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III. Extrait de la deuxième déclaration de Léon Blum à la Cour de Riom

 

20 février 1942.

 

[…] Qu'on n'allègue pas que cette date de juin 36, cette date fatidique correspond à une période dangereuse des relations franco-allemandes. Je n'entrerai dans aucun détail sur ce point, fût-ce par voie d'allusion, mais la preuve me serait, me sera, facile. Alors que représente-t-elle ? Cette date ne représente et ne peut représenter autre chose que l'arrivée au pouvoir, après des élections générales qui ont renversé la majorité, du gouvernement connu sous le nom de gouvernement de Front populaire.

 

 

Et faire partir l'instruction de juin 36, à défaut de toute autre raison concevable et intelligible, c'est reconnaître qu'une prévention politique - peut-être une représaille politique - a dicté le choix. L'intention éclate. On cherche à faire rejaillir sur le Front Populaire, sur la politique ouvrière et sociale qu'il a pratiquée, et, à travers lui, sur les institutions démocratiques, la responsabilité de la défaite militaire.

Seulement, Messieurs je vous demande d'y réfléchir : un phénomène politique comme le Front Populaire ne naît pas comme un champignon d'un ou deux dimanches de scrutin. Il est lié à ce qui précède, et, dans une large mesure, il en est issu. Il n'est pas un commencement absolu et on ne peut pas l'isoler à sa guise. Je rétablirai, quand il le faudra, la vérité méconnue et calomniée en ce qui touche le gouvernement de Front Populaire. Je montrerai ce qu'a été son œuvre dans l'ordre de la paix intérieure, dans l'ordre de la paix internationale, dans l'ordre de la préparation matérielle, morale, politique de la défense de ce pays. Mais si vous estimez que son œuvre a été néfaste, si vous estimez cela, alors il fallait étendre votre instruction à ceux qui l'ont déterminée soit par action directe, soit par réaction inévitable. Recherchons les auteurs principaux dont nous n'aurions été que des complices.

Car le Front Populaire n'a pas été autre chose qu'un réflexe de défense instinctive :

d'une part, contre les périls qui menaçaient la République et dont l'agitation des ligues paramilitaires et l'émeute du 6 février avaient été le signe frappant ;

d'autre part, contre la prolongation de la crise économique qui accablait les masses ouvrières, les populations paysannes, la classe moyenne du pays, et qui se traduisait par le marasme des affaires, par la baisse continue des prix agricoles et des salaires, par le chômage, par la misère.

Les promoteurs du Front Populaire en tant que mouvement politique, ses parrains - vous serez peut-être surpris de l'apprendre - ont été M. Doriot et M. Gaston Bergery(1). Mais ses véritables auteurs sont ceux qui ont tenté le renversement des institutions républicaines, ceux qui, par leurs remèdes à contresens avaient prolongé et aggravé en France la crise universelle.

Comprenez donc dans votre information les conjurés du 6 février et de la Cagoule, les hommes qui ont fermé les yeux sur leurs attentats ou qui les ont couverts d'une complicité secrète. Ce sont eux qui ont provoqué la coalition spontanée des masses populaires, toujours passionnément attachées à la liberté. La répercussion directe sur la défaite est ici sensible, car ces menées factieuses ont aggravé les divisions du pays, altéré sa confiance en lui-même, dans ses institutions, dans son idéal, et, par là même, compromis sa capacité de résistance dans le danger.

Adressez-vous d'autre part aux champions de la parité-or à tout prix et de la déflation à outrance. Ce sont les coupables de cette misère, de cette souffrance, de cette révolte des classes laborieuses dont les élections de mai 36 ont été l'expression, l'expansion. Ici encore, répercussion directe du pays au moment où le réarmement massif s'imposait. Ici est la cause d'une grande partie des difficultés techniques qu'on a eu tant de peine à apaiser. Dressez le bilan. Faites le compte des usines fermées ou éteintes, des outillages non entretenus ou non renouvelés, parce que les marges bénéficiaires ne permettaient plus ni amortissement, ni investissement, des spécialistes dispersés ou usés par le chômage.

Eux pouvaient choisir et ont choisi librement leur politique. La nôtre nous était dictée par la leur. Ou plutôt nous ne pouvions plus choisir, nous, qu'entre la politique que nous avons pratiquée... et la guerre civile, qui n'était assurément pas le plus sûr moyen d'accélérer les fabrications et qui n'était probablement pas non plus le meilleur moyen d'éviter la guerre étrangère.

Notre devoir - le devoir de notre charge - était de prévenir ce fléau... Il était de ranimer la confiance du pays dans les institutions libres - et par conséquent de nous montrer scrupuleusement fidèles au programme qu'avait fait prévaloir la volonté du suffrage universel. Il était de ranimer une économie épuisée et étiolée, par des méthodes contraires à celles dont l'échec avait jeté le pays dans une condition si redoutable. Ce devoir, nous l'avons rempli. Si vous estimez, comme M. le Procureur général, que son accomplissement était nuisible aux intérêts du pays, commencez par rechercher ceux qui nous l'avaient fait peser sur les épaules.

En remontant dans l'histoire des dix dernières années, vous n'avez donc pas le droit de vous arrêter à l'étape que vous avez choisie. Le délai juridique de prescription peut seul vous fournir un point de départ. Vous auriez de la peine à en trouver un autre que justifiassent des raisons d'ordre historique. En tout état de cause, votre point de départ à vous ne se justifie par rien, à aucun point de vue, ni historique, ni juridique. La démonstration là-dessus est péremptoire, ce me semble, et je crois que je puis mettre au défi l'accusation - quelle que soit l'agilité de sa dialectique - de m'apporter là-dessus une contradiction supportable. Il ne peut s'expliquer que par une seule et unique raison, que je ne veux pas répéter et dont vous voudrez assurément vous défendre. Si vous persévérez dans le système de l'instruction du réquisitoire et de l'arrêt de renvoi, vous proclameriez par là même que ce procès est une entreprise politique, que vous êtes des juges politiques et nous n'aurions plus qu'à en enregistrer tristement l'aveu.

 

 

IV. Défense de Léon Blum - Audience du mardi 10 mars 1942

 

M. le Président. - L'audience est ouverte.

M. Léon Blum. - Tout d'abord, il y a un point que je voudrais fixer devant la Cour et qui la surprendra peut-être un peu : je voudrais dire un mot de la durée exacte de mon existence ministérielle. Il semble que ce soit un point qui ne devrait prêter à aucune contestation.

M. le Président. - Du 4 juin 1936 au 23 juin 1937 vous avez été président du Conseil. Vous avez été également vice-président du Conseil du 23 juin 1937 au 18 janvier 1938. Vous êtes revenu président du Conseil du 23 mars 1938 au 7 avril 1938.

M. Léon Blum. - C'est exact, M. le Président. Mais au cours de l'instruction, il y a eu une tendance assez curieuse à rallonger tout à la fois et à raccourcir mon existence ministérielle. Voici ce que j'entends par là.

J'ai pris le pouvoir en effet le 4 juin au soir. Les élections générales avaient eu lieu le 26 avril et le 3 mai. Entre cette date du 3 mai et le 4 juin, il y a un intervalle, un inter-règne d'un mois à peu près. Or, il y a eu très certainement, si j'en juge par les conversations avec le magistrat instructeur, certaine tendance à anticiper quelque peu sur mon arrivée réelle au pouvoir et à comprendre d'avance dans mon gouvernement tout le mois qui s'est écoulé depuis le résultat définitif des élections générales. Je ne m'en étonne pas autrement, puisque ce mois de l'inter-règne a été également le mois pendant lequel a commencé et s'est développé le mouvement des occupations d'usine. Je tiens à préciser très exactement que pendant ce mois, je n'étais pas le chef du gouvernement.

Je sais qu'on a insisté auprès de "mon ami" Albert Sarraut(2) pour qu'il donnât sa démission dès que le résultat des élections fut connu. On a, d'autre part, insisté auprès de moi pour que je fasse pression sur lui et que je m'empare immédiatement du pouvoir pour lequel je me trouvais désigné par le résultat des élections. Ni M. Sarraut ni moi ne l'avons voulu. M. Sarraut, parce qu'il n'était pas, comme c'était arrivé dans des circonstances antérieures, un vaincu de la bataille électorale. Il appartenait à un parti, le parti radical, qui avait été un des partis intégrés dans la coalition du Front Populaire. D'autre part, il n'était pas dans la nature d'Albert Sarraut, qui est un homme courageux et d'un courage chevaleresque, de se dérober devant une situation difficile. Quant à mot je me suis refusé à toute intervention et à toute pression de ce genre, pour des motifs que j'ai, d'ailleurs, exposés publiquement, parce que je tenais, en raison même des circonstances, à ce que la transmission du pouvoir s'opérât dans des conditions irréprochables de légalité républicaine et de correction constitutionnelle.

On m'a beaucoup interrogé sur les contacts que j'avais eus avec M. Albert Sarraut pendant ce mois, comme si - vous savez que c'était ma réputation - j'avais joué pendant ce mois mon rôle habituel d'éminence grise, protecteur et tyran des gouvernements ! Pendant ce mois, j'ai vu M. Albert Sarraut deux fois. Il est venu me voir un jour dans mon appartement du quai Bourbon avec M. Paul-Boncour, ministre d'État, chargé de l'intérim du ministère des affaires étrangères, pendant une indisposition de M. Flandin(3) qui en était titulaire. Je ne ferais pas allusion à cet incident, si M. Flandin lui-même, à la Chambre ne l'avait rendu public... M. Flandin essayait à ce moment de renouer avec l'Italie des relations plus cordiales et il avait conçu l'idée non pas d'une démarche directe à Rome, mais d'un sondage préalable à Londres. MM. Albert Sarraut et Paul-Boncour sont venus m'en entretenir. Je leur ai répondu que je n'acceptais pas d'être une espèce de médecin consultant dans les affaires dont je ne connaissais pas le détail. Ils ont insisté et m'ont demandé un conseil d'ami que je ne leur ai plus refusé et dans l'espèce, sans entrer dans des détails plus approfondis, les circonstances ont, je crois, montré que ce conseil était bon.

J'ai revu une seconde fois M. Albert Sarraut qui m'a demandé de passer au Ministère de l'intérieur un jour que, en feuilletant une collection de journaux, je pourrais préciser : je crois que c'était le samedi 30 mai. Le mouvement des occupations était, dès ce moment-là, devenu extrêmement alarmant. M. Albert Sarraut m'a demandé de joindre mes efforts aux siens dans une démarche qu'il exécutait auprès de la Confédération Générale du Travail. Il m'a prié de la faire. Je l'ai faite.

Voilà toute mon immixtion dans le gouvernement de la République pendant le mois où j'étais, suivant une expression de M. Paul Reynaud, une sorte de "dauphin couronné".

Cette extension de mon gouvernement, en anticipant sur sa naissance, j'ai eu le sentiment qu'on l'essayait aussi en le prolongeant au delà de son terme. Vous venez de lire vous-même, M. le Président, une pièce dans laquelle je suis qualifié d'ancien président et d'ancien vice-président du Conseil ; j'ai, en effet, été vice-président du cabinet Camille Chautemps. J'ai été renversé par le Sénat.[...].

 

J'en reviens maintenant aux circonstances dans lesquelles ont été votées, non seulement la loi de 40 heures, mais les autres lois sociales. Je l'ai dit à la Cour : cette loi de 40 heures fait partie intégrante d'un ensemble politique. Cette politique, je n'ai pas eu à la choisir, elle m'a été imposée dans les circonstances où j'ai pris le gouvernement, par une nécessité de droit, et par une nécessité de fait, ayant véritablement le caractère d'un cas de force majeure. Comprenez-moi bien. Je ne dis pas cela pour m'en excuser, pour la désavouer. Je ne m'en excuse en rien, et je ne la désavoue en rien. Je la revendique tout entière. Mais il est impossible de l'apprécier équitablement si l'on ne se remémore pas aujourd'hui les circonstances au cours desquelles elle a été instaurée dans notre pays.

Qu'est-ce que j'entends par obligation de droit ? Nous étions en juin 1936, au lendemain des élections générales. Ces élections s'étaient présentées sous un aspect et dans des conditions assez neufs, assez originaux. Ce n'était pas la première fois, en France, qu'une coalition de partis se présentait ensemble collectivement devant les électeurs - c'était arrivé en 1919, au moment de la coalition de partis, car si la Confédération générale du travail, la Ligue des Droits de l'Homme faisaient partie du Front populaire, la Ligue des Intérêts économiques de M. Billiet faisait partie du Bloc national en 1919, et y a même joué un rôle déterminant. Mais qu'est-ce qui était neuf, original ? C'était la première et la seule fois qu'une coalition de partis se présentait devant les électeurs avec un programme commun, qui avait été au préalable débattu, délibéré entre tous ces partis, adopté par eux, avec un programme qu'on soumettait aux électeurs, sur lequel on demandait aux électeurs de se prononcer. Cette coalition prenait en revanche l'engagement solennel d'exécuter ce programme si les électeurs lui donnaient la majorité et si le verdict des électeurs portait ses représentants au pouvoir. Jamais les élections ne se sont déroulées en France d'une façon plus franche, plus loyale. Chaque électeur pouvait se prononcer à son gré, mais il savait sur quoi se prononcer. Un programme précis lui était soumis et c'est ce programme que la majorité s'engageait à exécuter, une fois au pouvoir. Il y avait ainsi, entre l'électeur et l'élu, entre le suffrage universel, la future majorité et le futur gouvernement, une sorte de contrat. Les lois sociales figuraient au programme. La nationalisation de l'industrie et du commerce privés des armes figurait au programme. Je ne m'arrête pas ici pour l'instant à la distinction que vous avez introduite, Monsieur le président, si j'ai bien compris, entre le vote des lois elles-mêmes et ce que vous appelez leur application. Car, de même que les lois, le mode d'application était dans le programme ; il était dans l'esprit du programme du Front populaire. Le fait d'exécuter les lois sociales en complet accord, en complète collaboration avec les organisations ouvrières était incontestablement dans l'esprit du programme du Front populaire. Cela est si vrai que la Confédération générale du travail faisait partie intégrante du Front populaire. Par conséquent, qu'il s'agît de la confection, de l'adoption ou du mode d'application du programme de réformes sur lequel le corps électoral s'était prononcé, c'était à cet égard tout un. Tout cela était compris dans le verdict électoral, dans l'expression de la volonté du suffrage universel.

Or, je l'ai dit déjà dans mon interrogatoire, et dans une lettre que j'ai adressée à la Cour : en France, au temps de la République, la souveraineté appartenait au suffrage universel. Cette souveraineté était fixée par la majorité des électeurs. Elle était déléguée au Parlement. En exécutant la volonté du suffrage universel souverain, sous le contrôle du Parlement et avec l'approbation constante du Parlement délégataire de cette souveraineté, je remplissais donc le premier devoir de la charge d'un ministre républicain. C'est en manquant à ce devoir que j'aurais trahi ma charge. Je ne crois pas que vous puissiez aujourd'hui me reprocher de ne pas l'avoir trahi par une fidélité anticipée à un autre régime politique déjà préformé dans les desseins de la Providence. Nous étions en République : j'étais un ministre républicain, j'ai observé scrupuleusement ce qui est le principe de la doctrine de la République et j'ai rempli les devoirs de ma charge de ministre républicain.

J'ajoute tout de suite qu'à cette époque et à la suite d'événements qui sont aussi dans vos mémoires, il régnait dans des cercles très étendus de l'opinion publique une prévention indéniable contre le régime parlementaire je ne pense pas que vous jugiez utile que je vous expose quelles sont mes vues sur le régime parlementaire et sur les rapports du régime parlementaire et de la démocratie. Je ne crois pas que le régime parlementaire soit la forme, l'unique forme possible de la démocratie. Mais ce qui est sûr, et là-dessus l'expérience de l'histoire est probante, péremptoire : c'est qu'en France tout mouvement antiparlementaire a été le prodrome, l'instrument d'entreprise de caractère césarien. J'ai donc jugé nécessaire de préserver les institutions parlementaires pour défendre les principes mêmes de la République. Qu'avait-on reproché au régime parlementaire ? Précisément de n'avoir pas tenu, par la réalité de l'exécution, des promesses faites devant le corps électoral. On disait, on répétait : "Qu'est-ce que c'est que cette parodie, cette comédie ? L'électeur est souverain pendant un jour. Le lendemain de ce jour de souveraineté nationale, l'élu ne connaît plus les engagements qu'il a pris". Les éléments de la campagne antiparlementaire, c'était précisément - on pouvait illustrer cette campagne d'un certain nombre d'exemples - l'inexécution des engagements contractés devant le corps électoral et l'espèce d'incapacité du Parlement, quand la majorité n'était pas suffisamment unie ou le gouvernement insuffisamment énergique, d'aboutir, de réaliser. Eh bien ! Il était plus nécessaire que jamais à cette époque de montrer que les engagements seraient tenus, que les promesses seraient tenues. Je ne sais si c'étaient celles des autres, c'étaient les nôtres. Nous les avions faites, nous avions signé un contrat. Il était plus nécessaire que jamais que le gouvernement donnât l'exemple de la fidélité à ce contrat. Il était plus nécessaire que jamais qu'il montrât, par la rapidité dans la réalisation, que le gouvernement parlementaire est capable de réaliser.

M. le Président. - Si vous changiez d'ordre d'idées ?... Je voudrais vous faire part d'une réflexion. Mais je ne suis pas un tortionnaire, je ne voudrais pas vous fatiguer...

M. Léon Blum. - Un tortionnaire, vous ne l'êtes d'aucune façon. Enfin, on verra.

M. le Président - On le verra. Vous disiez tout à l'heure que la mise en application des lois ne peut être faite que dans l'esprit où les lois ont été votées et que vous vous sentiez obligé de suivre l'esprit qui avait guidé les électeurs jusque dans l'application même des principes que les électeurs vous avaient conduit à ériger en lois.

Ne croyez-vous pas cependant que, dans l'application des lois, il peut arriver que les circonstances imposent à ceux qui sont malgré tout les guides des électeurs puisqu' ils sont les chefs, de concevoir cette application d'une façon autre que les électeurs qui sont mal éclairés des incidents qui peuvent surgir et des nécessités de la situation ? Ne croyez-vous pas que le rôle d'un guide est de conduire et non pas de suivre ? Qu'en pensez-vous ?

M. Léon Blum. - Je suis tout à fait d'accord avec vous, Monsieur le Président, et je crois que j'ai été également d'accord avec vous dans ma conduite. Je pense tout au moins que j'arriverai à vous le démontrer. Chaque fois que j'ai pris la parole devant un auditoire populaire, j'ai tenu le langage suivant : "J'ai une catégorie de devoirs envers vous en ce sens que c'est votre confiance, votre affection qui m'ont porté au pouvoir et que je dois y rester fidèle. Mais j'ai d'autres devoirs que j'ai contractés personnellement vis-à-vis de la collectivité nationale, à partir du jour où vous m'avez porté au Gouvernement. Ces devoirs, je les ai personnellement, vous les avez collectivement vous aussi. Un parti comme le parti socialiste ou une organisation comme la C.G.T. qui vit au sein de la communauté française ont des devoirs vis-à-vis de cette communauté. J'espère qu'il n'y aura jamais de discordance entre ces deux catégories de devoirs. (Je vous démontrerai le moment venu que j'ai été presque toujours assez heureux pour provoquer cette conciliation). Mais le jour où je ne pourrais plus compter sur vous, le jour où je ne vous aurais pas persuadé des devoirs qui m'incombent comme chef d'un Gouvernement responsable vis-à-vis de la communauté nationale, ce jour-là je ne resterai pas un instant de plus au pouvoir".

Voilà ce que j'ai dit constamment. Vous ne trouverez pas dans ma bouche d'autre langage. J'ai relu à Bourrassol, il y a deux ou trois jours, un recueil des discours que j'ai prononcés pendant la première partie de mon Gouvernement. J'aurais fait volontiers l'hommage de ce volume à chacun des membres de la Cour, mais il est frappé d'interdit et pour vous le procurer il faudra vous adresser à d'autres qu'à moi. Quand on lit ces discours, on ne manque pas d'être saisi de cette espèce de permanence, de constance dans la nature des thèmes et dans le ton de l'appel. Quel que soit le public auquel je m'adresse - c'était quelquefois, comme par exemple au temps de la guerre d'Espagne d'un public passionnément soulevé contre moi - vous retrouverez les formules que je viens de rappeler sur la nécessité de remplir mon devoir de chef du Gouvernement vis-à-vis de la communauté nationale. Vous les retrouverez en particulier dans mon discours de Luna-Park en septembre 1936, où j'affrontais une foule ouvrière dont la très grande majorité m'était plutôt hostile. C'est le langage que j'ai toujours tenu à la tribune du Parlement, dans les réunions politiques, c'est un thème constant, c'est un mode constant. Par conséquent, Monsieur le Président, je suis parfaitement d'accord avec vous. J'avais un devoir de fidélité à l'égard des hommes qui m'avaient confié un mandat. Ce devoir de fidélité, je ne l'aurais pas trahi. Mais j'avais un devoir comme chef du Gouvernement vis-à-vis de l'intérêt national dont j'avais la charge. Si j'avais dû manquer en quoi que ce soit à l'un de ces intérêts pour rester d'accord avec mon parti, je n'aurais pas pu rester au Gouvernement et je n'y serais pas resté. Mais j'ai obtenu cette conciliation dans toutes les questions qui intéressent la Défense nationale, puisque j'ai obtenu le vote unanime, sans réserve, de mon parti en faveur des crédits de la Défense nationale, puisque, dans ces mêmes règlements d'administration publique auxquels vous faisiez allusion tout à l'heure, alors que pour tous les autres cas les dérogations sont limitées, mesurées chichement, avec une certaine méfiance, quand il s'agit de travaux intéressant la Défense nationale les dérogations sont sans limite, sans mesure et elles ne dépendent plus que de l'accord du ministre intéressé et du ministre du Travail.

M. le Président. - Et on n'en a pas profité !

M. Léon Blum. - C'est une erreur, Monsieur le Président. Vous verrez qu'on en a profité.

(L'audience, suspendue à quinze heures quinze minutes, est reprise à quinze heures quarante-cinq minutes.)

M. le Président - L'audience est reprise. Voulez-vous, Monsieur Blum, continuer vos explications.

M. Léon Blum. - Oui, Monsieur le Président. J'ai indiqué à la Cour ce que j'ai appelé les obligations de droit au regard des principes républicains. J'en viens maintenant à ce que j'ai appelé l'obligation de fait, celle qui est tirée des circonstances.

Je voudrais demander à chacun des membres de la Cour de faire encore une fois un effort de mémoire et de se reporter par la pensée à ce qu'était la situation quand j'ai présenté mes collaborateurs à M. Albert Lebrun(4) , le jeudi 4 juin. Il y a dans certains documents de l'instruction une tendance visible à réduire, à atténuer après coup la gravité de la situation, telle qu'elle se présentait à ce moment. Je vous demande, Messieurs, de vous souvenir. Rappelez-vous que les 4 et 5 juin, il y avait un million de grévistes. Rappelez-vous que toutes les usines de la région parisienne étaient occupées. Rappelez-vous que le mouvement gagnait d'heure en heure et de proche en proche dans la France entière.

Des témoins oculaires vous l'ont dit. M. Albert Sarraut l'a dit. M. Frossard l'a dit. La panique, la terreur étaient générales. Je n'étais pas sans rapport moi-même avec les représentants du grand patronat et je me souviens de ce qu'était leur état d'esprit à cette époque. Je me souviens de ce qu'on me disait ou me faisait dire par des amis communs. "Alors quoi ? c'est la révolution ? Alors quoi ? Qu'est-ce qu'on va nous prendre ? Qu'est-ce qu'on va nous laisser ?..."

Les ouvriers occupaient les usines. Et peut-être ce qui contribuait le plus à la terreur, c'était cette espèce de tranquillité, cette espèce de majesté calme, avec laquelle ils s'étaient installés autour des machines, les surveillant, les entretenant, sans sortir au dehors, sans aucune espèce de signe de violence extérieure.

Je suis arrivé à l'Élysée avec mes collaborateurs vers 7 heures du soir. Je les ai présentés au président de la République. Au moment où nous allions nous retirer, M. Albert Lebrun nous a dit : "J'ai une demande à vous transmettre de la part de M. Sarraut, président du conseil, ministre de l'Intérieur et de la part de M. Frossard, ministre du Travail. Ils considèrent la situation comme si grave qu'ils vous demandent de ne pas attendre jusqu'à demain matin pour la transmission des pouvoirs. Ils vous prient avec instance de vous trouver l'un et l'autre au ministère de l'Intérieur et au ministère du Travail dès ce soir 9 heures, pour qu'il n'y ait pas un instant de délai d'interruption dans le passage des services. Ils ne veulent pas plus longtemps demeurer chargés d'un intérim dans les circonstances actuelles".

Il a été entendu que M. Lebas, ministre du Travail - qui est toujours prisonnier en Allemagne - et que M. Salengro, ministre de l'Intérieur, qui est mort dans les circonstances que vous savez, répondraient à cet appel, et la transmission des pouvoirs a eu lieu séance tenante. Mais après cet incident, M. Albert Lebrun m'a demandé de rester auprès de lui et m'a dit ceci : "La situation est terrible, quand comptez-vous vous présenter devant les Chambres ?" Je lui ai répondu : "Après-demain, samedi, je ne vois pas le moyen d'aller plus vite". Il me dit, alors : "Vous allez attendre jusqu'à samedi ? Vous ne voyez pas ce qui se passe ?" "Comment voulez-vous que j'aille plus vite ? ai-je repris. Il faut malgré tout que je rédige la déclaration ministérielle, que je convoque un conseil de cabinet et un conseil des ministres. D'ailleurs matériellement convoquer les Chambres pour demain serait impossible".

M. Lebrun me répondit alors : "Les ouvriers ont confiance en vous. Puisque vous ne pouvez convoquer les Chambres avant samedi et que certainement dans votre déclaration ministérielle vous allez leur promettre le vote immédiat des lois qu'ils réclament, alors je vous en prie, dès demain adressez-vous à eux par la voix de la radio. Dites-leur que le Parlement va se réunir, que dès qu'il sera réuni vous allez lui demander le vote rapide et sans délai des lois dont le vote figure sur leurs cahiers de revendications en même temps que le relèvement des salaires. Ils vous croiront. Ils auront confiance en vous, et alors peut-être ce mouvement s'arrêtera-t-il ?"

J'ai fait ce que me demandait Monsieur le président de la République, et qui, au point de vue correction parlementaire était assez critiquable, car du point de vue de la stricte correction parlementaire et républicaine, je n'avais pas d'existence avant de m'être présenté devant les Chambres et d'avoir recueilli un vote de confiance. J'ai donc pris la parole à la radio le lendemain et j'ai dit aux ouvriers ce que m'avait dit à moi Monsieur le président de la République. Je leur ai déclaré : "Parmi les revendications que vous présentez dans toutes les usines, il y en a qui sont du domaine du législateur. Dès que le Parlement sera réuni, nous lui demanderons de voter, et cela dans le délai le plus bref possible les lois que vous attendez. Je m'en porte garant près de vous... "

Je me suis alors présenté devant les Chambres le samedi avec cette déclaration ministérielle qui a, elle aussi, un caractère assez particulier et assez original. Le Gouvernement s'est, en effet, présenté devant les Chambres en leur disant : "Je suis ici l'expression d'une volonté populaire qui s'est manifestée par un programme, je n'ai pas d'autre programme que celui sur lequel cette volonté du suffrage universel s'est prononcée et que nous avons pris tous l'engagement de réaliser". Et en me présentant ainsi devant les Chambres, je leur ai demandé de placer à leur ordre du jour de la semaine suivante une première série de lois parmi lesquelles figuraient la loi de quarante heures, la loi sur les congés payés et celle sur les contrats collectifs.

Ce qui était l'état d'esprit du chef de l'État était aussi l'état d'esprit du grand patronat. La conversation avec M. Albert Lebrun est du jeudi soir. Dès le vendredi matin M. Lambert-Ribot(5), qui avait été mon camarade pendant de longues années au Conseil d'État avant d'entrer, comme un trop grand nombre de membres des grandes administrations publiques ou de l'université, au service d'organismes patronaux, M. Lambert-Ribot, avec qui j'avais toujours entretenu des relations amicales, m'a fait toucher par deux amis communs, par deux intermédiaires différents afin que, le plus tôt possible, sans perdre une minute, je m'efforce d'établir un contact entre les organisations patronales suprêmes, comme le Comité des forges et la Confédération générale de la production, et d'autre part la Confédération générale du travail. Sans nul doute, j'aurais tenté moi-même ce qu'on a appelé l'accord de Matignon. Mais je dois à la vérité de dire que l'initiative première est venue du grand patronat.

[…]

 

Notes

 

(1) Jacques Doriot (né en 1898 à Bresle, Oise). Ouvrier à Saint-Denis, il milite (1916) aux Jeunesse socialistes, puis au retour de la guerre, au Parti communiste (1920), dont il gravit rapidement les échelons, avant d'en être exclu en 1934 (pour avoir anticipé sur le Front Populaire !). Fonde en 1936 le Parti Populaire Français (PPF), collaborationniste, et va jusqu'au terme de ses idées en s'engageant (1941) aux côtés des nazis (obtient même la croix de fer en décembre 1943). Éphémère ministre de Pétain, il meurt en 1945 sous uniforme allemand, mitraillé par un avion allié.
Gaston Bergery (1892-1974), d'abord chef des "jeunes turcs" radicaux (parmi lesquels, Gaston Monnerville, Jean Zay, Pierre Cot, Jean Moulin et Pierre Mendès-France) se tournera rapidement vers la "Révolution nationale". Porte-plume occasionnel de Pétain sous l'État français, il fit partie dès sa fondation (1951) de l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain.
(2) Albert Sarraut (1872-1962). Avocat. Député (puis sénateur) radical-socialiste de l'Aude. Occupe dès 1906 de très nombreux postes ministériels. Président du Conseil en 1933, puis de janvier à juin 1936. Déporté en Allemagne entre 1944 et 1945.
(3) Pierre-Étienne Flandin (1889-1958) Avocat, député de l'Yonne (1914-1940) et cinq fois ministre entre 1924 et 1934, il devient président du Conseil (novembre 1934-juin 1935. C'est à lui qu'on doit l'installation de la présidence du conseil à l'hôtel Matignon) en 1934, puis ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Sarraut . A été par la suite durant deux mois ministre des Affaires étrangères de Pétain, puis a rejoint l'Afrique du Nord en 1942. Il est alors arrêté à Alger, en 1943, pour « intelligence avec l'ennemi », traduit en Haute Cour à la Libération, acquitté pour « services rendus aux Alliés », mais frappé d'inégibilité.
(4) Albert Lebrun (1871-1950) né et mort à Mercy-le-Haut (Meurthe-et-Moselle). Ingénieur des Mines, président du Sénat en 1931, il fut élu à la Présidence de la République après l'assassinat de Paul Doumer. Président de la République du 10 mai 1932 au 13 juillet 1940 (réélu en avril 1939), il a connu dix-sept Présidences du conseil : Édouard Herriot (mai 1932 - décembre 1932) ; Joseph Paul-Boncour (décembre 1932 - janvier 1933) ; Édouard Daladier (janvier 1933 - octobre 1933) ; Albert Sarraut (octobre 1933 - novembre 1933) ; Camille Chautemps (novembre 1933 - janvier 1934) ; Édouard Daladier (janvier 1934 - février 1934) ; Gaston Doumergue (février 1934 - novembre 1934) ; Pierre-Étienne Flandin (novembre 1934 - mai 1935) ; Fernand Bouisson (juin 1935 - juin 1935) ; Pierre Laval (juin 1935 - janvier 1936) ; Albert Sarraut (janvier 1936 - mai 1936) ; Léon Blum (juin 1936 - juin 1937) ; Camille Chautemps (juin 1937 - février 1938) ; Léon Blum (mars 1938 - avril 1938) ; Édouard Daladier (avril 1938 - mars 1940) ; Paul Reynaud (mars 1940 - juin 1940) ; Philippe Pétain (juin 1940 - juillet 1940).
(5) Les "accords Matignon" furent conclus entre une délégation de la Confédération générale du travail et une délégation de la Confédération générale de la production française, ancêtre du CNPF et du Médef. M. Lambert-Ribot, secrétaire général du Comité des forges, et ancien camarade de promotion de Léon Blum, faisait partie des délégués Cgpf.

 


[© Léon Blum, Léon Blum devant la Cour de Riom, Documents socialistes, Éditions de la liberté, Paris, 1944, pp. 55-61 ; 86-95].

 

 



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