une certaine exactitude, mais elle ne permet pas une certitude quant à la quantité exacte des chômeurs.

Il y a une seconde statistique, plus précise, plus exacte : celle du chômage partiel, statistique mensuelle dressée par le service des mines, car dans notre législation, c'est le service des mines qui contrôle les appareils à vapeur. Le service des mines dresse tous les mois une statistique portant sur les établissements à feu - c'est, je crois, le terme du règlement - ayant plus de cent ouvriers, et chaque mois il donne la statistique du nombre moyen d'heures pendant lesquelles les ouvriers ont travaillé dans les établissements qu'il contrôle.

Demandez ces statistiques à M. Belin - statistiques du chômage partiel, caisses de secours municipales, relevé mensuel du service des mines - vous verrez ce que c'était que le chômage partiel avant que nous venions au pouvoir. On me citait récemment le mot de M. Louis Renault : "la loi de 40 heures ! Ah ! si je pouvais seulement être sûr de donner 30 heures de travail par semaine à mes ouvriers !"

Messieurs, vous ne vous souvenez donc pas de l'état des industries à cette époque, de leur état de dépression, de marasme, de pénurie dans lequel la déflation à outrance les avait plongées. Je ne veux pas insister, mais tout cela est incontestable ; au moment où nous avons fait voter la loi de 40 heures il n'y avait pour ainsi dire pas d'établissement industriel en France, où l'on travaillât 40 heures par semaine, ou bien alors, c'était une exception, un privilège dans un établissement français.

M. le Président. - Il y a un document sur la question ce n'est pas un document français. Il émane du Bureau International du Travail. Vous le connaissez.

M. Léon Blum. - Non, Monsieur le Président.

M. le Président. - Il est extrait de l'Année sociale, journal ou revue édité par le B.I.T. à Genève, pour l'année 1938-1939.

M. Léon Blum. - 1938-1939 ?

M. le Président. - Je vous donne le renseignement, vous en tirerez peut-être les arguments que vous croirez devoir en tirer : chapitre IV - cela émane, je le répète, du B.I.T. à Genève - Conditions de travail, durée de travail et questions annexes - France - "En ce qui concerne la durée effective du travail dans les établissements occupant plus de 100 ouvriers, les statistiques montrent que le nombre moyen d'heures totales par semaine, qui était de 44,6 en 1934, 44,5 en 1935 et 44,5 en 1936, est descendu à 40,04 en 1937, à la suite de l'application de la loi sur la semaine de quarante heures, et 39,0 en 1938". Je vous donne le texte.

M. Léon Blum. - Ce sont des chiffres tout à fait inconcevables en ce qui concerne le chômage partiel. Chacun a encore dans le souvenir ceux du chômage partiel ou du chômage total au moment de juin 1936. C'est un fait de notoriété publique, et je suis surpris de ces chiffres ; j'aimerais avoir le document et l'état complet, étant donné les statistiques du service des mines dont je vous ai moi-même signalé l'existence.

Ce dont je suis sûr, et je tiens à le dire, c'est qu'au moment où on a discuté la loi de 40 heures, on a fait beaucoup d'objections, de critiques ; on a manifesté beaucoup d'appréhension, mais jamais celle-là. On a parlé de concurrence à l'exportation, de répercussions et d'incidences monétaires, de difficultés pour des industries purement saisonnières ou d'un caractère particulier, comme la marine marchande, à s'adapter à un régime trop rigide. Mais personne n'a présenté d'objection de cette nature, et cela non seulement au moment du vote de la loi, mais quand j'ai été interpellé au Sénat, en 1937 quelque temps avant la chute du ministère, sur la loi de 40 heures. L'interpellation était pourtant mordante, agressive, mais pas un instant des faits de ce genre n'ont été apportés dans le débat. Je crois donc qu'on peut tenir pour acquis, pour assuré, qu'au moment où le programme d'armement a été rédigé, personne ne pouvait s'imaginer en France que la loi de 40 heures serait un obstacle à son exécution.

Toutefois je voudrais, si vous le permettez, serrer d'un peu plus près cette analyse des répercussions de la loi de 40 heures sur le rendement de la production. C'est un phénomène beaucoup plus complexe que l'accusation ne paraît l'imaginer.

Dans une production moderne, on peut distinguer raisonnablement trois éléments : le premier, c'est la nature, la qualité, le perfectionnement de l'outillage ; c'est l'élément machine, pour tout englober dans une seule expression. Le second, c'est la durée de rotation de cette machine ; non pas la durée de travail de l'ouvrier. Pour le troisième élément, c'est le rendement horaire de cette machine que l'ouvrier doit mettre en action. Voulez-vous maintenant que nous examinions la répercussion de la durée légale du travail sur ces trois éléments ?

En ce qui concerne le premier - la qualité de l'outillage - elle est certainement nulle. La qualité de l'outillage dépend de la qualité du patron, de son esprit inventif, de sa décision plus ou moins rapide à renouveler cet outillage et aussi de l'état de sa trésorerie, car nous nous sommes trouvés en présence d'une industrie où la suppression des marges bénéficiaires des amortissements avait arrêté complètement le renouvellement des outillages.

Le second élément nous met au cœur du problème : c'est la durée de rotation de la machine. Car il ne s'agit pas de savoir combien d'heures l'ouvrier travaille, mais combien d'heures la machine tourne.

Ne croyez pas qu'entre la durée du travail de l'ouvrier et la durée de rotation de la machine, il y ait un rapport aussi simple et aussi nécessaire qu'on l'imagine : il n'en est rien. La durée de rotation des machines et la durée de travail de l'ouvrier ne sont pas liées nécessairement et dépendantes l'une de l'autre, et vous allez en avoir tout de suite la preuve.

Quel est le maximum possible pour un ouvrier ? Mettons que ce soit 10 heures, 11 heures. Ce sont des maxima qu'il est pratiquement impossible de dépasser, qu'il est très difficile d'atteindre. Quel est, au contraire, le régime avec lequel un outillage donne le maximum de rendement ? Serait-ce par hasard le régime de la loi de maximum de rendement ? Serait-ce par hasard le régime de la loi de 10 heures ou de la loi de 11 heures pour l'ouvrier ? Pas du tout : le rendement maximum de l'outillage c'est l'outillage qui tourne sans arrêt pendant 24 heures par jour. Pour que l'outillage tourne pendant 24 heures par jour, vous ne pouvez pas n'avoir qu'une équipe. Une équipe ne travaille pas jour et nuit. Vous ne pouvez même pas avoir seulement deux équipes. Il est à peu près impossible, dans les conditions de travail moderne, d'avoir une équipe travaillant 12 heures par jour, c'est-à-dire à la semaine 72 heures. Personne, je crois, n'a jamais parlé de cela. Alors, le régime maximum est de 3 équipes, et c'est celui que l'on pratique là où le travail est continu. Ce que vous ne pouvez tout de même pas faire, c'est que la journée ait plus de 24 heures. La durée de travail de l'ouvrier, qui correspond au rendement maximum de l'outillage, n'est ni dix, ni onze, c'est 24 divisé par trois, c'est-à-dire 8 de telle sorte que le régime légal du travail correspond à la rotation maxima de l'outillage, c'est la semaine de quarante heures, si c'est 5 jours par semaine, et au maximum, la semaine de 48 heures si on travaille 6 jours. Car il est impossible, au moins pendant plus de quelques semaines, de supprimer le repos hebdomadaire.

 

[...]

J'en reviens maintenant au troisième élément : rendement horaire de la machine. Car la même machine tournant un même nombre d'heures, tel ouvrier en tirera dans le même temps plus de pièces qu'un autre. Une des conditions de la production c'est de porter au maximum ce rendement horaire de la machine. Ici, vous vous trouvez en présence de faits comme le freinage dont il a déjà été question à tant de reprises. Je veux vous dire à mon tour que ce serait une grande erreur de considérer le freinage comme une espèce de sabotage ou de grève perlée. Le freinage a été un sentiment contre lequel il fallait lutter. C'était cependant un sentiment d'essence noble. Il pouvait avoir certaines racines égoïstes quand il était entretenu chez l'ouvrier par la crainte de son propre chômage ; mais il devenait un sentiment noble quand il était entretenu chez l'ouvrier par la considération du chômage de ses camarades, par le désir de procurer du travail à un plus grand nombre d'entre eux, à son propre détriment, car le salaire comportant partout au-dessus d'un taux fixé de base, des tarifs aux pièces, si l'ouvrier avait travaillé davantage, il aurait gagné davantage. Il aimait mieux gagner moins et procurer de l'ouvrage à un certain nombre de ses camarades.

Le rendement horaire, de quoi est-il fonction ? D'abord d'un certain nombre de dispositions matérielles : l'organisation intérieure de l'usine, l'éclairage, l'aération, la disposition des machines, le plus ou moins de facilité à circuler entre elles, le plus ou moins de méthode et de rapidité dans les transports intérieurs, tandis que l'objet de la fabrication passe d'un état à un autre. Il dépend de la bonne coordination et de la bonne adaptation de mouvements de l'ouvrier à sa machine ; il dépend aussi de la condition morale et physique de l'ouvrier. Il y a toute une école en Amérique, l'école Taylor, l'école de ces ingénieurs Bedeau, que vous voyez se promener dans des inspections, qui ont poussé très loin l'étude des méthodes d'organisation matérielle conduisant au maximum de rendement horaire de la machine, ce qui est précisément leur objectif. Mais il y a aussi l'école de Gilbreth qui a étudié et recherché les données les plus favorables dans les conditions physiques de l'ouvrier pour que ce rendement soit obtenu. La donnée essentielle c'est que la fatigue physique de l'ouvrier soit limitée. Il y a un exemple classique : dans un atelier de femmes on a obtenu un rendement double simplement en alternant, pour les femmes, la position debout et la position assise.

Ne croyez-vous pas que cette condition morale et physique de l'ouvrier, toute notre législation sociale était de nature à l'améliorer : la journée plus courte, les loisirs, les congés payés, le sentiment d'une dignité, d'une égalité conquise, tout cela était, devait être, un des éléments qui peuvent porter au maximum le rendement horaire tiré de la machine par l'ouvrier.

Messieurs, si vous reprenez ces trois éléments, vous verrez que nos lois sociales ne pouvaient agir que favorablement sur le troisième. Notre politique ne pouvait agir que favorablement sur le premier : renouvellement et modernisation de l'outillage, puisque nous instituions par tous les moyens une stimulation de la vie économique, une circulation plus active de capitaux. D'ailleurs, nous avons aidé la petite et la moyenne industries de ce pays pour permettre ce renouvellement ; indépendamment des efforts faits par des moyens spéciaux, nous lui avons fait des prêts dont d'ailleurs, je le dis en passant, quelques-unes des plus importantes firmes industrielles de ce pays ont profité.

Quant au deuxième élément, je crois bien avoir démontré d'une façon, je ne dis pas persuasive mais en tout cas claire, que l'essentiel n'est pas d'augmenter la durée du travail, mais d'augmenter la durée de rotation des machines. Quand vous passez de la semaine de 40 heures à la journée de 8 heures, c'est-à-dire à la semaine de 48, vous augmentez la durée de rotation de 25 %. Quand vous faites deux équipes, vous l'augmentez de 100 %, avec 3 équipes, vous l'augmentez de 200 %. Tout le problème essentiel était donc la démultiplication des équipes. Je sais bien, Monsieur le Président, qu'ici se pose cette question des spécialistes, qui est très importante et au-devant de laquelle je veux venir.

M. le Président. - C'est une question essentielle.

M. Léon Blum. - On a dit et répété que ce qui avait empêché la démultiplication des équipes, c'était le manque de spécialistes. Je crois que cela a été surtout la mauvaise volonté à sortir des habitudes prises et des routines acquises. Aujourd'hui, le spécialiste dans l'industrie moderne n'est pas le sursitaire de la guerre 1914-1918, ce n'est pas le tourneur ou le fraiseur travaillant sur sa fraise à main, ce n'est plus cela. Les machines de l'industrie moderne sont en grande partie automatiques, en ce que dans bien des cas un ouvrier peut en conduire plusieurs, et que dans d'autres cas, un ouvrier qui n'est pas un spécialiste proprement dit, mais un manœuvre spécialisé, peut les conduire. Vous trouverez dans le dossier la preuve de ce que j'avance. Par exemple, à un moment donné, la direction du Creusot demande un programme plus étendu, à plus longue portée pour la fabrication des aciers moulés, destinés au cuirassement, au blindage. Elle dit : si je suis en présence d'un programme suffisamment important, je pourrai acheter et installer des machines qui me permettront l'économie d'un certain nombre de spécialistes. De même, il y a au dossier un rapport très intéressant fait en 1936 par le contrôleur général Bois, où il examine l'état de l'usine Hotchkiss. Il constate ce que tout le monde a dit d'ailleurs, que cette usine en 1936 fonctionne d'une façon absolument artisanale et qu'en raison du manque de perfectionnement de son outillage, elle fait une consommation de spécialistes absolument démesurée. De telle sorte qu'on aurait pu chez Hotchkiss, en renouvelant l'outillage, libérer un certain nombre de spécialistes, de même qu'on aurait pu le faire au Creusot en montant des machines nouvelles.

D'innombrables témoignages qui sont au dossier, ceux de MM. Guy La Chambre, Dautry(2), Mahieux, montrent comment cette difficulté des spécialistes a été résolue pendant la guerre. Pendant la guerre on a formé des spécialistes ; on a fait marcher les machines, on les a fait même diriger par des femmes. Je me rappelle cette phrase restée dans ma mémoire ; elle provient d'une note de M. Guy La Chambre : "on ne se doute pas, dit-il, de la quantité de femmes qui étaient la veille couturières, qui n'avaient jamais fait marcher que des machines à coudre, qui sont devenues des fraiseuses et des décolleteuses. Si on avait voulu, on aurait une quantité suffisante de spécialistes".

Je sais bien qu'il y a là un vice du patronat ! on a négligé l'apprentissage pendant les années de déflation. On ne s'est pas assez soucié de la promotion ouvrière. Quand on a essayé de mettre en jeu toutes ces institutions patronales à partir de 1937-1938, on s'est heurté à beaucoup de tension, à la crainte d'engager de nouvelles dépenses. C'est pour moi certain. Ce que je vais dire va vous paraître peut-être un peu étrange, mais je vous assure que bien des fois, je me suis surpris étudiant ce dossier, non pas comme un accusé, mais si vous voulez bien, comme un avocat qui examinerait le dossier d'un autre, plus simplement, comme un Français, qui, à l'aide des éléments qu'un hasard mettrait entre ses mains - je n'ose pas dire un privilège - essayait de voir clairement toute la vérité. Je suis arrivé pour ma part à la conviction que la démultiplication des équipes était possible, en tout cas infiniment plus que le patronat n'a voulu en convenir. Vous trouverez l'écho de cela dans des documents mesurés, nuancés, comme les rapports du contrôleur Jugnet ou de M. Valette qui constatent que ce renouvellement complet de l'organisation de l'usine, que cette introduction d'équipes multiples donnaient vraiment un supplément de peine, d'ouvrage au patronat, et qu'il aimait mieux s'en tenir à l'organisation traditionnelle de son usine. Il n'était pas sûr qu'un supplément de profit vînt répondre à ce supplément d'efforts et peut-être à ce supplément de risque. Quiconque étudie ce dossier avec cette espèce de besoin impartial de trouver et de connaître la vérité qui vous étonnera peut-être chez un accusé, mais qui je vous assure me possède encore, arrive à cette conviction que la solution véritable était dans le doublement, dans le triplement des équipes.

Du côté de la classe ouvrière, on percevait les choses très clairement. Il y a une toute petite anecdote que je trouve absolument saisissante. En 1938, on enregistre des retards dans la fabrication des cuirasses de chars parce que les aciers manquent. L'ingénieur général Happich écrit à M. Lambert-Ribot. Il était en correspondance avec lui, ce qui est tout à fait naturel et louable. Il lui signale les cas litigieux en vue d'interventions du Comité des Forges qu'il suppose plus importantes et mieux accueillies que celles de l'État. M. Lambert-Ribot intervient donc auprès des industries intéressées pour ces aciers dont la livraison fait défaut. Il y en a qui sont fournis par une maison de Saint-Étienne dont le nom est connu dans la politique et dans l'industrie, la maison Neyret. M. Neyret réunit ses ouvriers et leur dit : "Voici ce que nous allons faire : au lieu de fabriquer tous nos aciers avec les mêmes équipes, nous allons former des équipes spéciales pour des aciers destinés à la Défense nationale. Et là, nous travaillerons donc à trois équipes". Les ouvriers répondent : "Si l'on fait cela nous consentons à travailler le samedi". C'est-à-dire que là où elle sent de la part du patronat un effort novateur, énergique, et en même temps un signe de bonne volonté, la population ouvrière de Saint-Étienne, qui n'a pas la réputation d'être des plus commodes, y répondait aussitôt par le geste que je viens de dire.

M. le Président. - Vous évoquiez tout à l'heure le témoignage de M. Dautry au sujet des spécialistes. Voici ce qu'il a déclaré dans une déposition le 9 octobre 1940. Il venait de parler de recruter, car la loi de 40 heures dans les chemins de fer avait eu pour résultat l'embauchement de 97.000 ouvriers, qui, disait-il, au taux moyen de 16.000 francs par an coûtaient à l'État une dépense supplémentaire de un milliard et demi. Mais ce n'est pas l'essentiel. Il parle des spécialistes. "Quant à nouveau à l'automne dernier, en 1939, j'ai voulu placer des chômeurs, disait-il, des usines Renault, on a constaté un effroyable déchet physique. Chez nous, le bon ouvrier a toujours manqué et au plus fort de la crise de chômage, on n'avait pas suffisamment de spécialistes. La perte du sixième de ces spécialistes était une véritable catastrophe pour la loi de 40 heures, car ce sixième se trouvait irremplaçable avant de très longs mois et même des années de préparation".

M. Léon Blum. - Je suis d'accord avec M. Dautry sur un point d'ailleurs important et cependant accessoire : c'est qu'en effet il était presque impossible, malgré les affirmations des ouvriers, de trouver des spécialistes dans l'effectif des chômeurs.

 

[...]

M. Léon Blum. - Prenons les textes qui, à ce moment, exposaient la pensée du gouvernement. Lisez mon discours de Genève à l'assemblée de la Société des Nations, au mois de juillet, discours approuvé par l'unanimité de l'opinion, lisez mon discours sur la politique étrangère à la Chambre en décembre, approuvé à l'unanimité par l'Assemblée. Reportez-vous si vous voulez, au discours de Lyon, au mois de janvier, qui a eu aussi un grand retentissement, et où j'ai traité spécialement des questions de désarmement et des relations entre l'Allemagne et nous. Je vous le répète, sur la question même que vous m'avez posée, je ne suis pas d'accord avec vous. Je ne crois pas que ce soit affaiblir le moral d'un peuple, que ce soit le débiliter que de lui montrer, en même temps qu'on arme autant que l'on peut parce que les nécessités de la situation l'exigent, qu'on ne laisse pas cependant se prescrire l'espoir - c'est le vrai mot, ce n'est pas un rêve, c'est un espoir - d'un arrangement international, d'un règlement international d'une organisation pacifique de l'Europe.

Il n'y a pas un peuple en ce moment, même parmi ceux des régimes totalitaires, qu'on puisse entraîner ou maintenir dans la guerre si on ne lui donne pas tout d'abord l'assurance qu'on a tout fait pour préserver la paix. Même les dictateurs s'adressant à leurs peuples sont obligés de tenir ce langage et de dire : "Nous n'avons pas voulu cela, la guerre nous a été imposée, nous avons fait tout au monde pour la prévenir". Et nous, gouvernement républicain, nous ministres républicains dans un pays d'opinion alors libre et de suffrage universel, nous y étions tenus encore davantage. Nous avons ainsi rallié toute l'opinion française et tout le Parlement autour des demandes de crédits massifs qui se sont succédé entre 1936 et la guerre, et qui n'ont jamais rencontré l'ombre d'une difficulté dans l'opinion et dans les Chambres. L'une des raisons de cette unanimité c'est précisément qu'on savait que nous avions tout fait pour maintenir la paix en Europe et que par de semblables projets nous faisions une fois de plus tous nos efforts pour la rendre possible. Non, non, monsieur le Président, ce sont là des questions graves, non pas au point de vue de ce procès, mais pour chacun de nous vis-à-vis de sa conscience d'homme et de citoyen. Croyez-moi, c'est moi qui ai raison dans ce débat. Il y avait pour moi deux tâches à réaliser. Armer le pays, et ne pas renoncer à l'armer tant que la sécurité ne serait pas un fait certain, tangible. Mais aussi prouver au peuple qu'on ne renonce à aucune expérience, à aucune tentative qui aient la moindre chance d'être réalisées. C'est la politique nécessaire qu'il convient de suivre, pour gagner et viriliser l'esprit public.

Je suis un homme dont la plus grande partie de la vie publique s'est passée à étudier ces problèmes. Je suis, paraît-il, aujourd'hui un belliciste : j'ai été autrefois un pacifiste, en ce sens que j'ai consacré des années d'efforts et d'études à rechercher le moyen de prévenir la guerre et d'organiser en Europe la sécurité collective. Mais la paix telle que nous la voulions et telle que nous espérions l'organiser, c'était une paix indivisible, s'étendant à l'Europe entière, comportant un règlement général et équitable de tous les litiges : c'était une paix reposant sur la liberté des peuples, le respect des contrats, sur la prévalence de toutes les notions morales qui règnent entre les nations comme entre les hommes. Et le jour où ils ont vu l'indépendance des nations menacée, les contrats violés, le monde livré à des desseins de conquête et d'hégémonie, alors, ces hommes que l'on qualifiait injurieusement de pacifistes bêlants se sont rendus compte que si la paix reposait toujours sur la sécurité collective, elle ne pouvait reposer que sur la force des armes. Les pacifistes sont devenus de soi-disant bellicistes sans avoir changé.

 

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J'ai encore quelques mots à ajouter. Je ne crois pas avoir éludé en rien l'accusation. Mais je voudrais faire un dernier effort pour la toucher dans ce que je sens bien être son réduit intime, dans ce que je sens bien être son intention, son aspiration profonde. Pour mon usage personnel, quand je prends des notes pour mon travail personnel, c'est ce que j'appelle "l'argument du venin". L'accusation semble convaincue - et c'est ce dont elle voudrait convaincre l'opinion - que ma politique a injecté dans la société française, et spécialement dans la classe ouvrière, un venin, un poison, un élément toxique, tellement toxique que ses effets délétères se sont poursuivis indéfiniment et durent peut-être encore aujourd'hui.

Je crois que c'est bien cela le fond de l'accusation, je crois que c'est bien le fond de ce qu'on retrouve sous les divers griefs, sous les divers chefs d'accusation, sous les questions de tout ordre qui m'ont été posées au cours de l'instruction. Je ne veux pas dire que cela soit articulé d'une façon bien précise nulle part, mais je ne crois pas me tromper en affirmant qu'on sent partout cette idée latente et présente. J'ai empoisonné le pays et je l'ai intoxiqué par ce qu'on appelle ma faiblesse, ma complaisance. Ma faiblesse et ma complaisance vis-à-vis des menées subversives et, premièrement j'imagine, vis-à-vis du parti communiste.

En quelques mots, sans embarras, je voudrais m'expliquer sur mes rapports avec le parti communiste. C'est entendu, le parti communiste était entré dans la coalition de front populaire. C'est entendu aussi, l'année précédente, à la fin de 1935 un pacte dit "d'unité d'action" avait été conclu entre le parti communiste et celui auquel j'appartenais moi-même, le parti socialiste. La raison d'être de ce pacte d'unité d'action comme la raison d'être de la coalition de front populaire, je vous l'ai déjà indiquée : c'était un réflexe de défense dont étaient menacées en France, les institutions républicaines et la liberté elle-même. Mais le pacte d'unité d'action et la coalition de front populaire n'ont été conclus qu'après une certaine date, après la date où M. Laval, ministre des Affaires étrangères du cabinet Flandin, était parti pour la Russie, avait signé un pacte avec M. Staline et où M. Staline, par une manifestation publique et retentissante, avait approuvé, avalisé, les efforts qui étaient faits en France pour augmenter la puissance défensive du pays. Ce n'est qu'après cette déclaration, après que les communistes, conformément à la déclaration de Staline, eurent abandonné, en matière de Défense nationale, la position dite de défaitisme révolutionnaire que Thorez affirmait encore contre moi à la tribune dans le débat du 15 mars 1935, ce n'est qu'après qu'ils eurent renoncé explicitement à leur campagne autonomiste en Alsace-Lorraine, c'est seulement après cela qu'ont pu être conclus et qu'ont été conclus, d'une part le pacte d'unité d'action et, d'autre part la coalition de front populaire.

Je ne crois pas que les dirigeants au parti communiste eussent pour moi des sentiments de prédilection particulière. J'avais été, dans le parti socialiste, l'homme qui, au moment de notre scission, avait le plus efficacement résisté à une adhésion globale du parti socialiste français à la IIIe Internationale, au Komintern. J'étais l'homme qui, contre le parti communiste, avait marqué le plus fortement la distinction ou même la contradiction des deux doctrines. Malgré tout, j'ai été partisan de l'unité d'action, et de l'entrée des communistes dans le front populaire, à partir du moment où ces obstacles ont été levés : question de défense nationale et question d'Alsace-Lorraine.

Je suis devenu chef du gouvernement. Je ne crois pas que dans une seule occasion, dans une seule circonstance, je leur ai cédé ; je ne crois pas que jamais sous leur pression, j'ai abdiqué un seul des devoirs que me dictait ma mission de chef de gouvernement. Dans une circonstance à laquelle j'ai fait allusion tout à l'heure, à propos de cette entrevue dont j'ai fait revivre certains aspects devant la Cour, le parti communiste s'était prononcé d'avance contre moi, de la façon la plus menaçante ; mon attitude, n'en a pas été modifiée. Dans la politique dite de non-immixtion en Espagne, j'ai rencontré son opposition déclarée ; je n'ai pas moins persisté dans ce que, toutes les données du problème étant posées, je considérais comme l'intérêt de la France. À aucun moment je n'ai cédé. Il est possible qu'il n'ait pas désiré que mon gouvernement se prolongeât, qu'il ne m'ait pas toujours servi, si je puis dire, sans arrière-pensée, mais j'étais convaincu et je suis encore convaincu qu'il est impossible de défendre en France les libertés républicaines en excluant de cet effort les masses ouvrières et la fraction de l'élite ouvrière encore groupées autour de la conception communiste. Et je pensais surtout que c'était un immense résultat et un immense service rendu que d'avoir ramené ces masses et cette élite à l'amour et au sentiment du devoir envers la patrie.

Cela dit, qu'il y ait eu entre eux et moi telles ou telles difficultés, cela n'a plus d'importance et, pour ma part, je les efface entièrement de ma pensée. Je n'oublie pas qu'à l'heure où je parle l'Union soviétique est engagée dans la guerre, dans la même guerre que nous, il y a deux ans, contre les mêmes adversaires. Je n'oublie pas que, dans la zone occupée, le parti communiste fournit sa large, sa très large part d'otages et de victimes. J'ai lu l'autre jour, dans une liste d'otages donnée par un journal, le nom du petit Timbaud(3). J'ai très bien connu le petit Timbaud : c'était un secrétaire de l'Union des syndicats métallurgistes de la région parisienne. Il était à la conversation du 15 mars. Je l'ai vu souvent, j'ai été bien souvent en bataille avec lui. Seulement il a été fusillé et il est mort en chantant la Marseillaise, cette Marseillaise que, malgré tout, nous avions réappris aux ouvriers à chanter, peut-être pas la Marseillaise officielle, peut-être pas la Marseillaise des cortèges officiels et des quais de gare, mais la Marseillaise de Rouget de Lisle et des volontaires de l'An II, la Marseillaise du groupe de Rude, la Marseillaise de Hugo "ailée et volant dans les balles". C'est comme cela qu'est mort le petit Timbaud et que sont morts beaucoup d'autres. Par conséquent, pour ma part, en ce qui concerne le parti communiste, je n'ajouterai rien...

 

 


[© Léon Blum, Léon Blum devant la Cour de Riom, Documents socialistes, Éditions de la liberté, Paris, 1944, pp. 101-11 ; 164-166 ; 189-190].

 

Notes

 

(1) Édouard Daladier 1884-1970) nommé le "Taureau du Vaucluse". Agrégé d'histoire après avoir suivi les cours du professeur Édouard Herriot. D'abord Maire de sa ville natale (Carpentras), puis gradé durant les autres années de la guerre de 14-18. Député radical-socialiste de 1919 à 1940. Connaît la malchance de devenir Président du Conseil le jour même où Hindenburg passe la main à Hitler, puis d'être affronté aux manifestations suivant l'affaire Stavisky. Ministre de la Guerre, et vice-président du Conseil de Léon Blum, ce qui lui vaudra le même sort (internement à Bourrassol, puis déportation à Buchenwald). A signé les accords de Munich à son corps défendant. Puis a dissous le Parti Communiste Français à cause de la signature du pacte entre le Reich allemand et l'U.R.S.S.
(2) Raoul Dautry (1880-1951). Polytechnicien et homme politique. Directeur Général des Chemins de fer de l'État jusqu'en 1937, il devient Ministre de l'Armement de 1939 à 1940, puis de la Reconstruction et de l'Urbanisme de 1944 à 1946. Enfin nommé Administrateur Général du Commissariat à l'énergie atomique en 1946. À titre de curiosité, on signalera qu'enterré à l'entrée du cimetière de Lourmarin (Vaucluse), il précède en quelque sorte deux autres tombes célèbres, davantage célèbres, peut-être, que la sienne : celle d'Albert Camus et celle d'Henri Bosco.
(3) Le fondeur Jean-Pierre Timbaud (1903-1941), militant ouvrier et grand dirigeant syndicaliste (secrétaire du Syndicat CGT des Métallurgistes parisiens), fut un authentique résistant de la première heure (créateur des comités syndicaux clandestins). Il fut l'un des vingt-sept fusillés de Châteaubriant (22 octobre 1941) par les nazis. On a le cœur serré, loin de toute moquerie, lorsqu'on lit le texte d'adieu qu'il écrivit, lui qui ne connut pratiquement pas la scolarisation, et cela nous interpelle, à sa femme et à sa fille : "Toute ma vie jais combattue pour une humanité mailleure jais le grandes confiance que vous verait realise mon rêve ma mort aura servie a quelque choses mai derniere pensée serront tout d abord a vous deux mes deux amours de ma vie et puis au grand ideau de ma vie. Au revoire me deux cheres amours de ma vi du courage vous me le juré vive la France vive le proletariat international" [Extrait de La vie à en mourir, lettres de fusillés 1941-1944, Tallandier, mai 2003].

 

 


 

 

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