"Un colloque et deux livres pour se souvenir d'Armand Lunel" : tel était le titre de l'article de La Provence (23 juin 2014) consacré à cet auteur (descendant d'une famille juive du Comtat Venaissin), né à Aix-en-Provence (d'un père négociant en huile d'olive !) en 1896 et disparu à Monaco en 1977... écrivain et enseignant dont - horresco referens - je n'avais jamais entendu parler...
Condisciple de Darius Milhaud au célèbre Lycée Mignet, Lunel se retrouve en 1914 avec une agrégation de philosophie en poche : il rejoint alors le dit Lycée Mignet, mais comme professeur cette fois-ci, avant sa mobilisation jusqu'en 1919. Aux deux rééditions annoncées (Les Amandes d'Aix, et La Belle à la fontaine), j'ai préféré me tourner vers le récit que lui inspira la drôle de guerre (car Lunel fut aussi mobilisé en 40, comme Claude Simon, Sartre et tant d'autres) publié en 1946 sous le titre "Par d'étranges chemins".
Car j'y ai découvert une perle, que je voudrais faire partager...

 

Dans la jeune lumière du matin, à la sortie d'un gros village, je vois un long rideau de peupliers séparant la route d'une prairie.

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La route brille au soleil, mais d'un éclat paisible, qui ne fatigue point le regard. Les peupliers, qui s'élancent tout droit et très haut dans le ciel, impriment sur la blancheur de la route une frange d'ombre si délicate qu'elle semble tracée au pinceau. Dans cette frange d'ombre, au bord du fossé, un officier est assis ; c'est G. ; il a sur les genoux un nourrisson au maillot, et tendrement, avec les gestes d'une maman caressante et attentive, il lui donne le biberon.

 

Alors je m'aperçois que tout un lambeau de France vivante et déchirée est épars pour un pique-nique sinistre dans l'herbe de la prairie. Fraternité du malheur ! Les civils sont confondus avec la troupe. D'où viennent-ils ? Ils ne le disent pas ; ils n'ont plus envie de parler. Où vont-ils ? Ils n'en savent rien. Ils n'ont plus la force de sangler une fois encore ce barda extravagant sur leur échine, de pousser encore plus loin, vers l'inconnu, cette voiture d'enfant hérissée d'ustensiles hétéroclites ; même plus la force de se relever et de reprendre les petits et les petites par la main. D'un geste d'automate un soldat dénoue et renoue ses molletières ; un autre refait son pansement ; sa jambe est rouge, elle saigne. Le vert de la prairie plus sombre et celui des peupliers plus clair s'opposent délicieusement dans le paysage. Et je pense aux mots : valeurs, oppositions de valeurs, comme si j'étais un peintre devant un des plus magnifiques tableaux de la Création.

Quel silence ! Je suis frappé par le silence. Je n'entends rien, même pas le bruissement des petites feuilles de peuplier qui palpitent de joie dans la lumière... Rien que ce grand silence souverain - et tout à coup cette femme qui ne pleure pas, mais qui va répéter inlassablement, à voix basse, comme une complainte :

- Mon enfant est mort sur la route... tué d'une balle entre mes bras. Avance ! avance ! ... une balle venue du fond du ciel !... Avance ! avance encore !... je n'ai même pas eu le temps de l'enterrer ... je l'ai laissé en pâture aux oiseaux. Où est-il le Bon Dieu ? Mon enfant ...

Où est le Bon Dieu ? La nature est un décor muet. Splendide, superbe, ironique nature ! Sur les mains, sur le visage, on sent passer une brise aussi douce que le plus doux, le plus impalpable des duvets. Amère, amère poésie ! Cruelle douceur ! 0 douceur cruelle ! Cruauté, indifférence du monde !

Une leçon peut-être ? Je n'ai plus le temps d'y penser. Service de 2e Bureau, néant ! Courage, inutile ! Espérance, morte ! Il n'y a plus de place que pour la Charité. Au nord du village, dans deux camps d'instruction abandonnés, nous organisons tant bien que mal deux centres de ralliement et de secours, l'un pour les militaires et l'autre pour les civils. Je m'occupe du premier.

Sans armes, en loques, le visage couvert d'un enduit de poussière où la sueur creuse des ravines, haletants, épuisés, affamés, tirant la langue, jusqu'au soir arriveront par petites grappes des soldats détachés, sous la rafale, non plus même du front, mais des dépôts de l'intérieur : Paris, Versailles, Pontoise, etc...

J'ai récupéré un fond de cantine : deux barriques de vin, trois cents boules de pain. Distribution : un quart de vin d'abord et un quart de boule par homme ; ensuite un demi-quart, ensuite plus rien. Même plus d'eau. Le soleil de l'après-midi frappe durement les ondulations monotones de ce terrain de manœuvres aussi nu qu'un bled. Les hommes arrivent toujours ; sans une plainte, avec à peine quelques jurons ravalés, ils s'assoient par terre ; ils attendent. Je fais la chasse aux croûtons dans les baraques. Au début, je n'osais pas leur offrir ces croûtons ramassés au fond d'une caisse. Allons ! d'abord un croûton par homme ; ensuite un demi-croûton ; ensuite plus rien. La nuit va bientôt tomber. Du moins pourront-ils dormir à l'abri sur les paillasses des baraques. À l'abri, jusqu'à quand ? Ordre sera donné, puisqu'ils sont rassemblés dans ce camp, de les y tenir.... jusqu'à nouvel ordre ! C'est dire qu'un jour ou deux plus tard, quand nous serons partis, ils seront cueillis par les Allemands.

 

Ce gros bourg, bien assis en plaine, au carrefour de plusieurs routes, comme une roue de voiture encore posée à plat chez le charron, était dans le Cher, à quarante kilomètres de Bourges, et il s'appelait La Chapelle-d'Angillon.

Vers huit heures du soir, un Lieutenant du Quartier Général, qui avait un uniforme impeccable de hussard et un joli visage rose comme une dragée, m'a dit de fort mauvaise humeur :

- Vous n'avez pas reconnu votre billet de logement. Tant pis pour vous !...

- Toutes les chambres sont déjà occupées par les réfugiés.

- Vous n'avez qu'à les flanquer dehors !

Je suis remonté vers le Château pour coucher sur la paille avec mes hommes... Ce château de Béthune-Sully, sur une légère éminence à la sortie du village, avec ses fossés intacts et son beau donjon carré du XIme siècle, l'avais-je donc complètement oublié ? Pourtant, je me revoyais, une heure à peine après notre arrivée, en train de me raser au bord d'un puits, avec l'eau délicieusement fraîche et tonique de ce puits - comme c'était reposant ! - juste au milieu de la cour intérieure.

... Encore un château sans châtelains, ni régisseur, ni domestiques, ni fermiers ! Un château sans âme qui vive, pour réception de fantômes !

À droite, des communs : des remises, me semble-t-il, dominées par des fenils. À gauche, ce qu'il est convenu d'appeler les bâtiments d'habitation : de grandes pièces délabrées, un mobilier Louis XIII vermoulu, des tapisseries anciennes qui tombent en loques ; et par les fenêtres à petits carreaux, le paysage brouillé des étangs de la Sologne, un martin-pêcheur, un pivert bleu, comme on dit, qui s'élève vers le zénith et, interférant avec lui, un message lesté qui tombe au milieu des ajoncs - tout ce qui nous reste comme liaison ; plus de fil tendu par le Génie ; nos transmissions aussi sont disloquées.

 

- Bonsoir, Monsieur le Lieutenant !

- Bonsoir, Mesdames !

- Si vous n'avez rien pour coucher, nous avons une chambre ... une chambre trop modeste pour avoir été réquisitionnée... alors ... excusez-nous si...

zack 2Deux femmes, sur la porte de leur maison basse, la grand-mère et la fille ou la belle-fille, et les deux enfants. Timides, elles insistaient :

- Voulez-vous voir ? Nous ne sommes que de pauvres gens.

Les Pauvres Gens ! Poème de Victor Hugo et cœur sacré de la France ! Et dans sa simplicité, quelle belle chambre ! Derrière la pièce commune, rien que les quatre murs d'une toute petite pièce sans fenêtre où il y a juste la place d'un lit, et au-dessus, dans un cadre bronzé, l'agrandissement photographique, grandeur nature, d'un poilu de 14, avec sa médaille militaire accrochée sous la vitre.

- Le grand-père ! a dit la plus âgée. Tué en 15 ! Et maintenant plus de nouvelles du fils, en ligne dans le Jura !

La salle commune est coupée par un rideau de cretonne. Toute la famille couche donc là-derrière. Sur la table de cuisine, au milieu de la vaisselle ébréchée qui s'égoutte, un appareil de radio. 25 mai 1940, 22 heures, La Chapelle-d'Angillon (Cher), les deux femmes sont venues frapper à la porte de ma chambre pour me demander si je voulais écouter avec elles l'Angleterre.

 

C'est seulement un peu plus tard, vers minuit, à la fin de cette journée écrasante, quand je me suis retrouvé seul dans la petite chambre et que je me suis étendu sur la couette sans me déshabiller, c'est alors seulement que j'eus soudain une révélation en me disant :

- Ce château, était son château, ce village était son village ! ...

Le château, le village du Grand Meaulnes ! Par la suite, il m'a été possible de vérifier : Alain Fournier est né à La Chapelle-d'Angillon, le 3 octobre 1886.

Ainsi, j'étais chez lui, dans son village natal, presque son hôte, chez des amis d'un jour dont les parents ou les amis avaient peut-être été ses amis de toujours. Et jamais autant que cette nuit-là, je n'ai aperçu, dans une clarté aussi éclatante, les deux aspects jumeaux de son chef-d'œuvre, cette ultime floraison du romantisme qu'il devait nous offrir pour le douloureux enchantement de notre jeunesse, durant cet été de 1913, juste un an avant de mourir pour la France.

Il y a, quand on vient de relire encore une fois Le Grand Meaulnes, et qu'encore une fois, après l'avoir relu, on recommence à rêver, des mots en minuscules, tout simples, c'est bien le cas de le dire, des mots simples comme bonjour, des expressions et de petites phrases de rien du tout, qui émeuvent brusquement et se détachent sur l'écran de la conscience avec une valeur singulière...

... Chez nous ... le pays ... l'école... notre ménage... villageois... vieille paysanne... rencontrer une jeune fille... dans sa propre maison, marié, un beau soir... c'était sa femme... jeune femme tant aimée... jeune femme tant cherchée... des enfants sages.

Si peu ? Pas plus ? Oui ! Si peu et pas plus. Ce sont ces mots qui prennent alors une résonnance unique au monde. Et ce sont ces mots, cette nuit-là, parce qu'ils sont quelques-uns des plus simples, des plus purs, des plus familiers et des plus émouvants de notre langue maternelle, qui sont revenus d'eux-mêmes me faire penser à ce que j'appellerai le côté Péguy de Fournier.

France à plus de mille visages ! France si secrètement diaprée ! Voici qu'en même temps, par la divine intercession du Grand Meaulnes, je voyais de mes yeux, je touchais de mes mains, un autre de tes visages, tout différent de celui du Château de la Belle au Bois, des Petites Filles Modèles et de Francis Jammes, le visage d'une France, non plus d'art, de grâce et de fragilité ; mais d'une France plus sûre, plus solide, plus profonde, mieux assise, plus humaine, une France populaire, terrienne et rustique, une France d'amitié indestructible et de bonne foi inébranlable, la France qui ne trahira jamais !

Miraculeux pays du Grand Meaulnes ! Pays toujours perdu et toujours retrouvé ! On pouvait descendre et descendre, reculer et reculer encore, perdre encore du terrain et du terrain, de l'espace et de l'espace, tout l'espace ; quand tout serait perdu dehors, il resterait toujours dedans ce réduit invisible d'où, un beau matin, on repartirait.

Aujourd'hui, 25 mai 1945, cinq ans après jour pour jour, tandis que ma plume dépose ces souvenirs sur le papier, je songe avec une tendre émotion à ces pauvres femmes qui, ce soir-là, m'avaient offert l'hospitalité ! Je ne les reverrai probablement jamais plus, et je veux les unir dans ma pensée à toutes les femmes et à tous les hommes de France, qui, pendant quatre longues années d'imposture, d'infamie et de malédiction, patiemment, obstinément, héroïquement, et surtout obscurément, dans l'obscurité de leur village ou de leur faubourg ouvrier, se seront peu à peu et de plus en plus raidis, auront serré les dents pour ne point participer, même en paroles, au plus odieux des mensonges et, ayant pris, comme je l'avais vu et entendu ce même soir, leurs dispositions à l'avance, n'auront plus prêté l'oreille qu'à une seule voix, la grande voix fidèle et confiante venue d'outre-mer...

Et combien de fois, durant ces quatre années, me suis-je mentalement retiré, comme dans un refuge où je puisais ma ration d'espoir, auprès de mes hôtesses et dans cette chambrette ?

Mais à ce moment-là, c'est le premier aspect du Grand Meaulnes qui l'avait emporté. Je n'avais vu que lui. Plus tard, lorsque tous ces souvenirs ont porté leurs fruits, le second, qui était resté dans l'ombre, à son tour s'est imposé avec d'autres mots qui se sont mis à jaillir eux aussi un peu partout du texte, et qui n'étaient plus seulement des messagers de confiance, mais comme les tremplins d'un élan irrésistible et angoissé, des mots, parfois même, répétés avec une insistance déchirante comme...

... Attente, anxiété, tourment, tourment... une grande ombre inquiète... grand départ... le grand jeu... fièvre... détresse... détresse...

Et j'ai senti plus fort que jamais ce besoin aigu de quelque chose d'autre que la triste réalité du présent, qui, comme un courant souterrain d'une puissance extraordinaire, traverse de bout en bout le roman d'Alain Fournier, pour éclater de temps à autre à la surface en jets si durs qu'ils nous brisent le cœur.

Manger d'un autre pain que le pain amer de tous les jours ! Changer le monde ! Besoin aigu, brûlant, et plus ou mieux encore qu'une aveugle folie de l'aventure, désir de l'impossible aux yeux des faibles et des lâches, hantise du dernier, du plus grand, du plus beau risque à courir... pulsations d'un sang généreux et révolté qui toujours dira non aux bornes grossières de l'immédiat, non au présent absurde, non au compromis honteux de chaque matin, non aux facilités de l'abdication quotidienne, non encore et surtout quand il s'agira de sacrifier les grandes vertus en mettant les petites à leur place sur le pavois ! Non ! Encore non à tout cela, et pour finir cet appel strident de solidarité dans le malheur, auquel nous savons aujourd'hui, France et Dieu soient loués ! qu'il a été répondu.

 

© Armand Lunel, in Par d'étranges chemins, illustrations de Léon Zak, Éditions L. Jaspard, Monaco, 1946, pp. 61-82

 

 

 


 

 

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Né à Aix-en-Provence et ancien du Lycée Mignet, où il fut le condisciple de Darius Milhaud, Armand Lunel voit sa mémoire honorée, en ce début d'octobre 2017, par l'émission d'un timbre de Monaco (c'est en effet dans la Principauté qu'il enseigna longuement - Léo Ferré fut un de ses élèves - qu'il prit sa retraite et s'éteignit, en 1977.
Texte accompagnant cette émission :
"Homme de lettres français né en 1892 à Aix-en-Provence et mort en 1977 à Monaco, Armand Lunel fut reçu à l’agrégation de philosophie en 1924 et affecté comme professeur au Lycée de Monaco en 1920 où il effectua toute sa carrière. Il entra en littérature en 1924 et obtint le prix Renaudot en 1926 pour son roman Nicolo-Peccavi ou l’Affaire Dreyfus à Carpentras. Mobilisé en 1939, destitué en 1940 par le gouvernement de Vichy, c'est à la protection personnelle du Prince Louis II que la famille d'Armand Lunel, ainsi que plusieurs familles juives habitant en Principauté, durent d'échapper aux rafles et à la déportation".
La Bibliothèque Méjanes [Aix-en-Provence] possède une salle Armand-Lunel

 

 arlunel