Eh bien, Patrick Modiano vient d'être nobélisé. Comme J.M.G. Le Clézio, avant lui. Deux taiseux. Deux grands écrivains fuyant comme la peste le superflu médiatique.
Et voilà que la ministre de la Culture (?), qui se mêle de tout et surtout de rien, avoue ne pas connaître cet auteur (pour Le Clézio, je suppose que c'est itou). Au moins, sa prédécesseur, elle, avait quelques lettres, classiques et modernes : une fois encore, nous sommes tombés de Charybde en Scylla.
Et comme cette Fleur est, fort justement, brocardée, elle se met à pleurnicher : "la polémique sur Modiano est lamentable". Non, Madame, c'est vous qui êtes lamentable. Notre ministre est une analphabète... comme ses pieds.
Elle ne lit jamais de livres, s'il était possible qu'elle n'en fasse jamais... En tout cas, à défaut de lire, on apprend qu'elle souhaite faire du cinéma (dans le troisième volet d'OSS 117 !) ; gageons qu'elle nous donnera à cette occasion sa mesure, et saura minauder tout son soûl.
Plaise au Ciel qu'elle puisse, au moins, trouver le temps de lire le début (mais est-ce bien le début ? Modiano approfondit sans cesse et revient sur ses pas) du Voyage de noces. La quête de Dora n'avait-elle pas commencé en ces termes ?

Je suis tombé sur la vieille coupure de journal qui datait de l'hiver où Ingrid avait rencontré Rigaud. C'était Ingrid qui me l'avait donnée la dernière fois que je l'avais vue. Pendant le dîner, elle avait commencé à me parler de toute cette époque, et elle avait sorti de son sac un portefeuille en crocodile, et de ce portefeuille la coupure de journal soigneusement pliée, qu'elle avait gardée sur elle pendant toutes ces années. Je me souviens qu'elle s'était tue à ce moment-là et que son regard prenait une drôle d'expression, comme si elle voulait me transmettre un fardeau qui lui avait pesé depuis longtemps ou qu'elle devinait que moi aussi, plus tard, je partirais à sa recherche.
C'était un tout petit entrefilet parmi les autres annonces, les demandes et les offres d'emploi, la rubrique des transactions immobilières et commerciales : "On recherche une jeune fille, Ingrid Teyrsen, seize ans, 1,60 m, visage ovale, yeux gris, manteau sport brun, pullover bleu clair, jupe et chapeau beiges, chaussures sport noires. Adresser toutes indications à M. Teyrsen, 39 bis, boulevard Ornano. Paris".[Voyage, p.153]

Les jours d'été reviendront encore mais la chaleur ne sera plus jamais aussi lourde ni les rues aussi vides qu'à Milan, ce mardi-là. C'était le lendemain du 15 août. J'avais déposé ma valise à la consigne et quand j'étais sorti de la gare j'avais hésité un instant : on ne pouvait pas marcher dans la ville sous ce soleil de plomb. Cinq heures du soir. Quatre heures à attendre le train pour Paris. Il fallait trouver un refuge et mes pas m'ont entraîné à quelques centaines de mètres au-delà d'une avenue qui longeait la gare jusqu'à un hôtel dont j'avais repéré la façade imposante.

Les couloirs de marbre blond vous protégeaient du soleil et dans la fraîcheur et la demi-pénombre du bar, vous étiez au fond d'un puits. Aujourd'hui, ce bar m'évoque un puits et cet hôtel un gigantesque blockhaus, mais, sur le moment, je me contentais de boire, à l'aide d'une paille, un mélange de grenadine et de jus d'orange. J'écoutais le barman dont le visage s'est effacé de ma mémoire. Il parlait à un autre client, et je serais bien incapable de décrire l'aspect et le vêtement de cet homme. Une seule chose subsiste de lui, dans mon souvenir : sa manière de ponctuer la conversation par un "Mah" qui résonnait comme un aboiement funèbre.

Une femme s'était suicidée dans une chambre de l'hôtel, deux jours auparavant, la veille du 15 août. Le barman expliquait qu'on avait appelé une ambulance mais que cela n'avait servi à rien. Dans l'après-midi, il avait vu cette femme. Elle était venue au bar. Elle était seule. Après ce suicide, la police l'avait interrogé, lui, le barman. Il n'avait pas pu leur fournir beaucoup de détails. Une brune. Le directeur de l'hôtel avait éprouvé un certain soulagement car la chose était passée inaperçue grâce à la clientèle peu nombreuse en cette période de l'année. Il y avait eu un entrefilet, ce matin, dans le Corrière. Une Française. Que venait-elle faire à Milan au mois d'août ? Ils s'étaient retournés vers moi, comme s'ils attendaient que je leur donne la réponse. Puis le barman m'avait dit en français :

"II ne faut pas venir ici au mois d'août. À Milan tout est fermé au mois d'août".

L'autre avait approuvé de son "Mah !" funèbre. Et chacun d'eux m'avait considéré d'un œil réprobateur, pour me faire bien sentir que j'avais commis une maladresse et même plus qu'une maladresse, une faute assez grave, en échouant à Milan au mois d'août.

"Vous pouvez vérifier, m'avait dit le barman. Pas un seul magasin ouvert à Milan aujourd'hui". Je me suis retrouvé dans l'un des taxis jaunes qui stationnaient devant l'hôtel. Le chauffeur, remarquant mon hésitation de touriste, m'a proposé de me conduire place du Dôme.

Les avenues étaient vides et tous les magasins fermés. Je me suis demandé si la femme dont ils parlaient tout à l'heure avait elle aussi traversé Milan dans un taxi jaune avant de rentrer à l'hôtel et de se tuer. Je ne crois pas avoir pensé, sur le moment, que le spectacle de cette ville déserte ait pu l'amener à prendre sa décision. Au contraire, si je cherche un terme qui traduise l'impression que me faisait Milan ce 16 août, il me vient aussitôt à l'esprit celui de : Ville ouverte. La ville, me semblait-il, 's'accordait une pause et le mouvement et le bruit reprendraient, j'en étais sûr.

Place du Dôme, des touristes en casquettes erraient au pied de la cathédrale, et une grande librairie était éclairée, à l'entrée de la galerie Victor-Emmanuel. J'étais le seul client et je feuilletais les livres sous la lumière électrique. Était-elle venue dans cette librairie, la veille du 15 août ? J'avais envie de le demander à l'homme qui se tenait derrière un bureau au fond de la librairie, au rayon des ouvrages d'art. Mais je ne savais presque rien d'elle sinon qu'elle était brune et française.

J'ai marché le long de la galerie Victor-Emmanuel. Tout ce qu'il y avait de vie, à Milan, s'était réfugié là pour échapper aux rayons meurtriers du soleil : des enfants autour d'un marchand de glaces, des Japonais et des Allemands, des Italiens du Sud qui visitaient la ville pour la première fois. À trois jours d'intervalle, nous nous serions peut-être rencontrés cette femme et moi, dans la galerie, et comme nous étions français l'un et l'autre, nous aurions engagé la conversation.

Encore deux heures à passer, avant de prendre le train pour Paris. De nouveau je suis monté dans l'un des taxis jaunes qui attendaient, en file, sur la place du Dôme, et j'ai indiqué au chauffeur le nom de l'hôtel. Le soir tombait. Aujourd'hui, les avenues, les jardins, les tramways de cette ville étrangère et la chaleur qui vous isole encore plus, tout cela, pour moi, s'accorde avec le suicide de cette femme. Mais à ce moment-là, dans le taxi, je me disais que c'était le fait d'un mauvais hasard.

Le barman était seul. Il m'a servi de nouveau un mélange de grenadine et de jus d'orange. "Alors, vous avez vu... Les magasins sont fermés à Milan...".

Je lui ai demandé si la femme dont il pariait tout à l'heure, et dont il disait avec respect et grandiloquence qu'"elle avait mis fin à ses jours", était arrivée depuis longtemps à l'hôtel. "Non, non... Trois jours avant de mettre fin à ses jours...

- Elle venait d'où ?

- De Paris. Elle allait rejoindre des amis en vacances dans le Sud. À Capri... C'est la police qui l'a dit... Quelqu'un doit venir demain de Capri pour régler tous les problèmes". Régler tous les problèmes. Quoi de commun entre ces mots lugubres et l'azur, les grottes marines, la légèreté estivale qu'évoquait Capri ?

"Une très jolie femme... Elle était assise ici...".

II me désignait une table, tout au fond.

"Je lui ai servi la même chose qu'à vous".

L'heure de mon train pour Paris. Dehors il faisait nuit mais la chaleur était aussi étouffante qu'en plein après-midi. Je traversais l'avenue, le regard fixé sur la façade monumentale de la gare. Dans l'immense salle de la consigne, j'ai fouillé toutes mes poches à la recherche du ticket qui me permettrait de rentrer en possession de ma valise.

J'avais acheté le Corriere della Sera. Je voulais lire "l'entrefilet" consacré à cette femme. Elle était sans doute arrivée de Paris sur le quai où je me trouvais maintenant, et moi j'allais faire le chemin inverse, à cinq jours d'intervalle... Quelle drôle d'idée de venir se suicider ici, quand des amis vous attendaient à Capri... Il y avait peut-être à ce geste un motif que j'ignorerais toujours.

Milan, j'y suis revenu la semaine dernière mais je n'ai pas quitté l'aéroport. Ce n'était plus comme il y a dix-huit ans. Oui : dix-huit ans, j'ai compté les années sur les doigts de ma main. Cette fois-ci, je n'ai pas pris de taxi jaune pour me conduire place du Dôme et sous la galerie Victor-Emmanuel. Il pleuvait, une pluie lourde de juin. À peine une heure d'attente et je monterais dans un avion qui me ramènerait à Paris.

J'étais en transit, assis dans une grande salle vitrée de l'aéroport de Milan. J'ai pensé à cette journée d'il y a dix-huit ans, et pour la première fois depuis tout ce temps-là, cette femme qui "avait mis fin à ses jours" - comme disait le barman - a commencé vraiment à m'occuper l'esprit.

Le billet d'avion pour Milan aller-retour, je l'avais acheté au hasard, la veille, dans une agence de voyages de la rue Jouffroy. Chez moi, je l'avais dissimulé au fond de l'une de mes valises, à cause d'Annette, ma femme. Milan. J'avais choisi cette ville au hasard parmi trois autres : Vienne, Athènes et Lisbonne. Peu importait la destination. Le seul problème, c'était que l'avion parte à la même heure que celui que je devais prendre pour Rio de Janeiro.

Ils m'avaient accompagné à l'aéroport : Annette, Wetzel et Cavanaugh. Ils manifestaient cette fausse gaieté que j'avais souvent remarquée, au départ de nos expéditions. Moi, je n'ai jamais aimé partir, et ce jour-là encore moins que d'habitude. J'avais envie de leur dire que nous avions passé l'âge d'exercer ce métier qu'il faut bien appeler du nom désuet d' "explorateur". Allions-nous encore longtemps projeter nos films documentaires à Pleyel ou dans des salles de cinémas de province de plus en plus rares ? Nous avions voulu très jeunes suivre l'exemple de nos aînés, mais il était déjà trop tard pour nous. Il n'y avait plus de terre vierge à explorer. "Tu nous téléphones dès que tu seras à Rio..." a dit Wetzel.

Il s'agissait d'une expédition de routine : un nouveau documentaire que je devais tourner et qui s'intitulerait après tant d'autres : Sur les traces du colonel Fawcett, prétexte à filmer quelques villages à la lisière du Mato Grosso. Cette fois-ci, j'avais décidé qu'on ne me verrait pas au Brésil, mais je n'osais l'avouer à Annette et aux autres. Ils n'auraient rien compris. Et puis Annette attendait mon départ pour se retrouver seule avec Cavanaugh. "Tu embrasses les amis du Brésil", a dit Cavanaugh.

Il faisait allusion à l'équipe technique qui était déjà partie et m'attendait de l'autre côté de l'Océan à l'hôtel Souza de Rio de Janeiro. Eh bien, ils pourraient m'attendre longtemps... Au bout de quarante-huit heures, une vague inquiétude commencerait à les étreindre. Ils téléphoneraient à Paris. Annette décrocherait le combiné, Cavanaugh prendrait l'écouteur. Disparu, oui, j'avais disparu. Comme le colonel Fawcett. Mais à cette différence près : je m'étais volatilisé dès le départ de l'expédition, ce qui les inquiéterait encore plus, car ils s'apercevraient que ma place, dans l'avion de Rio, était demeurée vide.

Je leur avais dit que je préférais qu'ils ne m'accompagnent pas jusqu'à l'embarquement et je m'étais retourné vers leur petit groupe avec la pensée que je ne les reverrais plus de ma vie. Wetzel et Cavanaugh gardaient une allure fringante, à cause de notre métier qui n'en était pas vraiment un, mais une manière de poursuivre les rêves de l'enfance. Resterions-nous encore longtemps de vieux jeunes gens ? Ils agitaient les bras, en signe d'adieu. Annette m'avait ému. Elle et moi, nous avions exactement le même âge, et elle était devenue l'une de ces Danoises un peu fanées qui m'attiraient quand j'avais vingt ans. Elles étaient plus vieilles que moi à l'époque et j'aimais leur douceur protectrice.

J'attendais qu'ils aient quitté le hall pour me diriger vers l'embarquement de l'avion pour Milan. J'aurais pu aussitôt revenir à Paris en cachette. Mais j'éprouvais le besoin de mettre d'abord une distance entre eux et moi.

*

Un moment, dans cette salle de transit, j'ai eu la tentation de sortir de l'aéroport et de suivre, à travers les rues de Milan, le même itinéraire qu'autrefois. Mais cela était inutile. Elle était venue mourir ici par hasard. C'était à Paris qu'il fallait retrouver ses traces. Pendant le trajet de retour, je me laissais gagner par un sentiment d'euphorie que je n'avais pas connu depuis mon premier voyage à vingt-cinq ans vers les îles du Pacifique. Après celui-là, il y avait eu bien d'autres voyages. L'exemple de Stanley, de Savorgnan de Brazza et d'Alain Gerbault dont j'avais lu les exploits dans mon enfance? Surtout, le besoin de fuir. Je le sentais en moi, plus violent que jamais. Là, dans cet avion qui me ramenait à Paris, j'avais l'impression de fuir encore plus loin que si je m'étais embarqué, comme je l'aurais dû, pour Rio.

*

Je connais de nombreux hôtels dans les quartiers périphériques de Paris, et j'avais décidé d'en changer régulièrement. Le premier où j'ai loué une chambre a été l'hôtel Dodds, porte Dorée. Là, je ne risquais pas de rencontrer Annette. Après mon départ, Cavanaugh l'avait sans doute entraînée dans son appartement de l'avenue Duquesne. Peut-être n'avait-elle pas appris tout de suite ma disparition, car personne - même Wetzel - ne savait qu'elle était la maîtresse de Cavanaugh, et le téléphone avait dû sonner, en vain, chez nous, cité Véron. Et puis, au bout de quelques jours de leur lune de miel, elle avait bien fini par faire un saut cité Véron, ou un télégramme - je suppose -l'attendait : "Équipe Rio très inquiète. Absence Jean à l'avion du 18. Téléphonez d'urgence hôtel Souza". Et Cavanaugh était venu la rejoindre, cité Véron, pour partager son angoisse.

Moi, je ne me sens pas le moins du monde angoissé. Mais léger, très léger. Et je refuse que tout cela prenne une tonalité dramatique : je suis trop vieux maintenant. Dès que je n'aurai plus d'argent liquide, je tâcherai de m'entendre avec Annette. Un coup de téléphone cité Véron ne serait pas prudent, à cause de la présence de Cavanaugh. Mais je trouverai bien un moyen de fixer rendez-vous à Annette en secret. Et je m'assurerai de son silence. À elle, désormais, de décourager ceux qui désireraient partir à ma recherche. Elle est assez habile pour brouiller les pistes, et les brouiller si bien que ce sera comme si je n'avais jamais existé.

*

II fait beau, aujourd'hui, porte Dorée. Mais la chaleur n'est pas aussi lourde ni les rues aussi vides qu'à Milan, au cours de cette journée d'il y a dix-huit ans. Là-bas, de l'autre côté du boulevard Soult et de la place aux fontaines, des groupes de touristes se pressent à l'entrée du zoo et d'autres montent les marches de l'ancien musée des Colonies. Il a joué un rôle dans notre vie, ce musée que nous visitions, enfants, Cavanaugh, Wetzel et moi, et ce zoo aussi. Nous y avons rêvé de pays lointains et d'expéditions sans retour.

Me voilà revenu au point de départ. Moi aussi, tout à l'heure, je prendrai un ticket pour visiter le zoo. D'ici quelques semaines, il y aura bien un petit article dans un journal quelconque, annonçant la disparition de Jean B. Annette suivra mes instructions et leur fera croire que je me suis évanoui dans la nature au cours de mon dernier voyage au Brésil. Le temps passera et je figurerai dans la liste des explorateurs perdus après Fawcett et Mauffrais. Personne ne devinera jamais que j'ai échoué aux portes de Paris, et que c'était là le but de mon voyage.

Ils s'imaginent, dans leurs articles nécrologiques, pouvoir retracer le cours d'une vie. Mais ils ne savent rien. Il y a dix-huit ans, j'étais allongé sur ma couchette de train quand j'ai lu l'entrefilet du Corriere della Sera. J'ai eu un coup au cœur : cette femme dont il était question et qui avait mis fin à ses jours - selon l'expression du barman -, je l'avais connue, moi. Le train est resté longtemps en gare de Milan, et j'étais si bouleversé que je me demandais si je ne devais pas quitter le wagon et retourner à l'hôtel, comme si j'avais encore une chance de la revoir.

Dans le Corriere della Sera, ils s'étaient trompés sur son âge. Elle avait quarante-cinq ans. Ils l'appelaient par son nom de jeune fille, bien qu'elle fût toujours mariée avec Rigaud. Mais cela aussi, qui le savait, à part Rigaud, moi et les préposés de l'état civil ? Pouvait-on vraiment leur reprocher cette erreur et n'était-il pas plus juste après tout de lui avoir donné son nom de jeune fille, celui qu'elle portait les vingt premières années de sa vie ?

Le barman de l'hôtel avait dit que quelqu'un viendrait pour "régler tous les problèmes".

Était-ce Rigaud ? Au moment où le train s'ébranlait , je me suis imaginé en présence d'un Rigaud qui n'aurait plus été le même que celui d'il y a six ans, à cause des circonstances. M'aurait-il reconnu ? Depuis six ans qu'ils avaient croisé mon chemin, Ingrid et lui, je ne l'avais pas revu.

Ingrid, elle, je l'avais revue une fois à Paris. Sans Rigaud.

Derrière la vitre défilait lentement une banlieue silencieuse sous la lune. J'étais seul dans le compartiment. Je n'avais allumé que la veilleuse au-dessus de ma couchette. Il aurait suffi que j'arrive à Milan trois jours plus tôt pour croiser Ingrid dans le hall de l'hôtel. J'avais pensé la même chose, cet après-midi-là, quand le taxi m'emmenait place du Dôme, mais je ne savais pas encore que c'était elle.

De quoi aurions-nous parlé ? Et si elle avait fait semblant de ne pas me reconnaître? Semblant ? Mais elle devait déjà se sentir si loin de tout qu'elle ne m'aurait même pas remarqué. Ou bien, elle aurait échangé avec moi quelques mots de stricte politesse avant de me quitter pour toujours.

*

On ne peut plus gravir par les escaliers intérieurs le grand rocher du zoo qui s'appelle le Rocher aux Chamois. Il menace de s'effondrer et il est enveloppé dans une sorte de résille. Le béton s'est fendu par endroits, découvrant les tiges de fer rouillées de l'armature. Mais j'étais heureux de revoir les girafes et les éléphants. Samedi. De nombreux touristes prenaient des photos. Et des familles qui n'étaient pas encore parties en vacances, ou qui ne partiraient pas, entraient dans le zoo de Vincennes comme dans un lieu de villégiature estivale.

Maintenant, je m'assieds sur un banc, face au lac Daumesnil. Plus tard, je rentrerai à l'hôtel Dodds, tout près, parmi ces immeubles qui bordent l'ancien musée des Colonies. De la fenêtre de ma chambre, je regarderai la place et les jeux d'eaux des fontaines. Est-ce que j'aurais pu imaginer, à l'époque où j'ai rencontré Ingrid et Rigaud, que j'échouerais ici, porte Dorée, après plus de vingt ans de voyages dans des pays lointains ?

À mon retour de Milan, cet été-là, j'ai voulu en savoir plus long sur le suicide d'Ingrid. Le numéro de téléphone qu'elle m'avait donné lorsque je l'avais vue seule à Paris, pour la première et la dernière fois, ne répondait pas. Et, de toute manière, elle m'avait dit qu'elle ne vivait plus avec Rigaud. J'ai retrouvé un autre numéro, celui que Rigaud avait écrit à la hâte, quand ils m'avaient accompagné tous les deux, six ans auparavant, à la gare de Saint-Raphaël. KLÉBER 83-85.

Une voix de femme m'a dit "qu'on n'avait pas vu M. Rigaud depuis longtemps". Est-ce que je pouvais lui écrire ? "Si vous voulez, monsieur. Je ne vous garantis rien". Alors, je lui ai demandé l'adresse de KLÉBER 83-85. C'était un immeuble d'appartements meublés, rue Spontini. Lui écrire ? Mais les mots de condoléances ne me semblaient correspondre ni à Ingrid, ni à lui, Rigaud.

J'ai commencé à voyager. Leur souvenir s'est estompé. Je n'avais fait que les croiser, elle et Rigaud, et nos relations étaient demeurées superficielles. C'est trois ans après le suicide d'Ingrid qu'une nuit d'été, à Paris où je me trouvais seul - en transit, plus exactement : je revenais d'Océanie et je devais partir quelques jours plus tard pour Rio de Janeiro -, de nouveau, j'ai éprouvé le besoin de téléphoner à KLÉBER 83-85. Je m'en souviens, je suis entré dans un grand hôtel de la rue de Rivoli, spécialement pour cela. Avant de donner le numéro à la standardiste, je faisais les cent pas à travers le hall en préparant les phrases que je dirais à Rigaud. Je craignais de rester muet de trac. Mais cette fois-ci, personne n'a répondu.

Et les années se sont succédé, les voyages, les projections de films documentaires à Pleyel et ailleurs, sans qu'Ingrid ni Rigaud ne m'occupent particulièrement l'esprit. Le soir où j'avais essayé une dernière fois de téléphoner à Rigaud était un soir d'été comme aujourd'hui : la même chaleur, et une sensation d'étrangeté et de solitude, mais si diluée en comparaison de celle que j'éprouve maintenant... Ce n'était rien de plus que l'impression de temps mort que ressent un voyageur entre deux avions. Cavanaugh et Wetzel devaient me rejoindre quelques jours plus tard et nous partirions tous les trois pour Rio. La vie était encore bruissante de mouvement et de beaux projets.

*

Tout à l'heure, avant de rentrer à l'hôtel, j'ai été surpris de constater que la façade de l'ancien musée des Colonies et les fontaines de la place étaient illuminées. Deux cars de touristes stationnaient au début du boulevard Soult. À l'approche du 14 juillet, le zoo restait-il ouvert la nuit ? Qu'est-ce qui pouvait bien attirer les touristes dans ce quartier à neuf heures du soir ?

Je me suis demandé si Annette, la semaine prochaine, accueillerait tous nos amis, ainsi que nous le faisions chaque année le 14 juillet, sur notre grande terrasse de la cité Véron. J'en étais à peu près sûr : elle aurait besoin d'être entourée, à cause de ma disparition. Et Cavanaugh l'encouragerait certainement à ne pas renoncer à cette coutume.

Je marchais le long du boulevard Soult. Les immeubles se découpaient à contre-jour. Quelquefois sur la façade de l'un d'eux, une grande tache de soleil. J'en remarquais aussi, de temps en temps, sur les trottoirs. Ces contrastes de l'ombre et de la lumière du soleil couchant, cette chaleur et ce boulevard vide... Casablanca. Oui, je longeais l'une des grandes avenues de Casablanca. La nuit est tombée. Par les fenêtres ouvertes, me parvenait le vacarme des téléviseurs. De nouveau, c'était Paris. Je suis entré dans une cabine téléphonique et j'ai feuilleté l'annuaire en cherchant le nom : Rigaud. Toute une colonne de Rigaud avec leurs prénoms. Mais je ne me rappelais plus le sien.

Pourtant, j'avais la certitude que Rigaud....

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© Patrick Modiano, in Voyage de noces, 1990, début

 

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Patrick Modiano : Conférence "Nobel", le 7 décembre 2014

 

"Un écrivain [...] a souvent des rapports difficiles avec la parole. Si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude de se taire et s’il veut se pénétrer d’une atmosphère, il doit se fondre dans la foule. [...] Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations".

Je voudrais vous dire tout simplement combien je suis heureux d’être parmi vous et combien je suis ému de l’honneur que vous m’avez fait en me décernant ce prix Nobel de Littérature.

C’est la première fois que je dois prononcer un discours devant une si nombreuse assemblée et j’en éprouve une certaine appréhension. On serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et facile de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout au moins un romancier – a souvent des rapports difficiles avec la parole. Et si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude de se taire et s’il veut se pénétrer d’une atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il écoute les conversations sans en avoir l’air, et s’il intervient dans celles-ci, c’est toujours pour poser quelques questions discrètes afin de mieux comprendre les femmes et les hommes qui l’entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations.

Et puis j’appartiens à une génération où on ne laissait pas parler les enfants, sauf en certaines occasions assez rares et s’ils en demandaient la permission. Mais on ne les écoutait pas et bien souvent on leur coupait la parole. Voilà ce qui explique la difficulté d’élocution de certains d’entre nous, tantôt hésitante, tantôt trop rapide, comme s’ils craignaient à chaque instant d’être interrompus. D’où, sans doute, ce désir d’écrire qui m’a pris, comme beaucoup d’autres, au sortir de l’enfance. Vous espérez que les adultes vous liront. Ils seront obligés ainsi de vous écouter sans vous interrompre et ils sauront une fois pour toutes ce que vous avez sur le cœur.

L’annonce de ce prix m’a paru irréelle et j’avais hâte de savoir pourquoi vous m’aviez choisi. Ce jour-là, je crois n’avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses propres livres et combien les lecteurs en savent plus long que lui sur ce qu’il a écrit. Un romancier ne peut jamais être son lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe, des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n’a qu’une représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d’ensemble.

Curieuse activité solitaire que celle d’écrire. Vous passez par des moments de découragement quand vous rédigez les premières pages d’un roman. Vous avez, chaque jour, l’impression de faire fausse route. Et alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette tentation mais suivre la même route. C’est un peu comme d’être au volant d’une voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité. Vous n’avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d’avancer en vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera.

Sur le point d’achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu’il respire déjà l’air de la liberté, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n’écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu’au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avez-vous tracé le dernier mot. C’est fini, il n’a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont les lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même. Vous éprouvez à ce moment-là un grand vide et le sentiment d’avoir été abandonné. Et aussi une sorte d’insatisfaction à cause de ce lien entre le livre et vous, qui a été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de quelque chose d’inaccompli vous poussent à écrire le livre suivant pour rétablir l’équilibre, sans que vous y parveniez jamais. À mesure que les années passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront d’une "œuvre". Mais vous aurez le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une longue fuite en avant.

Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. À mesure que l’on avance dans la lecture d’un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu’il existe un tel accord entre l’auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur – au sens où l’on dit d’un chanteur qu’il force sa voix – mais l’entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l’acupuncture où il suffit de piquer l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux.

Cette relation intime et complémentaire entre le romancier et son lecteur, je crois que l’on en retrouve l’équivalent dans le domaine musical. J’ai toujours pensé que l’écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les musiciens qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J’ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute grâce à cela que j’ai mieux compris la réflexion que j’ai lue quelque part : "C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs". Et puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé Les Nocturnes de Chopin.

Le manque de lucidité et de recul critique d’un romancier vis-à-vis de l’ensemble de ses propres livres tient aussi à un phénomène que j’ai remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d’autres : chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent au point que j’ai l’impression de l’avoir oublié. Je croyais les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. Un demi-sommeil ou bien un rêve éveillé. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce qu’il doit écrire, et l’on peut craindre qu’il se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l’on oublie cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber.

Dans la déclaration qui a suivi l’annonce de ce prix Nobel, j’ai retenu la phrase suivante, qui était une allusion à la dernière guerre mondiale : "Il a dévoilé le monde de l’Occupation". Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation. Les personnes qui ont vécu dans ce Paris-là ont voulu très vite l’oublier, ou bien ne se souvenir que de détails quotidiens, de ceux qui donnaient l’illusion qu’après tout la vie de chaque jour n’avait pas été si différente de celle qu’ils menaient en temps normal. Un mauvais rêve et aussi un vague remords d’avoir été en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs enfants les interrogeaient plus tard sur cette période et sur ce Paris-là, leurs réponses étaient évasives. Ou bien ils gardaient le silence comme s’ils voulaient rayer de leur mémoire ces années sombres et nous cacher quelque chose. Mais devant les silences de nos parents, nous avons tout deviné, comme si nous l’avions vécu.

Ville étrange que ce Paris de l’Occupation. En apparence, la vie continuait, "comme avant" : les théâtres, les cinémas, les salles de music-hall, les restaurants étaient ouverts. On entendait des chansons à la radio. Il y avait même dans les théâtres et les cinémas beaucoup plus de monde qu’avant-guerre, comme si ces lieux étaient des abris où les gens se rassemblaient et se serraient les uns contre les autres pour se rassurer. Mais des détails insolites indiquaient que Paris n’était plus le même qu’autrefois. À cause de l’absence des voitures, c’était une ville silencieuse – un silence où l’on entendait le bruissement des arbres, le claquement de sabots des chevaux, le bruit des pas de la foule sur les boulevards et le brouhaha des voix. Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était interdite, cette ville semblait absente à elle-même – la ville "sans regard", comme disaient les occupants nazis. Les adultes et les enfants pouvaient disparaître d’un instant à l’autre, sans laisser aucune trace, et même entre amis, on se parlait à demi-mot et les conversations n’étaient jamais franches, parce qu’on sentait une menace planer dans l’air.

Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.

Voilà aussi la preuve qu’un écrivain est marqué d’une manière indélébile par sa date de naissance et par son temps, même s’il n’a pas participé d’une manière directe à l’action politique, même s’il donne l’impression d’être un solitaire, replié dans ce qu’on appelle "sa tour d’ivoire". Et s’il écrit des poèmes, ils sont à l’image du temps où il vit et n’auraient pas pu être écrits à une autre époque.

Ainsi le poème de Yeats, ce grand écrivain irlandais, dont la lecture m’a toujours profondément ému : Les cygnes sauvages à Coole. Dans un parc, Yeats observe des cygnes qui glissent sur l’eau :


Le dix-neuvième automne est descendu sur moi
Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;
Je les vis, avant d’en avoir pu finir le compte
Ils s’élevaient soudain
Et s’égayaient en tournoyant en grands cercles brisés
Sur leurs ailes tumultueuses
Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles
Majestueux et pleins de beauté.
Parmi quels joncs feront-ils leur nid,
Sur la rive de quel lac, de quel étang
Enchanteront-ils d’autres yeux lorsque je m’éveillerai
Et trouverai, un jour, qu’ils se sont envolés ?

Les cygnes apparaissent souvent dans la poésie du XIXe siècle – chez Baudelaire ou chez Mallarmé. Mais ce poème de Yeats n’aurait pas pu être écrit au XIXe siècle. Par son rythme particulier et sa mélancolie, il appartient au XXe siècle et même à l’année où il a été écrit.

Il arrive aussi qu’un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du XIXe siècle – Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski – lui inspire une certaine nostalgie. À cette époque-là, le temps s’écoulait d’une manière plus lente qu’aujourd’hui et cette lenteur s’accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son énergie et son attention. Depuis, le temps s’est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les œuvres discontinues et morcelées d’aujourd’hui. Dans cette perspective, j’appartiens à une génération intermédiaire et je serais curieux de savoir comment les générations suivantes qui sont nées avec l’internet, le portable, les mails et les tweets exprimeront par la littérature ce monde auquel chacun est "connecté" en permanence et où les "réseaux sociaux" entament la part d’intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu’à une époque récente – le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème romanesque. Mais je veux rester optimiste concernant l’avenir de la littérature et je suis persuadé que les écrivains du futur assureront la relève comme l’a fait chaque génération depuis Homère …

Et d’ailleurs, un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son époque de manière si étroite qu’il n’y échappe pas et que le seul air qu’il respire, c’est ce qu’on appelle "l’air du temps", il exprime toujours dans ses œuvres quelque chose d’intemporel. Dans les mises en scène des pièces de Racine ou de Shakespeare, peu importe que les personnages soient vêtus à l’antique ou qu’un metteur en scène veuille les habiller en blue-jeans et en veste de cuir. Ce sont des détails sans importance. On oublie, en lisant Tolstoï, qu’Anna Karénine porte des robes de 1870 tant elle nous est proche après un siècle et demi. Et puis certains écrivains, comme Edgar Poe, Melville ou Stendhal, sont mieux compris deux cents ans après leur mort que par ceux qui étaient leurs contemporains.

En définitive, à quelle distance exacte se tient un romancier ? En marge de la vie pour la décrire, car si vous êtes plongé en elle – dans l’action – vous en avez une image confuse. Mais cette légère distance n’empêche pas le pouvoir d’identification qui est le sien vis-à-vis de ses personnages et celles et ceux qui les ont inspirés dans la vie réelle. Flaubert a dit : "Madame Bovary, c’est moi". Et Tolstoï s’est identifié tout de suite à celle qu’il avait vue se jeter sous un train une nuit, dans une gare de Russie. Et ce don d’identification allait si loin que Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu’il décrivait et qu’il absorbait tout, jusqu’au plus léger battement de cil d’Anna Karénine. Cet état second est le contraire du narcissisme car il suppose à la fois un oubli de soi-même et une très forte concentration, afin d’être réceptif au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n’est pas un repli sur soi-même, mais elle permet d’atteindre à un degré d’attention et d’hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer dans un roman.

J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. Je pense à mon cousin lointain, le peintre Amedeo Modigliani dont les toiles les plus émouvantes sont celles où il a choisi pour modèles des anonymes, des enfants et des filles des rues, des servantes, de petits paysans, de jeunes apprentis. Il les a peints d’un trait aigu qui rappelle la grande tradition toscane, celle de Botticelli et des peintres siennois du Quattrocento. Il leur a donné ainsi – ou plutôt il a dévoilé – toute la grâce et la noblesse qui étaient en eux sous leur humble apparence. Le travail du romancier doit aller dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles.

J’ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j’admirais. Les biographes s’attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l’intimité d’un écrivain et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même et qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite.

Mais en lisant la biographie d’un écrivain, on découvre parfois un événement marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son œuvre future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience, cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres. Aujourd’hui, je pense à Alfred Hitchcock, qui n’était pas un écrivain mais dont les films ont pourtant la force et la cohésion d’une œuvre romanesque. Quand son fils avait cinq ans, le père d’Hitchcock l’avait chargé d’apporter une lettre à un ami à lui, commissaire de police. L’enfant lui avait remis la lettre et le commissaire l’avait enfermé dans cette partie grillagée du commissariat qui fait office de cellule et où l’on garde pendant la nuit les délinquants les plus divers. L’enfant, terrorisé, avait attendu pendant une heure, avant que le commissaire ne le délivre et ne lui dise : "Si tu te conduis mal dans la vie, tu sais maintenant ce qui t’attend". Ce commissaire de police, qui avait vraiment de drôles de principes d’éducation, est sans doute à l’origine du climat de suspense et d’inquiétude que l’on retrouve dans tous les films d’Alfred Hitchcock.

Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres, plus tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un enfant ne s’étonne de rien, et même s’il se trouve dans des situations insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C’est beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru énigmatique et que j’ai essayé d’en savoir plus sur ces différentes personnes auxquelles mes parents m’avaient confié et ces différents lieux qui changeaient sans cesse. Mais je n’ai pas réussi à identifier la plupart de ces gens ni à situer avec une précision topographique tous ces lieux et ces maisons du passé. Cette volonté de résoudre des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de percer un mystère m’a donné l’envie d’écrire, comme si l’écriture et l’imaginaire pourraient m’aider à résoudre enfin ces énigmes et ces mystères.

Et puisqu’il est question de "mystères", je pense, par une association d’idées, au titre d’un roman français du XIXe siècle : Les mystères de Paris. La grande ville, en l’occurrence Paris, ma ville natale, est liée à mes premières impressions d’enfance et ces impressions étaient si fortes que, depuis, je n’ai jamais cessé d’explorer les "mystères de Paris". Il m’arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgré la crainte de me perdre, d’aller de plus en plus loin, dans des quartiers que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine. C’était en plein jour et cela me rassurait. Au début de l’adolescence, je m’efforçais de vaincre ma peur et de m’aventurer la nuit, vers des quartiers encore plus lointains, par le métro. C’est ainsi que l’on fait l’apprentissage de la ville et, en cela, j’ai suivi l’exemple de la plupart des romanciers que j’admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle, la grande ville – qu’elle se nomme Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Stockholm – a été le décor et l’un des thèmes principaux de leurs livres.

Edgar Poe dans sa nouvelle "L’homme des foules" a été l’un des premiers à évoquer toutes ces vagues humaines qu’il observe derrière les vitres d’un café et qui se succèdent interminablement sur les trottoirs. Il repère un vieil homme à l’aspect étrange et il le suit pendant la nuit dans différents quartiers de Londres pour en savoir plus long sur lui. Mais l’inconnu est "l’homme des foules" et il est vain de le suivre, car il restera toujours un anonyme, et l’on n’apprendra jamais rien sur lui. Il n’a pas d’existence individuelle, il fait tout simplement partie de cette masse de passants qui marchent en rangs serrés ou bien se bousculent et se perdent dans les rues.

Et je pense aussi à un épisode de la jeunesse du poète Thomas De Quincey, qui l’a marqué pour toujours. À Londres, dans la foule d’Oxford Street, il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie et il avait dû quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine, elle l’attendrait tous les soirs à la même heure au coin de Tichfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. "Certainement nous avons été bien des fois à la recherche l’un de l’autre, au même moment, à travers l’énorme labyrinthe de Londres ; peut-être n’avons-nous été séparés que par quelques mètres – il n’en faut pas davantage pour aboutir à une séparation éternelle".

Pour ceux qui y sont nés et y ont vécu, à mesure que les années passent, chaque quartier, chaque rue d’une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même rue est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à la topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les écritures superposées d’un palimpseste. Et aussi la vie des autres, de ces milliers et milliers d’inconnus, croisés dans les rues ou dans les couloirs du métro aux heures de pointe.

C’est ainsi que dans ma jeunesse, pour m’aider à écrire, j’essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d’une ville engloutie, comme l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. À cause des années qui s’étaient écoulées, les seules traces qu’avaient laissées ces milliers et ces milliers d’inconnus, c’était leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une année à l’autre. Il y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas. Plus tard, je devais être frappé par les vers d’un poème d’Ossip Mandelstam :


Je suis revenu dans ma ville familière jusqu’aux sanglots
Jusqu’aux ganglions de l’enfance, jusqu’aux nervures sous la peau.
Pétersbourg ! […]
De mes téléphones, tu as les numéros.
Pétersbourg ! J’ai les adresses d’autrefois
Où je reconnais les morts à leurs voix.

Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms.

On peut se perdre ou disparaître dans une grande ville. On peut même changer d’identité et vivre une nouvelle vie. On peut se livrer à une très longue enquête pour retrouver les traces de quelqu’un, en n’ayant au départ qu’une ou deux adresses dans un quartier perdu. La brève indication qui figure quelquefois sur les fiches de recherche a toujours trouvé un écho chez moi : Dernier domicile connu. Les thèmes de la disparition, de l’identité, du temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des grandes villes. Voilà pourquoi, depuis le XIXe siècle, elles ont été souvent le domaine des romanciers et quelques-uns des plus grands d’entre eux sont associés à une ville : Balzac et Paris, Dickens et Londres, Dostoïevski et Saint-Pétersbourg, Tokyo et Nagaï Kafû, Stockholm et Hjalmar Söderberg.

J’appartiens à une génération qui a subi l’influence de ces romanciers et qui a voulu, à son tour, explorer ce que Baudelaire appelait "les plis sinueux des grandes capitales". Bien sûr, depuis cinquante ans, c’est-à-dire l’époque où les adolescents de mon âge éprouvaient des sensations très fortes en découvrant leur ville, celles-ci ont changé. Quelques-unes, en Amérique et dans ce qu’on appelait le tiers-monde, sont devenues des "mégapoles" aux dimensions inquiétantes. Leurs habitants y sont cloisonnés dans des quartiers souvent à l’abandon, et dans un climat de guerre sociale. Les bidonvilles sont de plus en plus nombreux et de plus en plus tentaculaires. Jusqu’au XXe siècle, les romanciers gardaient une vision en quelque sorte "romantique" de la ville, pas si différente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et c’est pourquoi j’aimerais savoir comment les romanciers de l’avenir évoqueront ces gigantesques concentrations urbaines dans des œuvres de fiction.

Vous avez eu l’indulgence de faire allusion concernant mes livres à "l’art de la mémoire avec lequel sont évoquées les destinées humaines les plus insaisissables". Mais ce compliment dépasse ma personne. Cette mémoire particulière qui tente de recueillir quelques bribes du passé et le peu de traces qu’ont laissé sur terre des anonymes et des inconnus est elle aussi liée à ma date de naissance : 1945. D’être né en 1945, après que des villes furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m’a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli.

Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu’il décrivait était encore stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie et contre l’oubli. À cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.

Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan.

 

© "Patrick Modiano, - Conférence Nobel". Nobelprize.org. Nobel Media AB 2014. Web. 11 Dec 2014. http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2014/modiano-lecture_fr.html