[Les Vraies Richesses, V]

"Les Vraies Richesses : une œuvre, un état d'esprit, un signe de ralliement. Pour toute une frange de la jeunesse intellectuelle des années 30, ce livre a fait date et son message a porté : nous sommes envahis par les fausses valeurs et les mille objets inutiles qu'une économie de consommation diffuse pour se conserver et se développer elle-même avec l'aide de quelques profiteurs. Or, les vraies valeurs ne sont pas où on voudrait nous le faire croire, mais dans la nature et en nous-mêmes ; elles sont donc accessibles à chacun ; les redécouvrir donne la joie et la paix. Voilà ce que dit Giono dans ce livre".
Ainsi commence, dans le volume de La Pléiade Récits et Essais, la "Notice" minutieuse consacrée à ce texte publié en 1937.
Pour revenir aux origines, on notera que le jeune Giono, ayant lu la Chanson de nuit dans la Jungle (Les frères de Mowgli, "Le livre de la Jungle") et ce début : "Il était sept heures, par un soir très chaud, sur les collines de Seeonee", se dit qu'il était capable de commencer ainsi un ouvrage, et par la suite prétendit que Kipling fut à l'origine de sa vocation d'écrivain.
Quoi qu'il en soit, le texte qu'on va lire appartient à la première période de Giono, celle de l'avant-guerre, tandis que, dans une ferme acquise du côté du Contadour, il passait des journées (et des soirées) à refaire le monde avec quelques fidèles. Cela consistait, entre autres, à plaider pour le retour à la terre, alors que l'exode rural avait largement commencé. Mon professeur de Lettres, le célèbre "Antonin" (je l'ai célébré par ailleurs) nous disait - avec quelque raison - combien cet appel avait ruiné l'existence de ceux qui l'avaient aveuglément suivi. Mais bon, le problème est ici, non pas d'inciter des citadins à reprendre le chemin - si escarpé - des champs, mais à goûter une prose ô combien inspirée.
En suite de quoi sera proposée une courte explication de texte, qui pourra nourrir, ici ou là, d'utiles discussions...

 

 

Car la richesse de l'homme est dans son cœur. C'est dans son cœur qu'il est le roi du monde. Vivre n'exige pas la possession de tant de choses.

Il m'a fallu quitter mes amis de la montagne et revenir chez moi. Il y a de nouveau beaucoup à écrire. J'ai passé le col de la Croix-Haute par des chemins de bûcheron. Là-haut, la vallée du grand Buëch s'est ouverte ; elle descend jusqu'à la vallée de la Durance, il ne me reste plus qu'à descendre tout le long avec elle.

En traversant le hameau des Lucettes, je vois que l'atelier du forgeron Nicolas est plein de feu, et tout jaillissant d'étincelles. L'ouvrier et l'apprenti sont en train de tourner des fers à cheval sur le bec de l'enclume. Le marteau saute, les bras roulent en rond autour des épaules comme s'ils se multipliaient, préparent les ferrements d'hiver en prévision des verglas prochains sur toute la montagne. Le village grince et craque comme une charrette chargée. J'entends tout ce qu'on crie aux bœufs pour les faire avancer ou reculer dans les rues étroites. Le Garnesier et toutes les aiguilles qui dominent la gorge montant vers le lac noir sont déjà couverts de neige et, ici, le long de la route, le feuillage des érables est renversé par tout un poids de glace qui pèse au bout des rameaux. Le soleil vif est brisé en mille morceaux de toutes les couleurs dès qu'il touche la terre et les arbres glacés. Le pays étincelle. Je suis seul sur la route et j'emporte à chaque pas des débris d'arc-en-ciel attachés à mes jambes. Au fond de Vaugnières, les quatre énormes maisons qui sont tout le hameau fument ; la vapeur des étables suinte dessous les larges portes rondes et monte lentement le long des murs. Dans les champs qu'ils ont cultivés jusqu'à la limite du torrent le creux des sillons est plein de givre mais les crêtes restent noires et luisent comme du charbon. Ici tout est en ordre : tout est déjà prêt. Rien n'a jamais changé : rien ne changera jamais, ni là-haut à Montama, ni aux Échalettes. Dans la plupart de ces maisons, mes livres sont sur la cheminée de la cuisine, entre la boîte à sel et le bougeoir. Et on les prend pour ce qu'ils sont : de simples histoires d'espérance.

Direction de BaumugneJe passe à l'embranchement où est planté le poteau : Route de Baumugnes. Je m'arrête un moment. L'air est glacé. Je fume de la bouche comme un mangeur de feu. L'eau du Buëch est verte et coule sans bruit comme de l'huile. Le vent fait toujours le même sifflement dans les rochers qui marquent l'ouverture du chemin. Il me semble que je suis revenu au temps où j'écrivais ici mon second livre, parmi vous qui m'avez aidé, parmi vous qui avez tout fait. Je n'ai eu que la peine de vous comprendre. Vous étiez de la même race que ce rocher qui partage le vent depuis toujours ; vous étiez clairs comme cette eau dure qui s'allonge en silence sous les aulnes aux branches rouges. Il ne m'a fallu que l'effort de monter jusqu'à la hauteur de votre pensée. Je me souviens que je venais ici tous les matins jusqu'à cet embranchement regarder la plaque de bois où un bûcheron a écrit avec du goudron : Route de Baumugnes. Puis, je revenais à la maison imaginer cette histoire dont vous avez dit un jour qu'elle était plus vraie que la vérité. Je me le répète maintenant sans vergogne car ces paroles sont responsables de toute ma vie. Je n'ai plus voulu être autre chose que vous-mêmes. Inlassablement j'ai labouré sous les retours périodiques des saisons. Je ne vous ai pas transformés en personnages dramatiques, je vous ai mélangés intimement à moi-même et j'ai essayé d'exprimer la tragédie commune. Mais à mesure que j'organisais pour moi cette vie sévère qui est la vôtre, j'étais plus librement admis à jouir d'une pureté et d'une richesse égales à celles des dieux. Ce dont vous étiez naturellement joyeux et bien-portants, j'avais la gaucherie d'en suivre en moi-même les bienfaisants effets. Nous vivons en des temps d'impureté et de désespérance si grandes qu'on a cru parfois que nous avions atteint les temps d'absinthe marqués par les prophètes. Vous autres, séparés de ces temps par l'absence d'illogiques désirs, maîtres d'un travail qui suffit à entretenir l'admirable pauvreté, vous ne pouvez pas imaginer la misère morale des meilleurs d'entre nous, la misère physique d'un peuple soumis à des lois arbitraires. Il m'a semblé que vous désiriez porter secours. Votre paix, vous le savez, tous les hommes de bonne volonté peuvent l'avoir. Le manteau de votre pauvreté couvre les richesses du vrai paradis terrestre. Les possibilités d'un être sensible se capitalisent en lui-même et lui appartiennent éternellement, pour tout le cycle de la roue. C'est pourquoi j'ai décrit les printemps, les étés, les automnes, et les hivers, puis encore les saisons, et encore les saisons, et toujours, comme elles reviennent elles-mêmes en vérité dans le monde, ne cessant pas de répéter : "Prends, prends, prends, c'est à toi" puisque les hommes sont devenus comme de petits enfants qui n'osent pas manger à la table de leur père. Et, à la fin, ils s'assoiront et mangeront.

Aujourd'hui, ami de toutes ces maisons chaudes que le gel fait fumer sous les bosquets de bouleaux, je ne m'arrêterai pas chez vous. Je passe sur la route sans me faire connaître. Je sais que si vous l'appreniez, vous m'en garderiez une petite rancune, mais je me suis imposé le devoir de parler de vos joies et il n'a jamais été si nécessaire de le faire. Je crois que votre genre de vie est le seul raisonnable ; je suis sûr qu'il peut sauver du désespoir tous ces hommes d'à présent, jeunes ou vieux, noircis de n'être rien, certains de n'être jamais rien, ceux que la philosophie de cette société construite sur la hiérarchie de l'argent a transformés en hommes mécaniques, incapables de sentir, capables seulement de produire sans discernement et inutilement pour tous - même pour le patron en fin de compte - oui, je suis sûr que vous pouvez les sauver. Et c'est nécessaire que je parle vite encore une fois de vous car, ceux que vous et moi appelons "les gros intelligents" travaillent à vous décrire comme si vous étiez des brutes. Ils vous prétendent seulement animés de sentiments que les bêtes mêmes n'ont pas, nous qui les connaissons. Et c'est tout simplement parce que, devant les événements du monde, vous avez des réactions incompréhensibles pour ceux qui se considèrent divinisés par leur cervelle. Il faut vite encore une fois que je parle de vous, puis après encore une fois vite et vite parler de vous, toujours et toujours, comme j'ai fait pour les saisons et pour le monde, pour les arbres, pour les bêtes, pour les oiseaux, les cerfs et les poissons, car vous faites partie de tout et c'est ce tout qui est le remède. Les drames savamment construits, je saurais peut-être aussi les construire. Mais, mon rôle n'est pas d'être habile, c'est de donner appétit. Alors, mes amis, il faut que je me dépêche de rentrer car, voyez-les, ils dépérissent tous et n'ont pas faim. Le temps presse si nous voulons être utiles pendant ce moment où nous sommes vivants.

sjbauchaineJ'ai évité de traverser Saint-Julien-en-Beauchêne, marchant sur la digue le long du Buëch, laissant le village à ma gauche. Je traverse des prés où il ne serait peut-être pas difficile de retrouver les traces de mes anciens pas. J'entends des portes s'ouvrir dans ces fer mes forestières qui sont à l'orée du bois de sapins. Clément va voir ses ruches. Il a déjeuné de lait et de miel. Il fume sa pipe maintenant dans le petit sentier. Les lavandes grises sont chargées de givre et il suffit de ce petit poids glacé pour leur faire rendre encore odeur. Les ruches sont à l'abri d'un mur, face au levant. Elles ont en plein le premier soleil. Les abeilles sont de la race montagnarde. Le froid ne les a pas encore toutes engourdies. On en voit voler qui vont jusqu'aux sapins boire de la résine. Aujourd'hui que malgré le froid le jour s'annonce clair et limpide, surveille tes ruches et prends tes dispositions d'hiver. Les avettes si rudes au travail sont faibles sous les longues nuits. Examine-les soigneusement. Celle-là qui retourne des arbres, arrange-toi pour qu'elle se pose sur ta main. Si entre son corselet et son ventre tu vois frémir cette petite peau verdâtre qu'on appelle le tablier, n'hésite pas: mets vite l'avette devant le trou pour qu'elle rentre et va sous le hangar débarrasser la place où tu fais prendre à tes ruches le quartier d'hiver. Quand le soleil marquera midi, transporte-les dans cet abri ; si ce sont des ruches de planches, couvre-les de paille. Si ce sont des ruches de paille, maçonne-les légèrement avec un peu de plâtre sec. Regarde s'il reste assez de nourriture dans les rayons. Le miel du matin est une joie pour toi quand il arrive sur la table, dans son bol vernissé d'or, mais il faut en laisser aux avettes endormies si tu veux que ta joie se renouvelle et demeure. Elle demeurera si tu sais entretenir la vie autour de toi ; souviens-toi que les dieux ne la soumettent qu'à tes puissances d'amour.

Quelqu'un - qui doit être Guillaume Berger - vient par la route Montbrand. Il est monté sur une grosse jument blanche. Un poulain les suit, qui saute, rue contre les éclats du givre et fait luire au soleil une peau joyeuse comme l'écorce des bouleaux. De temps en temps, il s'approche et renifle le ventre de sa mère. Elle marche au pas et sa grosse cuisse couvre et découvre les douces mamelles roses, si chaudes qu'un peu de buée en suinte comme de la vapeur de lait. Il essaie de téter; énervé de désirs, il frémit de la crinière à la queue. Il pousse la jambe du cavalier, essaie à droite, essaie à gauche, glisse des quatre pattes, s'assoit, se relève et pleure enfin tristement comme un âne mouillé. L'homme et la jument s'en amusaient. Maintenant, ils vont le contenter. Ils s'arrêtent, l'homme replie sa jambe et le poulain se met à téter goulûment en frappant de grands coups de tête dans le ventre de sa mère. Ne t'inquiète pas, ils sont sensibles tous les trois à la beauté de ce moment si calme et si naturel qu'il a endormi d'un seul coup le grand matin gelé sous le ciel clair.

Il faut se hâter de repailler les toitures de chaume. Ne t'attarde pas à respirer dans les javelles l'odeur des anciennes moissons. De nouvelles s'apprêtent dans la terre pour lesquelles il faut te conserver gaillard. Quand tu lies les touffes de paille et que tu les joins entre celles que la mousse a déjà alourdies, souviens-toi que tu travailles directement au-dessus de ta tête. Quand le dégel viendra, s'il pleut sur ton lit ou sur le berceau, ne va pas chercher le responsable au-delà de la terre.

Je vois qu'on n'a pas encore coupé les sagnes du ruisseau et je crois qu'au printemps nous manquerons de couffes solides, peut-être même déjà cet hiver, quand il faudra retirer du grenier les champignons secs. Le cœur se réjouit quand on voit les provisions proprement rangées dans de beaux vases neufs et tu sais qu'en tournant des tourillons de sagnes on fait des jarres et des cuves aussi belles que celles des Anciens Grecs. N'attends pas que la neige vienne, profite des derniers soleils, fais ta provision. Quand les constellations d'hiver ne laisseront plus qu'un peu de jour entre les noirs matins et les noirs crépuscules, alors, assieds-toi devant ton feu et amuse-toi à construire. Ce travail t'apprendra que Dieu habite le temps. Tu sentiras qu'une musique silencieuse s'empare de tes doigts et les guide, qu'elle est maîtresse de la forme que tu fais naître. Laisse-toi faire, réjouis-toi ; tu manipules des lois essentielles. Plus tard, chaque fois que tu regarderas ta jarre ou ton cuveau tu retrouveras ta joie d'aujourd'hui.

Vous me direz : "Ils sont rares parmi les paysans de la montagne ceux qui peuvent être enchantés par cette simple naissance de belles formes". Je vous répondrai d'abord que vous n'en savez rien. Puis, je vous dirai : "Mais vous qui avez compris, n'y prendriez-vous aucune joie ? Alors, pourquoi n'y venez-vous pas dans ces temps si pauvres en réjouissances ? Vous vous gonflez de forces et vous restez à l'écurie à vous taper le nez contre la mangeoire. Les plus beaux chevaux en crèvent. Ne me dites pas que vous êtes attachés quand il suffirait d'un haussement de tête pour casser votre licol".

Ces étudiants qui viennent souvent me voir et dont la jeunesse est si amère, je les interroge sur leurs projets d’avenir. Je suis bouleversé de leur amertume, je souffre de leur souffrance. Ils sont comme si une partie de moi-même était en train de mourir. Ils me disent qu’ils consacrent ou qu’ils ont consacré de longues années – et les meilleures – à préparer et à passer des examens sévères, des concours difficiles. Ils ont des diplômes. Ils se plaignent de n'avoir pas les places auxquelles ces diplômes donnent droit. La vie devant eux est toute noire et quand je leur parle de joie je m'aperçois que ces lèvres épaissies de jeunesse connaissent déjà le sourire du vieillard. Je les regarde, je les trouve juste de la beauté qu'il faut. C'est, de toute évidence, le meilleur de la génération. Ils ont des nez solides, un peu élargis par le bas avec de bonnes ouvertures pour respirer et goûter l'air, des mentons de maçons, des yeux exactement allumés. Ils seraient l'orgueil des champs. Ils se désespèrent de ne pouvoir être professeurs, contrôleurs des finances, astronomes.

Si d'autres sont dans ces places, ne t'en inquiète. pas, laisse-les. On a dû te dire qu'il fallait réussir dans la vie ; moi je te dis qu'il faut vivre, c'est la plus grande réussite du monde. On t'a dit : "Avec ce que tu sais, tu gagneras de l'argent". Moi je te dis : "Avec ce que tu sais tu gagneras des joies". C'est beaucoup mieux. Tout le monde se rue sur l'argent. Il n'y a plus de place au tas des batailleurs. De temps en temps un d'eux sort de la mêlée, blême, titubant, sentant déjà le cadavre, le regard pareil à la froide clarté de la lune, les mains pleines d'or mais n'ayant plus force et qualité pour vivre; et la vie le rejette. Du côté des joies, nul ne se presse ; elles sont libres dans le monde, seules à mener leurs jeux féeriques sur l'asphodèle et le serpolet des clairières solitaires. Ne crois pas que l'habitant des hautes terres y soit insensible. Il les connaît, les saisit parfois, danse avec elles. Mais la vérité est que certaines de ces joies plus tendres que les brumes du matin te sont réservées à toi, en plus des autres. Elles veulent un esprit plus averti, des grâces de pensées qui te sont coutumières. Tu es là à te désespérer quand tu es le mieux armé de tous, quand tu as non seulement la science mais encore la jeunesse qui la corrige.

Rien n'est plus agréable aux dieux que l'adolescent qui sort des grandes écoles, la tête couverte de lauriers, mais qui se dirige vers la forge de son père; l'atelier de l'artisan ou les champs dans lesquels la charrue est restée en de vieilles mains. Au lieu de s'asseoir à la chaire, il forge tout le jour des fers pour les chevaux ; il construit des tables, des armoires, des crédences et des grands pétrins avec des bois dont l'odeur seule donne au cœur la quadruple force des chars de course ; il taille et assemble le cuir pour les bottes du flotteur de radeaux et le soulier ferré du roulier. L'homme est assis à côté de lui, le regarde faire, lui parle, le respecte dans son travail. Il laboure et sème, et fauche, et foule. Déjà il est sensible à son libre travail, à la matière qu'il façonne, à l'utilité humaine qu'il a. Sa richesse ne dépend pas de son salaire, mais de ses joies ; il en trouve dans le fer, dans le bois, dans le cuir, dans le blé. Il en trouve dans la possession de lui-même, dans l'obéissance à sa nature d'homme. Sa science le rend clair et frémissant ; il la sent qui chaque jour s'affine et se complète dans l'exercice de ce travail manuel où toutes les lois de l'univers se mêlent sous ses mains. C'est alors, assis près de l'âtre, que tu ne pourras plus lui contester la compréhension des rythmes, quand il tressera peu à peu la jarre avec des tourillons de sagne. Il est beau de savoir que le forgeron est un agrégé des lettres ; il a un magnifique poème dans son atelier. Il est beau de savoir que le laboureur a des grades très élevés en mathématiques, la loi des nombres est dans les montagnes, dans les forêts, le ciel de jour et le ciel de nuit. Direz-vous qu'il a réussi celui qui, s'étant gardé libre, amoureux de son travail, entouré d'armes et d'ailes magiques, aura fait en pleine santé des enfants solides avec une femme robuste et passé sa vie dans la paix des champs ? Ne faites pas métier de la science : elle est seulement une noblesse intérieure.

 

Ne crois pas que, la possédant, tu te déconsidères en travaillant les champs ou la matière. Je n'ai pas maudit la dureté du temps quand j'ai rencontré aux Carrières du col de Lus cet étudiant en philosophie qui travaillait avec les ouvriers. J'ai fait dix fois le voyage pour aller passer des soirées avec lui. On ne pouvait rien lui souhaiter. Il avait une poitrine de héros ; une force joyeuse le portait avec élégance. Il faisait des mines dans le silex au sommet de cette épine rocheuse qui soutient la montagne de France. Sous lui vivaient la forêt et ses clairières puis les champs et les villages. Il avait gardé ses livres. Il les lisait. Il s'en allait au bord du torrent avec Platon, Hésiode ou un petit Virgile. Il s'arrêtait parfois de lire pour pêcher des truites à la main. Il habitait la cantine polonaise et, le dimanche matin, il partait dans la forêt avec Anouchka chercher les champignons qu'elle lui faisait connaître. Il emportait dans son sac un gros Shakespeare anglais. Lui et la fille ne rentraient que le soir. Elle l'adorait comme un dieu. Il avait en effet sur le visage une sagesse équilibrée qui lui faisait des lèvres calmes et apaisait tout autour de lui.

Ne crois pas que ce soit tout ce que je désire pour toi ; je te veux plus beau encore. Tu ne pourras rien posséder sans la pauvreté, tu n'as pas le droit d'être pauvre tant qu'on paiera ton travail avec des feuilles sèches. Cette société bâtie sur l'argent, il te faut la détruire avant d'être heureux. Posséder est bien la gloire de l'homme quand ce qu'il possède en vaut la peine. Tu sens bien que notre époque est énervée et tremblante ; trop d'hommes sont privés des joies naturelles. Tous. Car, le plus riche ne s'est pas enrichi : il est toujours un pauvre homme. Je ne te dis pas de te sacrifier pour les générations futures; ce sont des mots qu'on emploie pour tromper les générations présentes, je te dis : fais ta propre joie. Vis naturellement ; et, puisque dans la société moderne on le considère comme une folie, installe la société qui le trouvera logique. Il ne faut plus qu'une petite poussée de tes mains pour qu'elle soit.

La féerie, je n'ai pas cessé de te la raconter. Tu lui reproches d'être féerique ? Si tu la voyais !

Ce dont on te prive, c'est de vents, de pluies, de neiges, de soleils, de montagnes, de fleuves et de forêts, ta patrie. On t'a donné à la place une patrie économique, un monstre qui exige périodiquement le sacrifice de jeunes hommes. Tu songes avec terreur à ces temps de l'Ancien Mexique où l'on vendangeait tous les mardis des grappes d'hommes sur l'autel de Tezcatlipoca. La patrie qu'on t'a inventée a plus d'appétit encore. Tu es aussi loin d'elle que de ce jaguar à torse de fournaise. Rien ne t'attache humainement à ce faisceau de lois inhumaines et cruelles. Rien n'a été fait pour tes pieds, pour tes bras, pour ton cœur, pour tes lèvres. Ton intelligence est incapable de te défendre contre le monstre ; il bave une salive intelligente, un alcool qui te fait accepter aveuglément d'être jeté dans le brasier de son ventre.

Les morts sont morts. Dès qu'ils ont passé la porte, ils ne peuvent plus servir qu'à des fins naturelles ; corps et âmes. Ils ne sont jamais utiles à la patrie, mais l'abolition de ta vie sert à ceux qui manœuvrent l'idole: c'est la dénaturation des hommes (même principe que pour le blé).

Ce dont on te prive, c'est de vents, de pluies, de neiges, de soleils, de montagnes, de fleuves, et de forêts : les vraies richesses de l'homme ! Tout a été fait pour toi ; au fond de tes plus obscures veines, tu as été fait pour tout. Quand la mort arrivera, ne t'inquiète pas, c'est la continuation logique. Tâche seulement d'être alors le plus riche possible. À ce moment-là, ce que tu es, deviens.

 

 

© Jean Giono, in Les vraies richesses, V,1937, Éditions Grasset & Fasquelle. Pléiade, Récits et Essais, pp. 247-255

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Il va sans dire (mais cela va mieux en le disant) qu'on aura remarqué les nombreuses réminiscences biblico-littéraires sous la plume de l'ermite de Manosque :
absinthe : allusion à l'Apocalypse de Jean, 8:11 (cf. version Louis Segond : "Le nom de cette étoile est Absinthe ; et le tiers des eaux fut changé en absinthe, et beaucoup d'hommes moururent par les eaux, parce qu'elles étaient devenues amères".
Bonne volonté : allusion à Luc, II, 14.
Abeilles  : souvenir des Géorgiques de Virgile.
Toit de chaume : Les Travaux et les jours, d'Hésiode.
Rien ne t'attache : le pacifisme de Giono, toujours présent en filigrane ("... jamais utiles à la patrie").
Gide, enfin : ose devenir qui tu es (Nouvelles nourritures, IV).

 

 

 

ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS CLASSES DE PREMIÈRE ET TERMINALES :
ÉTUDE DE TEXTE

 

Dans Les Vraies Richesses (I937), Jean Giono s'adresse aux étudiants qui viennent le voir : "" [Cf. supra le texte en "encadré orange"]. Après avoir, à votre gré, résumé ou analysé le texte, vous dégagerez le problème posé par Giono et vous discuterez ses conceptions.

 

 

RÉSUMÉ

 

Faute d'obtenir les places qu'ils attendaient de leurs diplômes, les étudiants se désespèrent, alors qu'ils semblent tout avoir pour être heureux, C'est qu'ils font de l'argent, et non du bonheur, le but de leur existence. Or la concurrence est vive pour gagner de l'argent, tandis que les joies s'offrent à tous, et mieux encore à l'étudiant.

Ainsi l'adolescent qui, au terme de ses études, retourne à l'atelier de l'artisan ou reprend la charrue de son père, éprouvera, dans le libre accomplissement de son métier, la joie de sentir la beauté de ce qu'il crée et l'harmonie de la nature au sein de laquelle il travaille ; celle de découvrir les vraies richesses dans la sagesse d'une vie simple.

Qu'il ne demande donc pas à la science de lui procurer de l'argent, mais un enrichissement intérieur.

 

 

INTRODUCTION

 

Présentation de l'auteur.

 

Bien que nos élèves ne soient pas tenus de connaître J. Giono, il semble nécessaire de donner quelques indications rapides sur l'auteur des Vraies Richesses pour éclairer le texte à étudier. Même si l'art de l'auteur n'a pas subi une complète mutation entre ces deux périodes, on constate une certaine différence entre l'inspiration de Giono avant la guerre et celle de la dernière partie de sa vie, où le narrateur des Âmes fortes, du Hussard sur le toit, du Moulin de Pologne, etc. a été parfois comparé à Stendhal, Dans la période d'avant-guerre, qui seule nous intéresse ici, Giono qui publie Colline, Un de Baumugnes (1929), Regain (1930), Jean le Bleu, Le Serpent d'étoiles (1933), Le Chant du monde (1934), Que ma joie demeure, Batailles dans la montagne, Le Poids du ciel, n'apparaît pas seulement comme un représentant du roman rustique, comparable à H. Pourrat ou à Ramuz. Non content de peindre, en un style original, gonflé d'images, sa vision poétique de la Haute Provence, il se fait l'apôtre d'une civilisation paysanne, opposée à une société fondée sur le machinisme et sur l'argent, génératrice de crises et de guerres. Abandonnant lui-même la vie citadine, il attire au Contadour de véritables disciples, prêts à tenter ce retour à la terre qu'il avait évoqué dans Regain. Cela éclaire le sens du "message" qu'il apporte dans Les Vraies Richesses.

 

Choix d'un problème.

 

Dans les dernières pages du livre, Giono s'adresse aux étudiants dont la crise économique risque de faire des chômeurs intellectuels, désemparés. Il les invite à se détourner d'une civilisation qui ne connaît que l'argent, pour retourner à la terre qui leur procurera la joie de vivre et les vraies richesses. Il leur expose une conception du rôle de leurs études, qui implique une certaine conception du bonheur, et qui tient dans une double affirmation : le but de la vie et des études, ce n'est pas le diplôme et l'argent, mais la joie de vivre. Or les études contribuent à rendre plus heureux ceux qui reprendront le métier de leurs pères, artisans ou laboureurs, même s'ils n'occupent pas les places qu'ils croyaient obtenir grâce à leurs diplômes.

À une époque où beaucoup de jeunes gens contestent la société de consommation et aspirent à une forme de vie plus primitive, où beaucoup d'étudiants, inquiets de leur avenir, s'interrogent sur l'utilité de leurs diplômes et la finalité de leurs études, le problème soulevé par Giono n'est pas dépourvu d'actualité; mais la solution qu'il propose recueillera-t-elle leur adhésion ?

 

 

I. - LA CONCEPTION DE J. GIONO

 

Giono ne manque pas d'illustres devanciers, tant en ce qui concerne sa conception des vraies richesses que celle du rôle de l'éducation. Comment ne pas songer à J.J. Rousseau lorsqu'il condamne une société fondée sur l'argent, une civilisation qui détruit ce qui était naturel et lui oppose une vie simple et heureuse dans un cadre champêtre ? Comment ne pas songer aussi à Montaigne pour qui le véritable but de l'existence est de vivre à propos et pour qui le but des études n'est pas le gain (fin abjecte et indigne des Muses), mais de devenir meilleur et plus sage ? Toutefois Giono ne s'adresse pas comme Montaigne à un enfant de maison et ne considère pas le travail comme indigne de lui ; il ne s'agit pas non plus, comme chez Rousseau, d'encourager l'apprentissage d'un métier manuel, mais d'inciter celui qui aura fait des études à revenir à la vie rurale et de le persuader qu'il devra à ses études une meilleure connaissance des vraies richesses et des joies de son travail. De telles conceptions sociales et pédagogiques soulèvent sans doute bien des objections, mais nous permettent de mesurer ce que les études peuvent apporter en dehors de la conquête de diplômes d'une utilité incertaine.

 

 

II. - LA PART D'UTOPIE

 

La thèse de Giono repose sur des postulats bien discutables tant au point de vue économique ou social qu'au point de vue psychologique.

 

A. Une conception économique et sociale dépassée.

 

La civilisation dont Giono conserve la nostalgie est celle d'une vie économique et sociale, qui, encore valable à la fin du siècle dernier, paraît plus proche de l'époque homérique familière à l'auteur de Naissance de l'Odyssée que des années où nous vivons. Il a connu le travail de l'artisan qu'était son père, cordonnier aimant son métier (comme les travailleurs célébrés par Péguy), et lisant la Bible ou Homère, lorsqu'il avait fini d'accomplir avec soin les gestes séculaires observés par l'enfant. Il conserve la nostalgie de la forge où le maréchal-ferrant travaillait au milieu du bruit de l'enclume et du jaillissement des étincelles. Il n'a pas oublié l'odeur du pain que la paysanne faisait elle-même dans son four, sans que le laboureur s'inquiétât d'échanger son blé pour des papiers ou de le voir dénaturer. Mais cette forme de vie artisanale et rurale est maintenant dépassée. Ces idées qu'il reprend dans sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et sur la paix (1938). et dans Triomphe de la vie (1941), qu'il présente comme Supplément aux Vraies richesses, ont pu alors trouver quelque écho. Aujourd'hui, prôner le retour à la terre qui avait été longtemps considéré comme un facteur d'équilibre social et de prospérité, irait à l'encontre d'une politique dont l'objectif est de réduire de moitié le nombre des exploitations agricoles.

 

B. Psychologie contestable.

 

Une telle mutation ne prouve certes pas que le sort de celui qui aura abandonné sa terre sera plus enviable ; mais si c'est aux étudiants que Giono s'adresse, il faut reconnaître qu'il est bien peu de fils de paysans parmi eux. Ce langage a-t-il des chances de convaincre ? On ne peut manquer d'évoquer le célèbre éloge de la vie champêtre par Virgile, qui lui aussi encourageait le retour à la terre : Trop heureux les laboureurs, s'ils connaissaient leur bonheur. Mais n'est-ce pas le sentiment d'un citadin en vacances ? En tout cas, mis à part ceux que leurs études préparaient justement à ce genre de vie, s'il est effectivement des étudiants, voire quelques universitaires, qui ont choisi de s'occuper d'une exploitation agricole, on peut craindre que bien peu soient accessibles aux arguments de Giono lorsque c'est contre leur gré qu'ils viennent à un métier auquel ils n'étaient pas préparés ou dont ils rêvaient de s'évader.

 

 

III. - LES JOIES DE LA CULTURE

 

A. L'intérêt essentiel du texte de Giono

 

Il est dans la conception du rôle de l'éducation que résume la formule finale : "Ne faites pas métier de la science : elle est seulement une noblesse intérieure". Tout en considérant le cas particulier dont l'auteur nous parle, noue ne rechercherons pas uniquement ce que la science apporte à l'étudiant qui retourne à la terre, mais ce que les études peuvent apporter à l'existence de chacun d'entre nous, indépendamment de la préparation à un diplôme ou à un métier. Car il n'est pas question de nier le rôle des études en vue de cette préparation, ni même de condamner le souci de s'assurer, grâce à elles, une carrière conforme à nos aspirations, Il n'y a pas lieu non plus d'examiner ici comment concilier les aspirations de l'individu à un métier et les possibilités offertes par la société, en fonction des besoins économiques. Nous examinerons seulement, en nous plaçant dans la perspective même de la pensée de Giono, les bienfaits que l'éducation peut apporter en dehors de la formation technique ou du gain procuré par un métier.

 

B. Il est sans doute délicat...

 

... de choisir, parmi les joies que Giono attribue au travail de l'artisan et du paysan, celles qu'il doit à ses études et que l'étudiant pourrait éprouver dans d'autres métiers.

La première est de comprendre le sens de l'activité humaine. "Il est sensible à son libre travail... à l'utilité humaine qu'il a". Certes, c'est à la nature même de ce travail de laboureur ou d'artisan que s'attachent cette liberté et cette utilité. L'homme cultivé y est peut-être plus sensible que tout autre. Mais trouverait-il ces joies dans le travail à la chaîne d'une usine ? L'ingénieur a mieux conscience du rôle de chaque geste dans la réalisation d'un ensemble. On peut douter toutefois qu'il éprouverait dans ce travail parcellaire la joie d'une véritable création. Aussi bien n'est-ce pas l'intention de Giono de nous persuader que, grâce à ses études, l'adolescent trouverait les mêmes joies dans un travail déshumanisé. Ce qu'il devra peut-être à ses connaissances, et plus précisément à celle de l'histoire, c'est la conscience de la place qu'il occupe, par son activité, au sein de l'Humanité : la solidarité (diachronique et synchronique, diraient les sociologues) qui le lie aux autres hommes, à travers les générations et à travers les nations. Il reconnaîtra, dans le geste du paysan qui "laboure et sème et fauche et foule", le travail séculaire qui assure aux hommes leurs nourritures terrestres; mais à travers cette éternité d'un labeur nécessaire, il mesurera aussi les progrès réalisés, grâce à l'effort constant des générations successives, pour alléger la peine et améliorer le rendement. L'histoire lui apprend aussi bien les progrès techniques que les conquêtes sociales qui ont permis les conditions actuelles de son travail. Même s'il ne cherche pas dans la géographie économique le moyen de mieux adapter son activité à la conjoncture mondiale, il y puisera le sentiment de la solidarité qui le lie aux travailleurs des pays lointains, soit qu'ils accomplissent le même travail, soit que leurs activités se complètent ou dépendent les unes des autres.

 

C. Connaître l'univers qui nous entoure.

 

La science qui "s'affirme et se complète dans l'exercice de ce travail manuel où toutes les lois de l'univers se mêlent sous ses mains" ; "la compréhension des rythmes ... La loi des nombres dans le ciel de jour et le ciel de nuit", ce sont là deux aspects de cette connaissance de l'univers que l'homme doit à sa culture et retrouve dans son métier. La connaissance des lois de l'univers est celle que lui apportent toutes les sciences. S'il les retrouve dans le travail manuel (lorsqu'il n'est pas le simple automatisme d'une routine), c'est dans toute espèce de travail que cette connaissance se révèle non seulement utile, mais source de joie. Qu'il s'agisse des plantes ou des animaux, du corps humain ou des phénomènes du monde physique, sa science satisfait sa curiosité en lui permettant de mieux comprendre et lui offre souvent le plaisir d'admirer.

Quant à la compréhension des rythmes et des nombres, que le laboureur retrouve dans le cycle des saisons ou dans l'observation d'un ciel nocturne, même s'il a dû renoncer à une carrière d'astronome, elle lui fera mieux sentir "le poids du ciel" et sa condition d'homme au sein de l'univers.

 

D. La joie de créer et le sens de la Beauté,

 

voilà aussi ce que l'homme cultivé est mieux à même de ressentir. Les joies que l'artisan découvre "dans le fer, dans le bois, dans le cuir", à construire des armoires et des crédences, c'est là sans doute le magnifique poème que l'agrégé des lettres découvre dans un atelier. Peut-être évoque-t-il les Travaux et les Jours et son travail donnera à l'œuvre d'Hésiode plus de prix, comme sa culture lui rendra plus sensible la beauté d'un geste ou d'une forme qui lui rappelleront l'œuvre d'un poète ou d'un peintre. Mais d'une manière plus générale, cette culture permet de mieux découvrir la poésie du monde, pas seulement de goûter celle qu'a exprimée l'artiste. Le monde où il vit ne sera plus jugé simplement en fonction de son utilité, mais des plaisirs esthétiques qu'il apporte par ses formes, ses parfums et ses sons. Si tous les métiers ne lui offrent pas les mêmes joies de créer, au moins sa culture lui permettra-t-elle de trouver dans ses loisirs l'occasion de goûter la lecture d'un poème ou d'un roman, d'apprécier la qualité d'une pièce de théâtre ou d'un film, d'entendre un concert ou de visiter une exposition de peinture.

 

E. Les joies de la sagesse.

 

Les joies les plus précieuses sont celles qu'il trouve "dans la possession de lui-même, dans l'obéissance à sa nature d'homme", convaincu que la réussite de la vie est moins dans la fortune que dans l'amour de son travail, le bonheur de son foyer et la paix des champs qui l'entourent. En quoi est-il mieux préparé qu'un autre à sentir le prix de ces joies intérieures ? Certes, la science n'est pas forcément la sagesse et les diplômés ne manquent pas qui leur préfèrent les plaisirs procurés par l'argent. Mais l'enseignement littéraire et philosophique, en enrichissant leur esprit par la fréquentation des grands écrivains et des penseurs, ne leur ont-ils pas révélé le prix des joies de la pensée et du cœur ? Mieux que d'autres, ils ont dû acquérir le besoin de se connaître, de connaître les autres. L'art de vivre de Montaigne, les morales du grand siècle : celles du héros, du chrétien, de l'honnête homme ; l'épicurisme de Voltaire ou le rêve de vie champêtre de Rousseau, les leçons diverses de Gide, de Malraux, de Sartre, de Camus, comme de Giono, n'ont-ils pas mûri son jugement, apporté, à défaut d'une réponse identique, le besoin d'un autre idéal que le gain ?

 

 

CONCLUSION

 

La jeunesse actuelle peut-elle accueillir le message de Giono ? Sans doute beaucoup de ceux qui condamnent la société peuvent trouver dans la civilisation naturelle ou panique exaltée par Giono la satisfaction d'un besoin qui les attire parfois vers les hippies. Mais le langage qu'il tient aux étudiants a-t-il des chances d'être entendu quand tant de voix s'élèvent pour que les études soient plus directement liées à la préparation à un métier ou que d'autres préconisent une société sans école ? À vrai dire Giono admettrait volontiers que le paysan n'a pas besoin d'études pour atteindre à une science ou une sagesse qui ne s'apprennent pas dans les livres. C'est à travers son expérience, plus qu'à travers celle du paysan, qu'il découvre les joies promises aux étudiants qui reviendraient aux métiers manuels. Il nous paraît légitime que l'étudiant souhaite faire le travail auquel ses études l'ont préparé. Mais ce qui est profondément vrai, c'est que sa culture ne doit pas être dominée par le souci étroit du métier et du gain, c'est qu'elle doit lui permettre de devenir "meilleur et plus sage" comme le disait Montaigne et de connaître les vraies richesses de l'esprit et du cœur, révélées par Giono.

 

© P. Cuénat Agrégé des Lettres, in Les Humanités, Éditions Hatier, n° 476, mai 1972

 

 


 

 

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