Dans Salut à Kléber Haedens (décembre 1996), Jean-Marie Monod écrivit, à propos du livre consacré à Kléber par Étienne de Montety :
"Kléber Haedens fut un «écrivain du bon plaisir». Amoureux du foie gras, du bel canto et de la tauromachie, chantre du ballon ovale et mousquetaire de la critique, il eut pour frères d'armes Roger Nimier, Paul Morand, Antoine Blondin ou Michel Déon. Ses romans - Salut au Kentucky, Adios, L'été finit sous les tilleuls - échappent aux modes livresques et son Histoire de la littérature française est une fraîche promenade au jardin des lettres. Surnommé par Blondin «le fratriarche», il vécut les nuits montparnassiennes avant de quitter, en 1953, Paris, «cette minuscule marmite», pour les délices de la province toulousaine. Ennemi du «littérairement correct», il fustigea les œuvres grises et le désespoir érigé en dogme et écrit : «Il faut faire ce que l'on veut, dans les romans comme dans la vie». Grâces soient rendues à Étienne de Montety qui a eu la bonne idée de consacrer à Haedens un portrait finement ciselé plutôt qu'une lourde biographie".

 

[…] Les enfants ne savent jamais ce que font au juste leurs parents. Je pensais que mon père travaillait dans l'administration, et quand on me demandait ce qu'il était je répondais simplement: " Fonctionnaire. " Ma mère tenait la maison, et s'en vantait. Tous deux étaient des gens graves. Ils le disaient trois ou quatre fois par mois, et ils étaient sincères: "On n'est pas venu sur terre pour s'amuser".

On n'imagine pas ce qu'une enfance peut être ennuyeuse dans ces conditions-là. À peine tient-on sur ses pieds qu'il faut aller à l'école pour écouter des personnes assommantes tenir des propos qui n'intéressent pas. Cela prend toute la vie. L'école s'ouvre le matin à des heures indues. Il faut se lever à l'aube et se coucher très tôt le soir, précisément pour être en état de se relever à l'aube le lendemain. À la maison, il faut faire des "devoirs". On est puni, parfois battu. L'enfance est ainsi marquée d'une suite implacable de travaux forcés qui sont comme la sanction des plus grands crimes. Au contraire de mes parents, j'ai toujours pensé que l'enfance et la vie entière étaient faites pour le jeu. C'était d'ailleurs pour cela que je venais de voir "jouer" la partie entre la France et le Pays de Galles, et que je jouais moi-même en me rendant doucement à Londres sans la moindre nécessité.

Mon père vivait durant plusieurs années dans une quelconque ville de France où l'administration l'avait nommé. Puis il partait pour "les colonies". La plupart du temps nous n'avions pas le droit de le suivre. Quand il était en France il se conduisait en homme ponctuel. Cela veut dire qu'il revenait toujours de son bureau à la même heure. S'il avait trois minutes de retard, ma mère s'inquiétait. À cinq elle s'habillait pour aller à sa rencontre, car il prenait toujours par le même chemin. C'était un bel homme qui portait une canne et un chapeau.

Mes parents ne s'intéressaient à rien. Cela me poussait à m'intéresser à tout. Il n'existait aucun livre dans la maison, et ma mère se flattait de n'en avoir jamais lu un seul comme d'une preuve de sa bonne conduite. Sur ce point, mon père gardait un silence gêné. De coupables indiscrétions de famille permettaient de savoir qu'il avait lu dans sa jeunesse Mon curé chez les riches de Clément Vautel. Cette lecture frivole faisait tache sur la vie d'un homme de son caractère et de sa fonction. Il se défendait en invoquant la qualité littéraire exceptionnelle de l'ouvrage, "qualité, disait-il qui n'est contestée par personne". On lui rendait les armes. Il passait même pour cultivé.

En dehors de ce qui était strictement nécessaire à la survie matérielle d'une famille de trois personnes, rien n'entrait dans la maison. Pas une onde de radio, pas un air de musique, pas une image, pas une chanson. Sa journée finie, mon père achetait pourtant le quotidien du pays. À dix-sept heures quatorze il était signalé au coin de la rue par ma mère, en vigie depuis cinq minutes à la fenêtre : "Voilà petit père !" À dix-sept heures quinze mon père franchissait le seuil de la maison, à dix-sept heures dix-huit il était dans ses pantoufles, à dix-sept heures vingt il se dirigeait vers sa chambre en disant : "Je vais consulter le journal". Ce journal ne devait, à aucun prix, tomber sous mes yeux.

À table, la conversation était d'une insignifiance prodigieuse. Mon père ne parlait jamais de ce qu'il avait appris dans le journal, ni de ce qu'il avait fait au bureau. S'il avait le malheur d'annoncer timidement : "Dufesner vient d'être nommé à Madagascar", ma mère se fâchait. Elle ne s'intéressait, disait-elle, qu'à son mari et à son fils, et n'avait cure des "étrangers". Elle ne voulait rien savoir de ce Dufesner. Les "étrangers", surtout les plus équivoques, ont tôt fait de se transformer en "amis", et dès lors, c'est la discorde dans les familles. Faute d'avoir quelque chose à dire, mes parents se trouvaient réduits à se demander mutuellement le poivre et à constater qu'il n'avait pas fait bien beau aujourd'hui.

On m'avait répété : "Tu n'as qu'un droit, c'est celui de te taire, et encore on parle de te l'enlever". C'est-à-dire que je ne faisais même pas de la figuration intelligente. Il m'arrive parfois de me demander si tout cela n'était pas au fond très comme il faut. Si mes parents m'avaient rasé dès mon jeune âge avec les difficultés techniques dans les partitas de Bach pour clavecin et l'emploi du passé défini chez Flaubert, la musique et la littérature étaient perdues pour moi. En revanche, je leur dois une horreur indélébile de l'ennui. Leur inertie mentale m'a jeté dans la curiosité, leur ignorance dans l'étude. Je crois qu'ils avaient taillé leur vie à leur juste mesure, qu'ils ne se sont pas lassés un instant, qu'ils ont eu, comme disait mon père, "une existence enviable". Puisqu'ils ne savaient rien sur rien, il ne leur manquait rien.

Ils avaient pourtant, chaque dimanche, l'idée diabolique de mettre des gants, puis de m'emmener à la promenade. Ma mère me prenait par la main droite, mon père par la main gauche, et durant l'après-midi entier ils marchaient à pas comptés, sans dire un mot, raides comme la justice, le regard fixé droit devant eux, ne saluant personne, s'enfonçant majestueusement dans l'air empesé du dimanche. Je portais un costume marin, avec un col blanc et un béret à pompon rouge sur lequel on pouvait lire "Jean-Bart" en lettres d'or. La principale avenue de la ville était parcourue aux mêmes heures par une foule de gens qui marchaient à la même allure guindés dans leurs sombres habits. Mes parents se rengorgeaient de voir qu'ils faisaient comme tout le monde, que leurs gestes étaient usuels, leur pensée normale, qu'ils fonctionnaient comme un rouage lisse et luisant dans le mécanisme savoureux de la société. En fin de journée, ils rentraient fourbus à la maison et décidaient aussitôt de "se mettre à l'aise". Pendant des heures ils s'étaient "comportés comme les autres". Ils étaient heureux.

Je ne sais si tous les enfants pensent la même chose de leur famille. Durant mon jeune âge j'ai considéré mes parents comme des créatures semi-divines, entièrement admirables, des êtres d'une science complète, d'une sagesse absolue, supérieurs à tous les autres, simples cloportes auprès d'eux. Deux incidents apparemment sans importance et d'ailleurs vite étouffés firent dans ma confiance une brèche qui n'allait cesser de s'élargir. À la moindre défaillance des parents du genre noble le monument factice de la vénération familiale laisse tomber des pierres et le masque d'or commence à s'écailler.

C'était à Cherbourg. Nous venions de cheminer pendant près de trois heures rue de l'Abbaye. Je devais avoir une douzaine d'années à cette époque, je marchais toujours entre mon père et ma mère, mais on ne me tenait plus par la main et je pouvais de loin en loin faire une remarque, à condition qu'elle ne soit pas "sotte". J'avais demandé, une demi-heure plus tôt, s'il n'était pas possible de pousser jusqu'au port. J'aimais voir de près les bateaux gris que mon père appelait les contre-torpilleurs et de loin les cheminées des transatlantiques de la Cunard Line mouillés dans la rade. Mon père s'était contenté de répondre brièvement : "Fais ce qu'on te dit".

Un de ses principes était qu'on ne doit jamais donner d'entorses aux itinéraires. Cependant mon projet devait lui trotter dans la tête, car il dit soudain d'une voix placide : "On pourrait peut-être aller jusqu'à la place Napoléon. Qu'en dis-tu, maman ?"

Ma mère ne répondit pas tout de suite. Elle était méfiante comme le renard des sables. Pour elle, cachait un piège toute proposition étrangère au dialogue qu'elle avait fixé une fois pour toutes avec mon père et qu'ils se récitaient ponctuellement […].

 

© Kléber Haedens, Adios, pp. 20-23].

 

 


 

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