Ah ! Giono ! Ah ! L'eau vive...

 

 

Le silence était étendu dans tout le Trièves. Un bûcheron travaillait là-haut dans la forêt. Il ne faisait pas plus de bruit qu'un oiseau qui tape du bec contre l'écorce d'un arbre.
Je commençais à descendre vers le village. J'étais enfin dans la maison désirée des montagnes.  J’étais enfin dans ce cloître des montagnes, seul dans ces grands murs de mille mètres d’à-pic, dans les piliers des forêts. Maison sévère, milliard de fois plus grande que moi, juste à la mesure de mes espoirs, me contenant avec ma paix, ayant une paix faite d’ombres, d’échos, de bruit de fontaines. Richesse austère de tous les cloîtres. Acheter la compagnie de dieu. Il marche avec moi le long des couloirs. L'enseignement du silence.
La route tourna au bord d'un vallon étroit au fond duquel pataugeait le torrent. L'arceau des rochers se penchait vers l'ombre. C'était la voûte d'un chemin destiné à la méditation de l'eau solitaire. Depuis longtemps la force boueuse des glaciers avait coulé le long du printemps et de l'été. Il ne restait qu'une eau légère extrêmement pure, filtrée par les hautes prairies, froide, légèrement acide, patiente, ayant le temps, presque sans couleur, mais elle laissait sur les bords de granit une trace verte, jaspée comme de la moisissure dans du pain blanc, presque sans force, mais elle avait maté un énorme bloc de porphyre et elle chantait dans les blessures de la pierre. Comme la vie chante dans les blessures des hommes.
Depuis longtemps je connaissais ce torrent. Mon chemin était marqué à côté de lui. ]'aimais son extraordinaire ascétisme, son adresse à résoudre les problèmes les plus difficiles, son égalité d'action exactement répandue autour de lui comme la lumière autour d'un soleil. J'aimais ses conseils qui sont toujours des conseils de force. Il était le vivant exemple d”une pureté tranchante comme le granit. En d'autres temps j'étais remonté jusqu'à la source où il préparait sa science tranchante comme l'acier et l'austère joie blanche qui rayonnait de lui, plus puissante que la beauté des anges. C°était dans une sombre cellule, entre le haut pilier du Jocond tout verduré de prairies verticales et la paroi nue du Ferrand.
Ainsi, cette construction-là, avec ses quatre énormes montagnes où s'appuie le ciel ; cette haute plaine du Trièves cahotante, effondrée, retroussée en houle de terre ; cette haute plaine du Trièves tout écumante d'orges, d°avoines, d'éboulis, de sapinières, de saulaies, de villages d'or, de glaisières et de vergers ; son tour d'horizon où les vents sonnent sur les parois glacées des hauts massifs solitaires ; ses escaliers éperdus qui montent dans le ciel accompagnés d'éclairs et d*arceaux de lumière jusqu'à de vertigineux paliers, ce constant appel de lignes, de sons, de couleurs, de parfums, vers l'héroïsme et l'ascension, cette construction : c'est le cloître, c'est la chartreuse matérielle où je viens chercher la paix.
Elle ne m’a jamais demandé d’efforts préalables : elle m’a toujours accueilli avec mon entier appareil passionnel. Elle ne m’a jamais imposé de sacrifices, elle me les a rendus nécessaires. Elle m’a toujours pris raboteux et plein de nœuds et de colère et elle m’a toujours laissé glisser de nouveau dans le monde lisse et vif comme une navette de tisserand.
J'arrive, mes montagnes ! Fermez la porte derrière moi !

J'arrivais près du village. Il n'y avait pas de bruit. Moins que d'habitude. Le silence me surprit. À l'entrée, il y a deux granges. D'un côté de la route, la grange d'Émery, de l'autre côté celle de Guiseppe Gallo. Les portes étaient fermées. Entre les corps de bâtiments, je voyais la rue déserte.
J'étais au seuil du village. On m'appela. La voix venait de la prairie ; elle était basse et angoissée. ]e regardais : personne !
"Ici, par terre, couchez-vous, vite !"
C'était le charron. Il me faisait signe de faire comme lui, de me coucher à plat ventre dans l'herbe.
"Oh ! Barthélémy !" dis-je.
La bouche ronde, il ne pouvait pas parler. Il me fit signe...
Je fus soudain comme entouré par des guêpes de fer. Je me jetai à plat ventre. J'entendis le coup de fusil après. Je restai le nez dans la terre. Quand je regardai, un peu de fumée blanche se dissipait devant le volet fermé de Guiseppe Gallo.
Le charron m'appela :
"Vous en avez ?
- Je ne crois pas
".
Je me tâtais. Je passais la main sur mon cou : pas de sang. Le temps de l'échauffement passait ; si j”avais été blessé, ça aurait fait mal. Je bougeais bras et jambes à ras de terre. Rien.
"Qu'est-ce que c'est ?" demandai-je.
Le charron rampa jusque près de moi.
"Surtout, ne bougez pas, dit-il. Ou bien il va encore nous tirer dessus".
Il n'avait plus figure d'homme. Il avait maintenant une tête de lapin. Il bougeait le bout de son nez comme les lapins. Ses yeux cherchaient de la terreur autour de lui.
"Ça vient d'éclater.
- Quoi ?
- L'histoire du Gallo
".
Je voyais maintenant d”autres villageois couchés dans le pré. Du côté du bois de l'érable, trois femmes couraient, entraînant des enfants. Tout le monde avait abandonné l'établi, l'écurie et la maison. Une vieille femme, assise loin là-bas sous un saule, montrait le poing au village et jurait de longs jurons sombres dont on n'entendait que le son.
"Mais quoi ? dis-je.
- Ça s'est déclenché ! À midi, le Gallo a tapé sur Turcan. Le fils Turcan est venu. Les femmes se sont mêlées. Le Gallo a reçu dans le ventre. Le fils Turcan a l'oreille arrachée. Marie Gallo a le nez écrasé. Le Gallo a encore reçu dans le ventre. Le vieux Turcan saigne de la bouche, et il s'étouffe. Le fils saute sur le Gallo, le renverse. Les femmes crient. Le Gallo saute dans sa maison, barre la porte ; et c'est fini, on dirait. Mais tout d°un coup, il s'est mis à tirer sur tout le village".
La maison, de notre côté, était silencieuse. De l'autre côté, dans la rue, Gallo tira un coup de fusil.
"Oh ! dit le charron, tire, imbécile, maintenant tout le monde s'est sauvé, sauf la demoiselle de la poste. Mais elle est dans son bureau. Elle téléphone à Saint~Maurice pour les gendarmes. On ne peut pas rester comme ça.
- C'est pourtant un brave type
". Je disais ça en pensant à Gallo. Son œil vert, sa bonne bouche, le vin qu'il avait bu avec nous, ses mains en racines d'arbre. Il était là-bas dedans maintenant à recharger son fusil.
" Qui, Gallo ? Oui, c'est un brave type. C'est à cause de la source, dit le charron. Turcan dit : "Elle est à moi". Gallo dit : "Elle a toujours été à moi". Turcan dit : "Elle a toujours été à tout le monde". Gallo dit : "Ça n'est pas vrai. Turcan dit : "Elle est à moi". Ça dure depuis deux ans. Il n'y a qu'une source sur tous les pâturages d'Auvailles. Pour savoir à qui elle est, on n'en sait rien. Ça devait finir comme ça".
On entendit tirer un coup de fusil, puis un bruit de vitres cassées. Une femme se mit à crier. Encore un coup de fusil, encore un bruit de vitres. C”était Gallo qui tirait dans le bureau de poste.
Au bout d'un moment, nous vîmes la demoiselle des postes qui se sauvait en courant par les prairies d'en dessous. D'habitude, c'était une demoiselle bien ordonnée, et elle faisait venir ses corsages de La Mure. Là, elle courait comme une folle Elle tomba dans la boue d'une draille, mais elle se releva tout de suite, et elle continua à courir droit devant elle comme si à son idée l'horizon n'était plus appliqué sur la rondeur de la terre, mais, mais relevé en plein ciel comme une arête de rocher et que, de là, on puisse s'élancer dans la paix définitive des étoiles.



Le Trièves formant un large plateau dominé de plus de mille mètres au sud-est par les montagnes du Dévoluy, à l'ouest par les escarpements du Vercors, les "quatre énormes montagnes" ne peuvent être que le Grand-Veymont au nord-ouest, au sud le Jocou, au sud-est le Grand-Ferrand, à l'est l'Obiou (2 793 mètres). [Note J. et L. Miallet]

 

 

 
© Jean Giono, nouvelle extraite de L'Eau vive

 

 

Pour goûter encore mieux l'extrême musicalité des textes de Giono, on trouvera ci-dessous une interview de lui, passée inaperçue ou, à tout le moins, de longue date oubliée...

 

 

Mes tempes bruissent comme des cymbales

 

 

On n'est pas prétentieux, allez, au point d'ignorer que jamais, presque jamais, on n'arrivera avec les articles du "Monde de la Musique" à vous donner l'équivalent d'une infime émotion musicale.

On tourne autour, on y prépare les oreilles, on s'en approche éblouis, comme du soleil.

D'où l'envie d'aller voir comment les écrivains de tous les continents ont couru vers cet horizon fuyant, comment ils ont tenté de piéger la musique avec les mots, leurs couleurs et leurs rythmes.

… Voici Jean Giono, cet amoureux de toute la terre, de tout ce qui vit dans le ventre chaud de la création.

Il nous aurait fallu au moins deux numéros pour citer tous les textes de lui, superbes, qui nous ont enthousiasmés.

On leur a préféré la parole vivante d'une interview réalisée naguère par Hélène Martin pour la radio.

[Francis Mayor]

 

 

Le monde est là avec lequel il faut à chaque instant que je me mette en mesure, La vie est un phénomène harmonique, une constante rupture d'équilibre qui engendre un constant appétit d'équilibre. Et puis moi, quand j'ai la sauvagine dedans le cœur, à en mourir, a m'en flétrir, à m'endouleurer comme une fleur perdue, moi, ce que je sais faire, et ça guérit bien, je me fais des gargoulettes. Ce n`est pas plus gros qu'un pinson, ça a un bec et une tête comme un oiseau du bon Dieu; mais dedans, au lieu de la tripe, c'est vide. Alors, j'y verse un peu d`eau, j'y mets ma bouche au tuyau, et j'y souffle mon mal de cœur, et il s'en va comme un nuage.

Il ne m'est pas possible - je le regrette - de m'exprimer comme s'exprime le musicien qui fait trotter à la fois tous les instruments. On les entend tous : on est impressionné par l'ensemble ; on est impressionné par le chant ou par l'accompagnement ou par tel timbre ou par les voix ou par les cuivres ou par les cors ou par les cymbales qui se mettent à gronder...

La musique suscite des quantités de drames intérieurs et sur ces drames, on peut organiser des architectures romantiques et romanesques. Ça sert beaucoup. Ça me sert beaucoup parce que évidemment, des sentiments, j'en ai. J'en fais mon métier. Par conséquent, je ne cherche pas la sensation dans la musique. Mais je cherche des structures, et en même temps peut-être des images. Ce qu'on ne fait jamais ! Généralement, dans la musique, on ne cherche jamais des images. Un musicologue averti vous dira justement que si vous voyez des images dans la musique, vous n'aimez pas la musique.

Mais moi, j'aime la musique parce que je l'aime à la fois pour les structures et pour les images. Non pas pour des images communes, mais des images qui sont tout à fait différentes de la musique. Par exemple, des valses de Chopin peuvent organiser un drame extraordinaire de la nuit ou de l'orage, mais pas du tout de la danse. Ça m'expliquera peut-être une quinte de toux d`un vieillard, ou le crispement de l`air d'une femme qui aime peut-être autre chose. C'est ça qui m'intéressera.

Ma mère était aveugle. Ma mère était aveugle à la fin de sa vie, et elle n'avait pas de culture musicale ; elle n'avait d'ailleurs aucune culture. Elle savait lire, écrire, et compter ; mais elle n'avait pas de culture musicale (à Manosque, on n'allait pas entendre de concert à ce moment-là) et moi non plus d'ailleurs. Mais étant aveugle, elle aimait la musique, et je lui apportais quelquefois des disques. J'ai constaté qu'elle écoutait avec beaucoup plus de plaisir du classique et même des choses très difficiles, plutôt que des œuvres faciles comme du Chopin, ou des chansons. Elle me disait : "Non, tu devrais me laisser ça". C'était parfois un Monteverdi, ou c'était parfois un Mozart. c`était parfois un Haendel ou quelquefois c'était un Bach difficile. Elle m'a dit "Laisse-moi ça parce que ça dure plus longtemps". Alors je lui ai dit : "Ça dure longtemps, pourquoi ?" Elle m'a dit : "Parce que je peux le réentendre plusieurs fois, et chaque fois, je prends des choses nouvelles. Tandis que le reste s'épuise tout trop vite".

Une quantité infinie de notes existent de chaque côté de la gamme ; une quantité infinie de couleurs existent de chaque côte du prisme ; une quantité de matières existent de chaque côté des classifications des matières ; une quantité infinie de corps existent de chaque côté de la classification des corps ; une quantité infinie de variations fait vivre la moindre partie de l'univers par rapport à elle-même ; une quantité infinie de variations fait vivre les parties les unes par rapport aux autres. Chaque partie de l'univers a son univers. Il n'y a pas de prisme. Il n'y a pas de gamme ; il n'y a pas de classification des corps. Il n'y a pas de limite. Rien dans l'univers ne peut être autre chose que l'univers. C'est la polyphonie qui va s'élancer de la base chantante de la nuit.

Le musicien peut faire entendre simultanément un grand nombre de timbres. Il y a évidemment une limite qu'i1 ne peut pas dépasser. Mais nous, avec l'écriture, nous serions bien contents de l'atteindre, cette limite.

J'ai rencontré beaucoup d'hommes, de femmes de diverses catégories. Ils étaient comme des coups, des raclements, des pincements, des coups de mayoches, des raclements de plectres ou d'archers, des pincements d'ongles, et ils jouaient de moi comme d'un homme-orchestre. Il me venait d'énormes artères gonflées en forme de guitares grondantes, des tempes bruissantes comme des cymbales, un front d'où débouchaient les pavillons des pistons, des trompettes, des cors et des bugles, un corps que j'animai comme une solide soufflerie où tonnait le grand tuyau des basses et sifflaient les bugles. Je ne parle pas des calebasses, des tam-tams ni d'obscènes cornemuses dont j'écrasai les ventres entre mes cuisses.

Il y a des musiques auxquelles je vais, qui sont toujours les mêmes parce que chez elles je trouve toujours des choses nouvelles. Alors que si je vais à côté, je ne trouve pas ma nourriture. Ça ne m'intéresse plus? Ou alors, il arrive que ça m'irrite, au point de me rendre malade.

J'étais allé à un concert avec un ami. Qu'est-ce que c'était ? Je crois que c'était simplement la symphonie Jupiter de Mozart que je connaissais bien, que j'aimais beaucoup. J'étais là pour l'entendre. Et après, je suis resté. Il y avait 'Daphnis et Chloé" de Ravel. Or, vous savez que je suis très timide, surtout dans une salle de théâtre. Même dans un restaurant, je

n`ose pas appeler le garçon. J'étais par conséquent très timide, là, au milieu d'une grande assemblée de gens qui écoutaient. Et brusquement, au bout de dix phrases, j'ai été dans un tel état de fureur, de colère intérieure, de folie pourrait-on dire, que je me suis dressé comme un fou, j'ai écrasé impitoyablement les genoux de mes voisins, je me suis projeté comme un fou jusqu'à la porte, et je suis sorti. Dehors, j'ai retrouvé (il y en avait à ce moment-là à Paris) le grincement des rails de tramways, les klaxons, le bruit des autos, et je me suis dit : "Ah, ça, c'est admirable. Au moins, voilà autre chose que cette musique effroyable qui m'a mis hors de moi".

Cette colère était désagréable mais bénéfique. Pour moi, c'était une sensation très vive, cruelle. Mais Ravel, s'il m'avait vu, se serait dit : "C'est le plus beau bravo qu'on m'ait jamais donné". Parce qu'un type qui peut sortir de son fauteuil et qui fout le camp comme un fou, c'est extraordinaire. Quand on est capable d'enfoncer un couteau dans une queue de poireau, on peut très bien étrangler des éclats de trompette dans des lacets de contrebasse !

 

© Le Monde de la Musique n° 18, décembre 1979, pp. 30-31

 

 


 

 

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