Un texte de Mauriac, déjà ancien et donc qui date un peu. Assez méconnu.
Accompagné de commentaires destinés à en éclairer la lecture, et à l'approfondir - à l'attention, d'abord, d'élèves de fin du secondaire... et de leurs enseignants.

 

Sous les chênes, le café et les liqueurs attiraient les hommes repus. Dussol avait pris à part oncle Xavier, et Blanche Frontenac les suivait d'un œil inquiet. Elle craignait que son beau-frère ne se laissât rouler. Yves contourna la maison, prit une allée déserte qui rejoignait le gros chêne. Il n'eut pas besoin de marcher longtemps pour ne plus entendre les éclats de voix, pour ne plus sentir l'odeur des cigares. La nature sauvage commençait tout de suite; déjà les arbres ne savaient plus qu'il y avait eu du monde à déjeuner.

Yves franchit un fossé ; il était un peu ivre (pas autant qu'il le craignait, car il avait fameusement bu). Son repaire, sa bauge l'attendait des ajoncs, que les Landais appellent des jaugues, des fougères hautes comme des corps humains, l'enserraient, le protégeaient. C'était l'endroit des larmes, des lectures défendues, des paroles folles, des inspirations ; de là qu'il interpellait Dieu, qu'il le priait et le blasphémait tour à tour. Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis sa dernière venue ; déjà, dans le sable non foulé, les fourmis-lions avaient creusé leurs petits entonnoirs. Yves prit une fourmi et la jeta dans l'un d'eux. Elle essayait de grimper, mais les parois mouvantes se défaisaient sous elle, et déjà, du fond de l'entonnoir, le monstre lançait du sable. À peine la fourmi exténuée avait-elle atteint le bord de l'abîme qu'elle glissait de nouveau. Et soudain, elle se sentit prise par une patte. Elle se débattait, mais le monstre l'entraînait lentement sous la terre. Supplice effroyable. À l'entour, les grillons vibraient dans le beau jour calme. Des libellules hésitaient à se poser; les bruyères roses et rousses, pleines d'abeilles, sentaient déjà le miel. Yves ne voyait plus s'agiter au-dessus du sable que la tête de la fourmi et deux petites pattes désespérées. Et cet enfant de seize ans, penché sur ce mystère minuscule, se posait le problème du mal. Cette larve qui crée ce piège et qui a besoin, pour vivre et pour devenir papillon, d'infliger à des fourmis cette atroce agonie; la remontée terrifiée de l'insecte hors de l'entonnoir, les rechutes et le monstre qui le happe. Ce cauchemar faisait partie du Système. Yves prit une aiguille de pin, déterra le fourmi-lion, petite larve molle et désormais impuissante. La fourmi délivrée reprit sa route avec le même affairement que ses compagnes, sans paraître se souvenir de ce qu'elle avait subi - sans doute parce que c'était naturel, parce que c'était selon la nature. Mais Yves était là, avec son cœur, avec sa souffrance, dans un nid de jaugues. Eût-il été le seul humain respirant à la surface de la terre, il suffisait à détruire la nécessité aveugle, à rompre cette chaîne sans fin de monstres tour à tour dévorants et dévorés ; il pouvait la briser, le moindre mouvement d'amour la brisait. Dans l'ordre affreux du monde, l'amour introduisait son adorable bouleversement. C'est le mystère du Christ et de ceux qui imitent le Christ. "Tu es choisi pour cela. Je t'ai choisi pour tout déranger". L'enfant dit à haute voix : "C'est moi-même qui parle (et il appuya ses deux mains sur son visage transpirant). C'est toujours nous-mêmes qui parlons à nous-mêmes". Et il essaya de ne plus penser. Très haut dans l'azur, au sud, un vol de ramiers surgit, et il les suivit de l'œil jusqu'à ce qu'il les eût perdus. "Tu sais bien qui je suis, disait la voix intérieure, Moi qui t'ai choisi". Yves, accroupi sur ses souliers, prit une poignée de sable, et la jeta dans le vide ; et il répétait, l'air égaré : "Non ! non ! non!"

Je t'ai choisi, je t'ai mis à part des autres, je t'ai marqué de mon signe"

Yves serra les poings c'était du délire, disait-il, d'ailleurs il était pris de vin. Qu'on le laisse tranquille, il ne demande rien. Il veut être un garçon de son âge, pareil à tous les garçons de son âge. Il saurait bien échapper à sa solitude. Toujours je la recréerai autour de toi. Ne suis-je pas libre ? Je suis libre ! cria-t-il.

Il se tint debout et son ombre remuait sur les fougères. Tu es libre de traîner dans le monde un cœur que je n'ai pas créé pour le monde ; libre de chercher sur la terre une nourriture qui ne t'est pas destinée, libre d'essayer d'assouvir une faim qui ne trouvera rien à sa mesure toutes les créatures ne l'apaiseraient pas, et tu courras de l'une à l'autre, comme un maniaque et comme un fou.

"Je me parle à moi-même, répète l'enfant, je suis comme les autres, je ressemble aux autres"

 

© François Mauriac, in La Revue de Paris, 1932-1933

 

 

 

 

 

[...] Et pourtant, bien des années après, lorsque Jean-Louis pensait à ces matinées de Léojats, il se souvenait d'une joie non terrestre. Il revoyait, dans le ruisseau aux écrevisses, sous les chênes, des remous de soleil. Il suivait Madeleine, leurs jambes fendaient l'herbe épaisse, pleine de boutons d'or et de marguerites, des vacances de Pentecôte ; ils marchaient sur les prairies comme sur la mer. Les capricornes vibraient dans le beau jour à son déclin. Aucune caresse n'eût ajouté à cette joie. Elle l'eût peut-être détruite, image déformée de leur amour. Les deux enfants ne fixaient pas dans des paroles, dans des attitudes, ce qui les rendait un peu haletants, sous les chênes de Léojats, cette merveille immense et sans nom.

 

 

COMMENTAIRE COMPOSÉ

 

Vous rédigerez un commentaire composé sur ce texte de François Mauriac, en soulignant en particulier comment s'y exprime la psychologie de l'adolescence aux prises avec 1a famille, la nature et le problème du mal.

 

 

LE MYSTÈRE FRONTENAC

 

En 1932, le Nœud de Vipères avait obtenu un très grand succès, confirmant la maîtrise du romancier, révélant une évolution intérieure : à la fin d'une longue nuit, le personnage principal entrevoit la Grâce. Le mystère Frontenac paru en 1933 baigne dans une atmosphère plus sereine ; de nombreux détails dans le choix des personnages, une veuve avec ses enfants dans une propriété landaise, parmi ceux-ci un adolescent inquiet qui s'exerçait à la poésie, un ton beaucoup moins satirique, dans maintes pages un halo lyrique, tout révélait une large part d'autobiographie. Certains même purent. craindre un affaiblissement du pouvoir romanesque proprement dit et il est vrai que l'auteur chercha bientôt un renouvellement en faisant ses débuts au théâtre avec Asmodée (1938) et qu'il amorça une longue carrière journalistique qui nourrira les volumes successifs de son journal. Aujourd'hui les Mémoires intérieurs et les Nouveaux Mémoires intérieurs (1965) permettraient sans doute de distinguer la part d'auto- biographie et celle de la "poétisation" romanesque, tandis que l'accueil fait à un Adolescent d'autrefois témoignerait assez d'une fidélité aux sources et d'une maîtrise conservée à travers les années. Parlant de lui-même, Mauriac a souvent reconnu que le sillon qu'il avait tracé était étroit, mais qu'il l'avait voulu aussi profond que possible.

 

 

SITUATION

 

Le texte que nous allons étudier se situe au début du chapitre XII. Nous avons déjà longuement fait connaissance avec la famille de Blanche Frontenac, née Arnaud-Miqueu, veuve de Michel, mère inquiète de Jean-Louis, José, Yves, Danièle et Marie. L'oncle Xavier qu'elle gronde parfois de ne pas tout sacrifier à ses neveux et qui a un pauvre secret, une liaison coupable, Dussol, l'homme d'affaires indispensable dont elle craint les initiatives, nous sont aussi connus. Jean-Louis, l'aîné, aurait voulu préparer Normale, entrer dans l'Université, mais Blanche et Xavier lui ont fait comprendre qu'il ne pouvait exercer ce métier de "fonctionnaire" et qu'il devait reprendre l'affaire familiale. Il s'est sacrifié : il épousera Madeleine Cazavieilh. Un grand dîner a réuni les invités de Mme Frontenac. Dussol y est arrivé dans une voiture automobile qui a parcouru les soixante-dix kilomètres qui séparent Bordeaux de la propriété en trois heures sans "une anicroche".

 

 

VUE D'ENSEMBLE

 

Yves qui a observé d'un regard critique le lourd repas, abandonne le groupe familial et les environs de la maison pour "son repaire" dans une nature plus sauvage : il y assiste à un combat entre deux insectes qui pose à ses yeux tout le problème du mal ; il résout celui-ci affirmant la primauté de l'amour, sa victoire sur la nécessité aveugle.

Il nous a paru qu'il serait artificiel de séparer le fond et la forme, mais qu'on pouvait distinguer ici trois thèmes, la famille, la nature, le problème du mal, les étudier successivement en essayant de montrer que chacun d'eux a "son" style. Mais nous n'oublions pas que l'unité manifeste du texte est constituée par la psychologie d'un adolescent mauriacien, où il est facile de voir l'intérêt essentiel de cette page.

 

 

LA FAMILLE

 

Sous les chênes, le café et les liqueurs attiraient les hommes repus. Dès la première phrase, le ton est donné. Sous les chênes suggère la richesse enracinée dans la vieille propriété familiale, la majesté sinon dans les bâtiments, en tout cas dans leurs abords ; le café et les liqueurs situent le moment, l'occasion, le dernier rite d'un repas important. Remarquons que ce sont les choses qui jouent dans la proposition le rôle de sujet, tandis que les hommes ne sont que l'objet. Enfin l'adjectif repus animalise les personnages et nous montre à quoi aboutit finalement ce beau festin. L'adolescent juge sévèrement son milieu.

Cette satisfaction stomacale n'empêche pas les manœuvres de la lutte pour la vie. Dussol prend à part l'oncle Xavier et la mère se sentant exclue de ce conciliabule, les suit d'un œil inquiet. L'adjectif caractérise parfaitement l'âme de Blanche, toute âme maternelle ... Nous soulignons la vulgarité du terme rouler. Appartient-il au langage (ici intérieur) de Blanche ? C'est fort possible, tellement son souci du patrimoine est grand. Est-ce un mot cru de l'adolescent Yves, où tient un certain mépris ? Yves prend une allée déserte : c'est le refus du monde que rappellent encore deux expressions, l'une traduisant une sensation auditive, les éclats de voix, l'autre olfactive, l'odeur des cigares. Les arbres ne savaient plus : ici c'est bien Yves qui s'exprime, le poète prête la vie, l'intelligence aux êtres inanimés ; il suggère que par cette ignorance volontaire la nature condamne et méprise l'homme, du moins sous ces aspects matérialistes.

Ainsi dans ce premier paragraphe avons-nous trouvé une description rapide, mais précise comportant quelques détails objectifs, mais aussi plusieurs termes suggérant le refus de ce monde par l'adolescent déjà "contestataire".

 

 

LA NATURE

 

La nature va apparaître successivement sous deux aspects, son atmosphère accueillante, protectrice, et sa dureté foncière.

1. Yves franchit un fossé : on peut donner - que l'auteur l'ait voulu ou non - à ce détail un caractère symbolique. Voilà Yves séparé des hommes, dans un lieu sauvage, mais qui lui est cher. Son repaire, sa bauge sont pris ici dans un sens amical. II rappelle le nom familier des ajoncs - notons ce trait de couleur landaise, bien propre à Mauriac. Mais la nature va plus loin. Les fougères l'enserraient, le protégeaient: elles maintiennent sa solitude, elles exercent sur lui une protection.

Les lignes suivantes c'était l'endroit précisent ce que cette protection naturelle permet à l'adolescent. Les pensées de celui-ci, l'évocation de son cœur vont maintenant prendre la première place dans le texte. Les larmes sont exutoire d'une sensibilité très vive, que l'on doit dissimuler dans le monde, surtout quand on est un homme. Les lectures défendues : l'adolescent refuse les contraintes - songeons à la sévérité du choix des lectures dans la bourgeoisie de l'époque ; il est curieux du fruit défendu et troublé par sa sexualité. Paroles folles, inspirations appartiennent aussi à la vive sensibilité, mais soulignent que l'enfant cherchera une expression verbale, sans doute poétique. Enfin il y a chez l'adolescent élevé dans le catholicisme le problème de Dieu qu'il se pose personnellement au moment où il a tendance à rejeter l'héritage intellectuel familial. Tendu entre deux extrêmes, comme tout adolescent, il prie et blasphème tour à tour. Parmi les livres défendus il a dû lire les Fleurs du mal - à défaut de Rimbaud qu'il ne connaît pas encore.

2. L'auteur décrit ensuite un épisode des Scènes de la nature. Les fourmis-lions sont, une fois adultes, des insectes élégants, ressemblant vaguement à des libellules, assez grêles, mais à l'état de larves elles dévorent de leurs mandibules en forme de faux les insectes, surtout les fourmis qui tombent dans les entonnoirs qu'elles ont creusés dans le sable. Mauriac dépeint avec des termes très forts, humains, le drame de la fourmi avec ses deux petites pattes désespérées, son atroce agonie, terrifiée.

C'est un mystère minuscule, mais il n'y a rien d'insignifiant pour un futur poète anxieux du mystère des choses, ouvert au symbole. C'est l'image sous laquelle il se pose le problème du mal. On devine ici les questions que posaient à la pensée chrétienne les théories de Darwin, du transformisme, d'une évolution dont Teilhard de Chardin n'avait pas encore souligné la finalité transcendante. Tout semblait à l'enfant dépendre d'un déterminisme, d'un mécanisme inexorable qui se traduisait dans le langage courant par l'implacable "lutte pour la vie". C'est ce qu'il désigne par le terme de Système.

Ainsi la nature tout à l'heure si accueillante au solitaire apparaît maintenant d'une dureté et d'une insensibilité extraordinaires, dont ses créatures se rendent à peine compte ; la fourmi trouve ce qui lui arrive naturel. Elle n'apparaît donc plus aussi différente du monde des hommes où règnent aussi de durs combats, où le fort opprime le faible.

 

 

LA VICTOIRE SUR LE MAL

 

Mais l'homme était intervenu. Il y a là sans doute un écho de Pascal que Mauriac lisait dans la petite édition Brunschvicg, à laquelle il fait souvent allusion. L'homme n'est qu'un roseau, etc ... ; cependant l'optique est un peu différente. Ce n'est pas la pensée qui l'emporte sur la matière, mais le cœur qui détruit la nécessité aveugle. Connaissant le catholicisme de Mauriac, le lecteur peut facilement en inférer que l'amour dont il est question ici, c'est le Dieu d'Amour et d'ailleurs la suite du texte nous montrera l'enfant Yves dialoguant pathétiquement avec le Christ. Il y a donc là une solution du problème du mal qui relève moins de la réflexion philosophique ou d'une simple affirmation humaine que d'une foi religieuse. Le style a changé. Jusqu'à l'expression deux petites pattes désespérées, il restait descriptif, objectif. Mais comme si ce désespoir qu'il prêtait à l'insecte était le sien ou révélait le sien, l'auteur adopte un ton et surtout un rythme nouveau. La phrase suivante avec son et initial est nettement scandée. Et cet enfant de seize ans || penché sur ce mystère minuscule,| se posait le problème du mal. La succession cette larve qui ... et qui ... ; la remontée, ... les rechutes a un mouvement déjà oratoire. Puis la description reprend sur ton différent, de nouveau descriptif, mais s'élargit avec le redoublement des parce que. Enfin après la brève opposition Mais Yves était là, avec son cœur, la conclusion s'amorce sur une formule solennelle Eût-il été le seul, avec un élément central il suffisait à détruire, qui s'amplifie d'abord et se trouve repris deux fois : il pouvait ..., le moindre... la briser - avec ce verbe final décisif.

Ainsi a crû peu à peu, se mêlant aux éléments du récit, puis s'est développé plus largement jusqu'à occuper toute la place, un mouvement lyrique qui révèle l'âme de l'écrivain, du poète.

 

 

L'ADOLESCENCE

 

L'adolescent qui nous est présenté ici est fortement et concrètement "situé". Il appartient à une bourgeoisie riche, capable d'organiser de grands déjeuners d'affaires; terrienne, maîtresse de chênes ou de pins sans nombre, offrant à ses enfants d'exaltantes promenades solitaires dans landes ou forêts ; chrétienne, les ayant élevés dans une atmosphère pleine d'amour, mais contrainte.

Les traits de l'adolescent ? l'opposition à la société familiale et, disons-le, à une société de consommation (cf. refus), non sans complicité, lucidement analysée (il avait fameusement bu); l'amour de l'indépendance, de la solitude; l'exaltation et le goût des extrêmes ; la tendance à se croire le centre du monde ; la découverte d'un univers cosmique .qui pose de redoutables problèmes ; la pureté opposée au matérialisme et la curiosité sexuelle, le sens aigu du problème du mal. Ce sont là des caractères qui n'ont guère changé. Seule, l'occasion qui provoque la prise de conscience se modifie. Ici on sent très sensible aux idées de l'époque le transformisme de Darwin, peut-être quelque notion du nietzchéisme (les forts et les faibles). Remarquez qu'ici l'enfant encore jeune pose le problème du mal dans le cadre de l'univers cosmique et non celui de la misère ou de l'injustice sociale. Plus tard seulement l'Enfant chargé de chaînes nous révélera le Mauriac adolescent séduit un temps par la voix éloquente de Marc Sangnier.

Est-il nécessaire de souligner le caractère mauriacien de cet adolescent et de tout ce texte ? Plus que d'autres cependant, il a un ton de confidence. Ce qui n'empêche pas l'écrivain amoureux de sa langue, d'avoir orchestré par une prose, où le lyrisme intérieur est soigneusement maîtrisé, les mouvements fiévreux d'un cœur d'adolescent d'autrefois, mais peut-être d'aujourd'hui encore ...

 

R. Balland, professeur agrégé honoraire (Lycée Lakanal), in Revue Les Humanités (Éditions Hatier) n° 438, septembre 1968.

 

 

 

Complément, à titre de curiosité : un texte de J. Marouzeau

 

 

Je me couche à plat-ventre dans l'herbe, le long d'un hêtre abattu dont l'écorce est contre ma joue, lisse et fraîche comme un visage. Je regarde le sol sous ma tête tendue. Le gazon, qui, d'en haut, n'était qu'un tapis uniforme, devient,vu de près, quelque chose de très compliqué : menue forêt de graminées où, me mettant peu à peu à l'échelle, je découvre des clairières, devine des sentiers, imagine des lointains. Au-dessus de ma tête se referme la voûte d'une branche de genêt. A travers un chaos de brindilles mortes, de mousses échevelées et de monstrueux lichens, je pars en exploration : voici une petite fleur mauve que, de là-haut, je n'avais jamais vue ; dans une feuille morte roulée en coquille repose le blanc cocon d'un insecte ; à l'aisselle d'une herbe, mousse en écume la sécrétion d'une larve ; des œufs de papillon font autour d'une branchette une bague grumeleuse ; un ciron rouge, si petit qu'on ne voit pas ses pattes, coule comme une gouttelette de sang le long d'une herbe lisse ; le pédoncule d'un gland lance un pont sur un abîme, et sa cupule figure un dôme sur des profondeurs sombres où je devine le grouillement hideux d'un mille-pattes. Une araignée va et vient dans le vide entre deux brins d'herbe, et l'on n'aperçoit ses fils que lorsqu'elle en réunit plusieurs faisceaux entre ses fines pinces de tisseuse. Une fourmi trépidante, avec des efforts désordonnés, traîne un moucheron mort vers un obstacle qui n'était pas sur son chemin, rencontre une autre fourmi, a l'air de la consulter du bout de ses antennes, et le résultat est qu'elles se mettent à tirer en sens inverse l'une de l'autre, pour abandonner soudain toutes deux en même temps. Une coccinelle est tombée sur le dos pour avoir voulu gravir une pente de sable, alors qu'elle aurait pu si facilement s'envoler ; je la relève, elle recommence et retombe, et cela ne finirait pas, si l'araignée, interrompant sa toile, ne se précipitait pour l'enserrer gigotante dans son filet de soie. J'interviens, Bon Dieu de ce petit monde, providentiel comme lui et comme lui malhabile, et je délivre la prisonnière en déchirant la toile, sauvant de la mort l'une des créatures pour condamner l'autre à la faim.Il y a dans cet espace menu de la peine, et de la joie, et de la peur, et de la vie ardente. Je participe si bien aux drames qui s'y jouent que j'en oublierais presque le monde d'en haut, si tout à coup un bruit ne me faisait lever la tête : c'est une de mes vaches qui passe, et de son large sabot écrase mon petit univers.

 

 

J. Marouzeau (1818-1964), in Une enfance, 1937, pp. 144-145