On ne sort pas indemne de La mauvaise vie. Surtout, peut-être, après les diatribes qu'a suscitées la parution de cet ouvrage, initiées par les imprécations de Marine Le Pen - qui avait fort bien choisi le passage grâce auquel elle voulut stigmatiser l'auteur. Mme Le Pen ayant ouvert la voie, de la gauche (Vals) à la Droite (Boutin), la classe politique unanime cria haro sur le neveu. Qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas, ici, de défendre l'indéfendable et le dégoûtant. Mais de reconnaître le courage qu'il a fallu, à l'auteur, pour décrire une descente aux enfers qui le rendit honteux lui-même. Et pour affirmer que ce texte, qui veut cerner la personnalité de son auteur par petites touches, est d'abord un vibrant hommage au cinéma (la vie rêvée étant beaucoup plus vaste, comme l'on sait, que la vie vécue) rédigé dans un style fluide et pourtant ciselé : la patte d'un véritable écrivain.
Loin des divagations thaïlandaises (qui profitent d'abord, pour l'immense majorité des cas, à la population locale, rappelle Mitterrand, le "tourisme sexuel" n'étant qu'un épiphénomène particulièrement marginal), on a choisi de donner ici un extrait "parisien", dans lequel la forte dose d'humour vient tempérer le sordide. Donc, pas de leçon de morale, ici. En tout état de cause, si l'on excepte Les Phares, l'espèce humaine, en général, n'est pas très reluisante.

 

"Il y a quelque chose de profondément malade dans le désir de payer" (La mauvaise vie, p. 152)

 

La meilleure période pour moi fut celle de Mme Madeleine, qui tenait un petit hôtel spécialisé à deux pas de la Place Pigalle. Tout s'y déroulait dans une atmosphère bon enfant qui fleurait bon les habitudes et la discrétion des clandés d'avant-guerre. J'ai d'ailleurs retrouvé çà et là chez Jouhandeau, Cocteau et quelques autres, des descriptions qui ne trompent pas sur la qualité et la fidélité de la clientèle de cet honorable établissement, à ma connaissance le dernier du genre à Paris quand je commençais à le fréquenter. Mme Madeleine, déjà âgée et presque impotente, avec l'air d'une Mistinguett qui se serait laissée aller, trônait dans sa loge du rez-de-chaussée au milieu d'une petite cour de vieilles folles populaires aussi pincées que des chaisières. Il y flottait en permanence un fumet de bon fricot de cuisine bourgeoise parmi les saintes vierges en plastique, les bocaux de poissons rouges, les napperons en dentelle et les cartes postales à petits chats envoyées par des usagers reconnaissants. C'était charmant, très Prévert et Doisneau et Mme Madeleine aurait pu gagner tous les concours de la concierge exemplaire, celle qui cache les enfants juifs et envoie en même temps des lettres anonymes à la Kommandantur. Ses pauvres jambes ne pouvant plus la porter dans les étages, elle déléguait la distribution des clefs et des serviettes à un petit ménage de majordomes déplumés qui soupiraient de nostalgie au souvenir des visites de Jean Sablon et d'André Claveau et ne passaient plus l'aspirateur dans les chambres que de loin en loin. Linos élimés, lits défoncés, plomberie crachotante mais les tarifs étaient modiques et la maison tournait en permanence. Animée du féroce attachement que le peuple voue au respect des hiérarchies sociales et d'une méfiance atavique pour les femmes légères qui manquent d'y introduire le désordre, Mme Madeleine traitait sa clientèle exclusivement masculine avec la considération qu'elle réservait aux seuls messieurs et graduait les salutations en fonction de ce que son coup d'œil averti lui révélait de leur milieu et de leurs manières, comme si l'on se présentait devant elle à la réception d'un palace suisse. Ma bonne mine enchantait son snobisme, ma jeunesse la rassurait sur les excellentes perspectives de renouvellement du marché et elle me traitait en chouchou de la famille. Le service était également d'ancien style : les personnalités, les pères de famille et les timides gagnaient directement leur chambre après les courtoisies d'usage et Mme Madeleine faisait appeler par un de ses affidés, M. Jackie, un costaud bien de sa personne qui arpentait le boulevard tout proche. M. Jackie était le poisson pilote sur qui on peut compter ; elle lui chuchotait l'identité du visiteur dont les préférences étaient aussi soigneusement répertoriées que dans un fichier de la PJ, et M. Jackie se mettait en quête de l'oiseau rare ou de ce qui en approchait le plus. Entre les bars et les salles de jeux avoisinantes le circuit était bien organisé ; le client dans sa chambre n'attendait guère plus d'un quart d'heure entre le moment où il avait passé commande et la livraison par le diligent imprésario du trottoir. Aux heures de pointe, ça faisait quand même du monde et M. Jackie avait alors tendance à courir au plus pressé et à trafiquer sur la qualité pour ne pas risquer de rater un pourboire. Je voyais des monstres passer devant la loge, chevaux de retour de la gigolaille à brioche, dents en or et brushing teint sur racines grises et clairsemées. On s'en plaignait parfois aigrement à Mme Madeleine et elle prenait un air désolé en promettant que M. Jackie retrouverait sûrement le petit Rachid ou le beau Marcel pour la prochaine fois ; elle jouait sur du velours ; le teint plombé et le regard fuyant, les plaideurs avaient déjà leur air du retour à la vie civile et ils ne possédaient que son adresse pour y ancrer un peu de rêve et d'évasion ; ils revenaient toujours. Il est vrai que j'ai aussi vu passer de ces plantes carnivores qui me faisaient frissonner et attestaient du métier de M. Jackie quand il voulait bien se donner la peine. Je m'en tenais pour ma part à une méthode plus moderne en faisant directement affaire avec l'entremetteur sur le boulevard pour garder la liberté de choisir. J'amenais ainsi de nouvelles recrues chez Mme Madeleine, qui les jaugeait d'un œil sévère pour bien leur faire comprendre qu'il ne saurait y avoir d'embrouille et qu'elle était patronne chez elle, mais qui prenait aussi leur genre en bonne note pour d'autres fois et d'autres habitués. Ce choix dans le tas, en pleine populace, avait aussi des inconvénients : si pratiquement personne ne résistait au baratin de M. Jackie, certains antécédents demeuraient mystérieux. J'ai retrouvé quelquefois la photo de mes éphémères fiancés à la page faits divers des journaux, ce qui démontrait d'ailleurs que le sas de sécurité de Mme Madeleine était à toute épreuve.

L'arrivée des socialistes lui porta un coup fatal : le nouveau mélange de liberté des mœurs et de pruderie policière rendit tout ce trafic souterrain obsolète ; on pouvait draguer partout, elle ne connaissait plus les commissaires, ses affaires périclitèrent, elle fut tracassée par le fisc, on lui ferma finalement son hôtel. Elle mourut de chagrin quelques mois plus tard, enterrée religieusement selon ses volontés, pleurée de la petite cour et de quelques nostalgiques qui se cachaient derrière les piliers de l'église. Je croise parfois M. Jackie sur le boulevard ; il travaille désormais en free lance et sans port d'attache, le métier a changé, il se plaint de ne plus trouver que des jeunes Arabes et vitupère ces garçons qui plaisent mais ne sont pas très sûrs, les commissions rentrent mal, il a beaucoup grossi et sent l'alcool, on l'a coffré à deux ou trois reprises pour de sombres histoires de partouzes qui ont mal tourné ; il déteste la gay pride, les pédés de la gauche caviar et gronde contre le PACS qu'il juge profondément immoral. Pour lui aussi, ça ne va pas très fort.

Je regrette Mme Madeleine, son gentil petit commerce me manque. J'en aimais l'atmosphère de société secrète trempée dans le pot-au-feu, les rituels de race maudite pour roman de gare et chanson réaliste ; ça sentait encore la fiche de police, le légionnaire tatoué, la poisse universelle. Aujourd'hui, le marketing gay, les boîtes à moustachus, la dramatisation hystérique qui passionne les hétéros et le politiquement correct du modèle des petits couples, tout le sermon bien pensant sur la sacro-sainte différence ne me concernent pas vraiment. Hormis l'abominable maladie et ses victimes, je ne suis que très vaguement solidaire. J'ai donc pas mal divagué sans jamais trouver celui qui me ferait m'arrêter. Les Portugais de l'avenue de Wagram, les Yougos de la galerie des Champs, les rebeus du square d'Anvers, d'autres mecs et d'autres lieux, les petits hôtels et les combines foireuses, les regards désagréables et les mauvaises rencontres, la drogue, les harcèlements et les vols, toujours aux aguets, et une fleur parfois de temps à autre qui se fane malheureusement très vite ou disparaît, le marché est actif et on n'a pas forcément le temps et les moyens d'assurer en permanence ; tout le monde connaît désormais ce genre d'histoire, le cinéma et les livres, la presse et la télé en sont remplis. À la longue, ça m'a tapé sur la tête et j'ai fini par m'essouffler.

Je ne suis pas le premier à être allé voir ailleurs, on raconte tellement de blagues sur ce qui se passe chez les autres. La solution Maghreb n'existe pas; l'échange paraît facile, plutôt frustre, ce qui n'est pas forcément déplaisant, mais la transgression est absente, on sert de femme de remplacement et de livret de Caisse d'épargne ; les beaux gosses arrivent comme au sport et pour financer l'électroménager de leur futur mariage avec la cousine choisie par leur mère. De vieilles folles compulsives y trouvent leur avantage, il peut y avoir de l'amusement, et même des sentiments mais on ne tarde pas à comprendre que ce sont les familles qui mènent le jeu et gagnent à tous les coups. Quand on s'attache, il n'y a pas d'autre solution que de changer de camp ; on devient grand frère, protecteur, ami fidèle, arbitre des conflits, parrain des études et concessionnaire en mobylettes et réfrigérateurs. On s'y résigne sans trop de mal en se disant que c'est une autre sorte d'amour qui circule entre les êtres, malgré tout. Et puis les garçons disparaissent d'un seul coup, happés par leur nouvelle parentèle, désormais bien dans ses meubles et qui se méfie d'une récidive. On les croisera de loin en loin, des petits à leurs basques, empâtés, l'œil vague, ayant tout oublié. D'autres les remplaceraient bien, mais il faut compter avec la fatigue qui ne donne plus très envie de continuer. Ceux de Moscou, joyeux et vermillons dans le grand froid de l'hiver mais l'alcool, les amphés et la violence ; ceux de New York, mais le côté catalogue sur Internet et carte bleue qui décourage un peu, au cours du dollar il ne faut pas lésiner pour attraper du Bruce Weber ; ceux de Cuba, muy calientes sans doute mais flics partout, misère angoissante, l'horrible Fidel. Ailleurs encore, toujours plus loin, mais le complexe de l'homme blanc prospère sur tout ce malheur et ne lâche plus d'une semelle. On arrête les faux numéros, il n'y aura plus d'abonnés à cet amour-là, enfin c'est la décision qu'on voudrait prendre et qu'on ne prend pas. De toute façon, on ne peut jamais ramener personne, les compagnies aériennes ne délivrent pas de visas, essayez de convaincre un agent consulaire, même si vous faites bonne impression, le minet n'immigre pas. Et s'il y avait tout de même une autre Mme Madeleine planquée quelque part ? , ,

 

 

[© Frédéric Mitterrand, in La mauvaise vie, R. Laffont, 2005, 353 p. Passage emprunté au chapitre "Carmen", pp. 155-160]

 


 

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