Eh bien, voici que le sulfureux Michel Houellebecq a été très indirectement victime des tragiques évènements parisiens de mi-janvier ; ces derniers se sont en effet déroulés alors qu'il entamait la promotion de son dernier opus, démarche qu'il a dû naturellement interrompre aussitôt. Alors même que les tueries de Charlie-Hebdo et de la supérette casher de Vincennes apportaient à sa fiction un relief extraordinaire. Mais qu'à cela ne tienne, nous pourrons tout de même savourer un court extrait de ce dernier ouvrage (page 152 de La Soumission), nous offrant un portrait plus vrai que nature du pontifiant et médiocre Bayrou :
"Ce qui est extraordinaire chez Bayrou, ce qui le rend irremplaçable [...], c'est qu'il est parfaitement stupide, son projet politique s'est toujours limité à son propre désir d'accéder par n'importe quel moyen à la 'magistrature suprême' comme on dit ; il n'a jamais eu, ni même feint d'avoir la moindre idée personnelle; à ce point, c'est tout de même assez rare. Ca en fait l'homme politique idéal pour incarner la notion d'humanisme, d'autant qu'il se prend pour Henri IV, et pour un grand pacificateur du dialogue interreligieux ; il jouit d'ailleurs d'une excellente cote auprès de l'électorat catholique, que sa bêtise rassure. C'est exactement ce dont a besoin Ben Abbes, qui souhaite avant tout incarner un nouvel humanisme, présenter l'Islam comme la forme achevée d'un humanisme nouveau, ré-unificateur, et qui est d'ailleurs parfaitement sincère lorsqu'il proclame son respect pour les trois religions du Livre". Notre candidat permanent à la Magistrature suprême est habillé pour un bon bout de temps !
Intéressons-nous à présent à un roman plus ancien de Michel Thomas dit Houellebecq. On prétend que Plateforme (puisqu'il s'agit de cette fiction sortie en 2001) est un ouvrage sulfureux, faisant d'une certaine manière l'apologie du tourisme sexuel (du côté de la Thaïlande) pour dépravés occidentaux. Mais pas seulement. Et puis, quel écrivain ! Le héros, Michel, considère que l'argent et le sexe sont les deux moteurs de l'humanité - ce en quoi il ne fait pas œuvre bien originale. Mais ayant hérité d'un père opportunément décédé, et désormais à l'abri du besoin, il va tenter de s'adonner au second volet de sa culture personnelle. Curieusement, c'est dans ce cadre-là qu'il trouvera un amour passionné et sincère, puis le perdra tragiquement, et se perdra dans cette perte.
Accessoirement, Houellebecq profita de cette fiction pour parler ouvertement de son aversion pour la religion musulmane et son livre sacré - ce qui lui valut de nombreuses citations en justice venues des tous les coins de l'ordre moral instauré en France, depuis 1981. Et le voilà qui récidive (Islam = soumission, en français) ! Sacré bonhomme !

 

 

Plus sa vie est infâme, plus l'homme y tient ;
elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants.(Honoré De Balzac, Splendeurs et Misères des courtisanes)

 

 

I. Virée intéressée à Cuba

 

Après l'embranchement de Cayo Saetia, la route devint de plus en plus mauvaise. Il y avait des nids-de-poule et des crevasses, parfois sur la moitié de la chaussée. Le chauffeur était obligé de slalomer sans arrêt, nous étions secoués sur nos sièges, ballottés de droite et de gauche. Les gens réagissaient par des exclamations et des rires. "Ça va, ils sont de bonne composition... me dit Valérie à voix basse. C'est ça qui est bien avec les circuits découverte, on peut leur imposer des conditions dégueulasses, pour eux ça fait partie de l'aventure. Là, en fait, on est en faute : pour un trajet pareil, normalement, il faudrait des 4 x 4".

Un peu avant Moa, le chauffeur bifurqua vers la droite pour éviter un trou énorme. Le véhicule dérapa lentement, puis s'immobilisa dans une fondrière. Le chauffeur relança le moteur à fond : les roues patinèrent dans une boue brunâtre, le minibus resta immobile. Il s'acharna encore plusieurs fois, sans résultat. "Bon... dit le négociant en vins en croisant les bras d'un air enjoué, il va falloir descendre pour pousser".

Nous sortîmes du véhicule. Devant nous s'étendait une plaine immense, recouverte d'une boue craquelée et brune, d'un aspect malsain. Des mares d'eau stagnantes, d'une couleur presque noire, étaient entourées de hautes herbes desséchées et blanchâtres. Dans le fond, une gigantesque usine de briques sombres dominait le paysage; ses deux cheminées vomissaient une fumée épaisse. De l'usine s'échappaient des tuyaux énormes, à demi rouillés, qui zigzaguaient sans direction apparente au milieu de la plaine. Sur le bas-côté, un panneau de métal où Che Guevara exhortait les travailleurs au développement révolutionnaire des forces productives commençait à rouiller, lui aussi. L'atmosphère était saturée d'une odeur infecte, qui semblait monter de la boue elle-même, plutôt que des mares.

L'ornière n'était pas très profonde, le minibus redémarra aisément grâce à nos efforts conjugués. Tout le monde remonta en se congratulant. Nous déjeunâmes un peu plus tard dans un restaurant de fruits de mer. Jean-Yves compulsait son carnet, l'air soucieux ; il n'avait pas touché à son plat.

"Pour les séjours découverte, conclut-il après une longue réflexion, ça me paraît bien parti ; mais pour la formule club, je ne vois vraiment pas ce qu'on peut faire".

Valérie le regardait tranquillement en sirotant son café glacé ; elle avait l'air de s'en foutre complètement. "Évidemment, reprit-il, on peut toujours virer l'équipe d'animation; ça réduira la masse salariale. - Ce serait déjà une bonne chose, oui. - Ce n'est pas un peu radical, comme mesure ? s'inquiéta-t-il.

- Ne t'en fais pas pour ça. De toute façon, animateur de village de vacances, ce n'est pas une formation pour des jeunes. Ça les rend cons et feignants, et en plus ça ne mène à rien. Tout ce qu'ils peuvent devenir ensuite, c'est chef de village - ou animateur télé. - Bon... Donc, je réduis la masse salariale; remarque, ils ne sont pas tellement payés. Ça m'étonnerait que ça suffise pour être concurrentiel avec les clubs allemands. Enfin je ferai ce soir une simulation sur tableur, mais je n'y crois pas trop".

Elle eut un petit acquiescement indifférent, du genre "Simule toujours, ça peut pas faire de mal". Elle m'étonnait un peu en ce moment, je la trouvais vraiment cool. Il est vrai qu'on baisait quand même beaucoup, et baiser, il n'y a pas de doute, ça calme : ça relativise les enjeux. Jean-Yves, de son côté, avait l'air tout prêt à se précipiter sur son tableur; je me suis même demandé s'il n'allait pas demander au chauffeur de sortir son portable du coffre. "T'en fais pas, on trouvera une solution... " lui dit Valérie en lui secouant amicalement l'épaule. Ça parut l'apaiser pour un temps, il se rassit gentiment à sa place dans le minibus.

Pendant la dernière partie du trajet, les passagers parlèrent surtout de Baracoa, notre destination finale ; ils semblaient déjà à peu près tout savoir sur cette ville. Le 28 octobre 1492, Christophe Colomb avait jeté l'ancre dans la baie, dont la forme parfaitement circulaire l'avait impressionné. "Un des plus beaux spectacles qu'on puisse voir", avait-il noté dans son journal de bord. La région n'était alors habitée que par des indiens Tainos. En 1511, Diego Velazquez avait fondé la ville de Baracoa; c'était la première ville espagnole en Amérique. Pendant plus de quatre siècles, n'étant accessible que par bateau, elle était restée isolée du reste de l'île. En 1963, la construction du viaduc de la Farola avait permis de la relier par la route à Guantanamo.

Nous arrivâmes un peu après trois heures ; la ville s'étendait le long d'une baie qui formait, effectivement, un cercle quasi parfait. La satisfaction fut générale, et s'exprima par des exclamations admiratives. Finalement, ce que cherchent avant tout les amateurs de voyages de découverte, c'est une confirmation de ce qu'ils ont pu lire dans leurs guides. En somme, c'était un public de rêve : Baracoa, avec sa modeste étoile dans le guide Michelin, ne risquait pas de les décevoir. L'hôtel El Castillo, situé dans une ancienne forteresse espagnole, dominait la ville. Vue de haut, elle paraissait splendide ; mais, en fait, pas plus que la plupart des villes. Au fond elle était même assez quelconque, avec ses HLM miteuses, d'un gris noirâtre, tellement sordides qu'elles en paraissaient inhabitées. Je décidai de rester au bord de la piscine, de même que Valérie. Il y avait une trentaine de chambres, toutes occupées par des touristes d'Europe du Nord, qui semblaient tous à peu près venus pour les mêmes raisons. Je remarquai d'abord deux Anglaises d'une quarantaine d'années, plutôt enveloppées ; l'une d'entre elles portait des lunettes. Elles étaient accompagnées de deux métis, l'air insouciant, vingt-cinq ans tout au plus. Ils avaient l'air à l'aise dans la situation, parlaient et plaisantaient avec les grosses, leur tenaient la main, les prenaient par la taille. J'aurais été bien incapable, pour ma part, de faire ce genre de travail ; je me demandais s'ils avaient des trucs, à quoi ou à qui ils pouvaient penser au moment de stimuler leur érection. À un moment donné, les deux Anglaises montèrent jusqu'à leurs chambres pendant que les types continuaient à discuter au bord de la piscine; si je m'étais vraiment intéressé à l'humanité j'aurais pu engager la conversation, essayer d'en savoir un peu plus. Après tout il suffisait peut-être de branler correctement, l'érection pouvait sans doute avoir un caractère purement mécanique ; des biographies de prostitués auraient pu me renseigner sur ce point, mais je ne disposais que du Discours sur l'esprit positif. Alors que je feuilletais le sous-chapitre intitulé : "La politique populaire, toujours sociale, doit devenir surtout morale", j'aperçus une jeune Allemande qui sortait de sa chambre, accompagnée par un grand Noir. Elle ressemblait vraiment à une Allemande telle qu'on se les imagine, avec de longs cheveux blonds, des yeux bleus, un corps plaisant et ferme, de gros seins. C'est très attirant comme type physique, le problème c'est que ça ne tient pas, dès l'âge de trente ans il y a des travaux à prévoir, des liposuccions, du silicone ; enfin pour l'instant tout allait bien, elle était même franchement excitante, son cavalier avait eu de la chance. Je me suis demandé si elle payait autant que les Anglaises, s'il y avait un tarif unique pour les hommes comme pour les femmes ; là encore il aurait fallu enquêter, interroger. C'était trop fatigant pour moi, je décidai de monter dans ma chambre. Je commandai un cocktail, que je sirotai lentement sur le balcon. Valérie se faisait bronzer, se trempait de temps en temps dans la piscine ; au moment où je rentrai pour m'allonger, je m'aperçus qu'elle avait engagé la conversation avec l'Allemande.

Elle monta me rendre visite vers six heures ; je m'étais endormi au milieu de mon livre. Elle ôta son maillot de bain, prit une douche et revint vers moi, la taille entourée d'une serviette ; ses cheveux étaient légèrement humides.

"Tu vas dire que c'est une obsession chez moi, mais j'ai demandé à l'Allemande ce que les Noirs avaient de plus que les Blancs. C'est vrai, c'est frappant, à force : les femmes blanches préfèrent coucher avec des Africains, les hommes blancs avec des Asiatiques. J'ai besoin de savoir pourquoi, c'est important pour mon travail.

- Il y aussi des Blancs qui apprécient les Noires... observai-je.

- C'est moins courant ; le tourisme sexuel est beaucoup moins répandu en Afrique qu'en Asie. Enfin, le tourisme en général, à vrai dire. - Qu'est-ce qu'elle t'a répondu ? - Les trucs classiques : les Noirs sont décontractés, virils, ils ont le sens de la fête ; ils savent s'amuser sans se prendre la tête, on n'a pas de problèmes avec eux".

Cette réponse de la jeune Allemande était certes banale, mais fournissait déjà les linéaments d'une théorie adéquate : en somme les Blancs étaient des Nègres inhibés, qui cherchaient à retrouver une innocence sexuelle perdue. Évidemment, cela n'expliquait rien à l'attraction mystérieuse que semblaient exercer les femmes asiatiques ; ni au prestige sexuel dont jouissaient, selon tous les témoignages, les Blancs en Afrique noire. Je jetai alors les bases d'une théorie plus compliquée et plus douteuse : en résumé, les Blancs voulaient être bronzés et apprendre des danses de nègres; les Noirs voulaient s'éclaircir la peau et se décrêper les cheveux. L'humanité entière tendait instinctivement vers le métissage, l'indifférenciation généralisée ; et elle le faisait en tout premier lieu à travers ce moyen élémentaire qu'était la sexualité. Le seul, cependant, à avoir poussé le processus jusqu'à son terme était Michael Jackson : il n'était plus ni noir ni blanc, ni jeune ni vieux ; il n'était même plus, dans un sens, ni homme ni femme. Personne ne pouvait véritablement imaginer sa vie intime ; ayant compris les catégories de l'humanité ordinaire, il s'était ingénié à les dépasser. Voici pourquoi il pouvait être tenu pour une star, et même pour la plus grande star - et, en réalité, la première - de l'histoire du monde. Tous les autres - Rudolf Valentino, Greta Garbo, Marlène Dietrich, Marilyn Monroe, James Dean, Humphrey Bogart - pouvaient tout au plus être considérés comme des artistes talentueux, ils n'avaient fait que mimer la condition humaine, qu'en donner une transposition esthétique; Michael Jackson, le premier, avait essayé d'aller un peu plus loin.

C'était une théorie séduisante, et Valérie m'écouta avec attention; moi-même, pourtant, je n'étais pas véritablement convaincu. Fallait-il en conclure que le premier cyborg, le premier individu qui accepterait, dans son cerveau, l'implantation d'éléments d'intelligence artificielle, d'origine extra-humaine, deviendrait du même coup une star? Probablement, oui; mais cela n'avait plus grand-chose à voir avec le sujet. Michael Jackson avait beau être une star, il n'était certainement pas un symbole sexuel; si l'on voulait provoquer des déplacements touristiques massifs, susceptibles de rentabiliser des investissements lourds, il fallait se tourner vers des forces d'attraction plus élémentaires.

Un peu plus tard, Jean-Yves et les autres rentrèrent de leur visite de la ville. Le musée d'histoire locale était surtout consacré aux mœurs des Tainos, les premiers habitants de la région. Ils semblaient avoir mené une existence paisible, faite d'agriculture et de pêche ; les conflits entre tribus voisines étaient presque inexistants; les Espagnols n'avaient éprouvé aucune difficulté à exterminer ces êtres peu préparés au combat. Aujourd'hui il n'en restait plus rien, hormis quelques traces génétiques minimes dans le physique de certains individus ; leur culture avait entièrement disparu, elle aurait aussi bien pu ne jamais avoir existé. Dans certains dessins effectués par les ecclésiastiques qui avaient tenté - le plus souvent en vain - de les sensibiliser au message de l'Évangile, on les voyait labourer, ou s'affairer à la cuisine autour d'un feu; des femmes aux seins nus allaitaient leurs enfants. Tout cela donnait sinon une impression d'Éden, du moins celle d'une histoire lente ; l'arrivée des Espagnols avait sensiblement accéléré les choses. Après les conflits classiques entre les puissances coloniales qui tenaient, à l'époque, le haut du pavé, Cuba était devenue indépendante en 1898, pour passer aussitôt sous domination américaine. Début 1959, après plusieurs années de guerre civile, les forces révolutionnaires conduites par Fidel Castro avaient pris le dessus sur l'armée régulière, obligeant Batista à s'enfuir. Compte tenu du partage en deux blocs qui s'imposait alors à l'ensemble du monde, Cuba avait rapidement dû se rapprocher du bloc soviétique, et instaurer un régime de type marxiste. Privé de soutien logistique après l'effondrement de l'Union soviétique, ce régime touchait aujourd'hui à sa fin. Valérie enfila une jupe courte, fendue sur le côté, et un petit haut de dentelle noire ; nous avions le temps de boire un cocktail avant le dîner.

Tout le monde était réuni au bord de la piscine, et contemplait le soleil qui se couchait sur la baie. À proximité du rivage, l'épave d'un cargo rouillait lentement. D'autres bateaux, plus petits, flottaient sur les eaux presque immobiles ; tout cela donnait une intense impression d'abandon. Des rues de la ville en contrebas, il ne s'échappait aucun bruit; quelques réverbères s'allumèrent avec hésitation. À la table de Jean-Yves il y avait un homme d'une soixantaine d'années, au visage maigre et usé, à l'allure misérable; et un autre, nettement plus jeune, trente ans tout au plus, que je reconnus comme étant le gérant de l'hôtel. Je l'avais observé plusieurs fois pendant l'après-midi, tournant nerveusement entre les tables, courant d'un endroit à l'autre pour vérifier que tout le monde était servi ; son visage paraissait miné par une anxiété permanente, sans objet. En nous voyant arriver il se leva avec vivacité, approcha deux chaises, héla un serveur, s'assura qu'il arrivait sans le moindre retard ; puis il se précipita vers les cuisines. Le vieil homme, de son côté, jetait un regard désabusé sur la piscine, sur les couples installés à leurs tables, et apparemment sur le monde en général. "Pauvre peuple cubain... prononça-t-il après un long silence. Ils n'ont plus rien à vendre, à l'exception de leurs corps". Jean-Yves nous expliqua qu'il habitait juste à côté, que c'était le père du gérant de l'hôtel. Il avait pris part à la révolution, plus de quarante ans auparavant, il avait fait partie d'un des premiers bataillons de soldats ralliés à l'insurrection castriste. Après la guerre il avait travaillé à l'usine de nickel de Moa, d'abord comme ouvrier, puis comme contremaître, enfin - après être retourné à l'université - comme ingénieur. Son statut de héros de la révolution avait permis à son fils d'obtenir un poste important dans l'industrie touristique.

"Nous avons échoué... dit-il d'une voix sourde ; et nous avons mérité notre échec. Nous avions des dirigeants de grande valeur, des hommes exceptionnels, idéalistes, qui faisaient passer le bien de la patrie avant leur intérêt propre. Je me souviens du commandante Che Guevara le jour où il est venu inaugurer l'usine de traitement de cacao dans notre ville ; je revois son visage courageux, honnête. Personne n'a jamais pu dire que le commandante s'était enrichi, qu'il avait cherché à obtenir des avantages pour lui ni pour sa famille. Ce ne fut pas davantage le cas de Camilo Cienfuegos, ni d'aucun de nos dirigeants révolutionnaires, ni même de Fidel - Fidel aime le pouvoir, c'est certain, il veut avoir l'œil sur tout; mais il est désintéressé, il n'a pas de propriétés magnifiques, ni de comptes en Suisse. Donc le Che était là, il a inauguré l'usine, il a prononcé un discours où il exhortait le peuple cubain à gagner la bataille pacifique de la production, après la lutte armée du combat pour l'indépendance; c'était peu avant qu'il parte au Congo. Nous pouvions parfaitement gagner cette bataille. C'est une région très fertile ici, la terre est riche et bien arrosée, tout pousse à volonté : café, cacao, canne à sucre, fruits exotiques de toutes espèces. Le sous-sol est saturé de minerai de nickel. Nous avions une usine ultramoderne, construite avec l'aide des Russes. Au bout de six mois, la production était tombée à la moitié de son chiffre normal : tous les ouvriers volaient du chocolat, brut ou en plaquettes, le distribuaient à leur famille, le revendaient à des étrangers. Et cela a été la même chose dans toutes les usines, à l'échelle du pays entier. Quand ils ne trouvaient rien à voler les ouvriers travaillaient mal, ils étaient paresseux, toujours malades, ils s'absentaient sans la moindre raison. J'ai passé des années à essayer de leur parler, de les convaincre de se donner un peu plus de mal dans l'intérêt de leur pays : je n'ai connu que la déception et l'échec".

Il se tut; un reste de jour flottait sur le Yunque, une montagne au sommet mystérieusement tronqué, en forme de table, qui dominait les collines, et qui avait déjà fortement impressionné Christophe Colomb. Des bruits de couverts entrechoqués provenaient de la salle à manger. Qu'est-ce qui pouvait inciter les êtres humains, exactement, à accomplir les travaux ennuyeux et pénibles ? Ça me paraissait la seule question politique qui vaille d'être posée. Le témoignage du vieil ouvrier était accablant, sans rémission : à son avis, uniquement le besoin d'argent ; de toute évidence en tout cas la révolution avait échoué à créer l'homme nouveau, accessible à des motivations plus altruistes. Ainsi, comme toutes les sociétés, la société cubaine n'était qu'un laborieux dispositif de truquage élaboré dans le but de permettre à certains d'échapper aux travaux ennuyeux et pénibles. À ceci près que le truquage avait échoué, plus personne n'était dupe, plus personne n'était soutenu par l'espoir de jouir un jour du travail commun. Le résultat en était que plus rien ne marchait, plus personne ne travaillait ni ne produisait quoi que ce soit, et que la société cubaine était devenue incapable d'assurer la survie de ses membres.

Les autres participants de l'excursion se levèrent, se dirigèrent vers les tables. Je cherchais désespérément quelque chose d'optimiste à dire au vieil homme, un message d'espoir indéterminé; mais non, il n'y avait rien. Comme il le pressentait amèrement, Cuba allait bientôt redevenir capitaliste, et des espoirs révolutionnaires qui avaient pu l'habiter il ne resterait rien - que le sentiment d'échec, l'inutilité et la honte. Son exemple ne serait ni respecté ni suivi, il serait même pour les générations futures un objet de dégoût. Il se serait battu, puis il aurait travaillé toute sa vie, rigoureusement en vain.

Pendant tout le repas je bus pas mal, et je me retrouvai à la fin complètement pété ; Valérie me regardait avec un peu d'inquiétude. Les danseuses de salsa se préparaient à leur spectacle ; elles portaient des jupes plissées, des fourreaux multicolores. Nous nous installâmes en terrasse. Je savais à peu près ce que je voulais dire à Jean-Yves ; le moment était-il bien choisi ? Je le sentais un peu désemparé, mais détendu. Je commandai un dernier cocktail, allumai un cigare avant de me tourner vers lui.

"Tu veux vraiment trouver une formule nouvelle qui te permette de sauver tes hôtels-club ?

-  Évidemment ; je suis là pour ça".

 

pp. 238-250

 

......................................................................................................................................................................................................

 

II. La fin proche

 

Six mois plus tard, je suis toujours installé dans ma chambre de Naklua Road ; et je crois que j'ai à peu près terminé ma tâche. Valérie me manque. Si par hasard j'avais eu l'intention, en entamant la rédaction de ces pages, d'atténuer la sensation de la perte, ou de la rendre plus supportable, je pourrais maintenant être convaincu de mon échec . l'absence de Valérie ne m'a jamais autant fait souffrir.

Au début de mon troisième mois de séjour, je finis par me décider à retourner dans les salons de massage et les bars à hôtesses. À priori l'idée ne m'enthousiasmait pas vraiment, j'avais peur de connaître un fiasco total. Pourtant je réussis à bander, et même à éjaculer ; mais je n'ai plus jamais connu le plaisir. Ce n'était pas de la faute des filles, elles étaient toujours aussi expertes, aussi douces; mais j'étais comme insensibilisé. Un peu pour le principe, je continuai à me rendre dans un salon de massage une fois par semaine; puis je décidai d'arrêter. C'était quand même un contact humain, voilà l'inconvénient. Même si je ne croyais pas du tout au retour du plaisir pour mon propre compte, il pouvait arriver que la fille jouisse, d'autant que l'insensibilité de mon propre sexe aurait pu me permettre de tenir des heures, si je n'avais pas fait un petit effort pour interrompre l'exercice. Je pouvais en venir à désirer cette jouissance, ça pouvait constituer un enjeu ; et je ne souhaitais plus connaître un enjeu quelconque. Ma vie était une forme vide, et il était préférable qu'elle le reste. Si je laissais la passion pénétrer dans mon corps, la douleur viendrait rapidement à sa suite.

Mon livre touche à sa fin. De plus en plus souvent, maintenant, je reste couché pendant la plus grande partie de la journée. Parfois j'allume la climatisation le matin, je l'éteins le soir, et entre les deux il ne se passe rigoureusement rien. Je me suis habitué au ronronnement de l'appareil, qui au début m'était pénible ; mais je me suis également habitué à la chaleur; je n'ai pas réellement de préférence.

Depuis longtemps, j'ai cessé d'acheter les journaux français ; je suppose qu'à l'heure actuelle l'élection présidentielle a eu lieu. Le ministère de la Culture, vaille que vaille, doit poursuivre sa tâche. Peut-être est-ce que Marie-Jeanne pense encore à moi, de temps en temps, à l'occasion d'un budget d'exposition; je n'ai pas cherché à reprendre contact. Je ne sais pas non plus ce qu'est devenu Jean-Yves ; après son renvoi d'Aurore je suppose qu'il a dû reprendre sa carrière de beaucoup plus bas, et probablement dans un autre secteur que le tourisme.

Lorsque la vie amoureuse est terminée, c'est la vie dans son ensemble qui acquiert quelque chose d'un peu conventionnel et forcé. On maintient une forme humaine, des comportements habituels, une espèce de structure; mais le cœur, comme on dit, n'y est plus.

Des scooters descendent Naklua Road, soulevant un nuage de poussière. Il est déjà midi. Venant des quartiers périphériques, les prostituées se rendent à leur travail dans les bars du centre-ville. Je ne crois pas que je sortirai aujourd'hui. Ou peut-être en fin d'après-midi, pour avaler une soupe dans l'une des échoppes installées au carrefour.

Lorsqu'on a renoncé à la vie, les derniers contacts humains qui subsistent sont ceux que l'on a avec les commerçants. En ce qui me concerne, ils se limitent à quelques mots prononcés en anglais. Je ne parle pas thaï, ce qui crée autour de moi une barrière étouffante et triste. Il est vraisemblable que je ne comprendrai jamais réellement l'Asie, et ça n'a d'ailleurs pas beaucoup d'importance. On peut habiter le monde sans le comprendre, il suffit de pouvoir en obtenir de la nourriture, des caresses et de l'amour. À Pattaya, la nourriture et les caresses sont bon marché, selon les critères occidentaux et même asiatiques. Quant à l'amour, il m'est difficile d'en parler. J'en suis maintenant convaincu : pour moi, Valérie n'aura été qu'une exception radieuse. Elle faisait partie de ces êtres qui sont capables de dédier leur vie au bonheur de quelqu'un, d'en faire très directement leur but. Ce phénomène est un mystère. En lui résident le bonheur, la simplicité et la joie ; mais je ne sais toujours pas comment, ni pourquoi, il peut se produire. Et si je n'ai pas compris l'amour, à quoi me sert d'avoir compris le reste ?

Jusqu'au bout je resterai un enfant de l'Europe, du souci et de la honte ; je n'ai aucun message d'espérance à délivrer. Pour l'Occident je n'éprouve pas de haine, tout au plus un immense mépris. Je sais seulement que, tous autant que nous sommes, nous puons l'égoïsme, le masochisme et la mort. Nous avons créé un système dans lequel il est devenu simplement impossible de vivre; et, de plus, nous continuons à l'exporter.

Le soir tombe, les guirlandes multicolores s'allument aux devantures des beer bars. Les seniors allemands s'installent, posent une main épaisse sur la cuisse de leur jeune compagne. Plus que tout autre peuple ils connaissent le souci et la honte, ils éprouvent le besoin de chairs tendres, d'une peau douce et indéfiniment rafraîchissante. Plus que tout autre peuple, ils connaissent le désir de leur propre anéantissement. Il est rare qu'on rencontre chez eux cette vulgarité pragmatique et satisfaite des touristes sexuels anglo-saxons, cette manière de comparer sans cesse les prestations et les prix. Il est rare également qu'ils fassent de la gymnastique, qu'ils entretiennent leur propre corps. En général ils mangent trop, boivent trop de bière, font de la mauvaise graisse ; la plupart mourront sous peu. Ils sont souvent amicaux, aiment à plaisanter, à offrir des tournées, à raconter des histoires ; leur compagnie pourtant est apaisante et triste.

La mort, maintenant, je l'ai comprise; je ne crois pas qu'elle me fera beaucoup de mal. J'ai connu la haine, le mépris, la décrépitude et différentes choses; j'ai même connu de brefs moments d'amour. Rien ne survivra de moi, et je ne mérite pas que rien me survive; j'aurai été un individu médiocre, sous tous ses aspects.

Je m'imagine je ne sais pourquoi que je mourrai au milieu de la nuit, et j'éprouve encore une légère inquiétude à la pensée de la souffrance qui accompagnera le détachement des liens du corps. J'ai du mal à me représenter la cessation de la vie comme parfaitement indolore et inconsciente; je sais naturellement que j'ai tort, il n'empêche que j'ai du mal à m'en persuader.

Des autochtones me découvriront quelques jours plus tard, en fait assez vite ; sous ces climats, les cadavres se mettent rapidement à puer. Ils ne sauront pas quoi faire de moi, et s'adresseront probablement à l'ambassade de France. Je suis loin d'être un indigent, le dossier sera facile à traiter. Il restera certainement même pas mal d'argent sur mon compte; je ne sais pas qui en héritera, sans doute l'État, ou des parents très éloignés.

Contrairement à d'autres peuples asiatiques, les Thaïs ne croient pas aux fantômes, et éprouvent peu d'intérêt pour le destin des cadavres, la plupart sont enterrés directement à la fosse commune. Comme je n'aurai pas laissé d'instructions précises, il en sera de même pour moi. Un acte de décès sera établi, une case cochée dans un fichier d'état civil, très loin de là, en France. Quelques vendeurs ambulants, habitués à me voir dans le quartier, hocheront la tête. Mon appartement sera loué à un nouveau résident. On m'oubliera. On m'oubliera vite.

 

pp. 366-369

 

© Michel Houellebecq, in Plateforme, Éditions Flammarion, 2001

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.