Cet ouvrage est paru pour la première fois en 1913. Et c'est parce qu'il a été élu, par un aréopage compétent, parmi les cinquante romans les plus fondamentaux de la première moitié du siècle précédent, que je le fais figurer ici. Car ces pages me paraissant complètement illisibles, comme, au demeurant, celles de bien d'autres romans pourtant écrits plus récemment, et je songe entre autres à Aragon dont Aurélien et Les communistes me sont, à plusieurs reprises, tombés des mains. Pour présenter La Colline inspirée, je vais m'appuyer, une fois n'est pas coutume, sur la notice que tout un chacun peut trouver dans Wikipedia, mais aussi sur les commentaires rédigés par les célèbres (mais le sont-ils encore ?) duettistes André Lagarde & Laurent Michard.
Il est donc question de trois religieux lorrains, les frères Baillard (Léopold, François et Quirin), qui décident de faire revivre un pèlerinage jadis adossé à la colline de Sion (d'où la phrase partout citée, "Il est des lieux ùo souffle l'Esprit"). Leur démarche connaît d'abord un vif succès. Mais le plus âgé d'entre eux rencontre bientôt un prêtre excommunié par l'Église (Vintras), et "transforme Notre-Dame de Sion en bastion de la secte vintrasienne". Les autorités catholiques s'en mêlent, envoient un prêtre qui remet de l'ordre et obtient même l'abjuration de Léopold, à l'heure blême (petite allusion qui n'a rien à voir avec Barrès).
Bon, c'est le combat entre l'ordre et la liberté, il n'y a pas de quoi en faire un Reality-Show.
Et puis Sion n'est pas Thèbes, et Léopold est loin d'Antigone...
Mais enfin, du moment que Barrès, au début de son "roman", chante la Sainte-Baume, la Sainte-Victoire et l'héroïque Vézelay, tous lieux où peuvent s'entendre "les soupirs de la sainte, et les cris de la fée"...

 

C'était charmant d'écouter François et de voir comment, au fond limpide de ces sortes de nature qui ne pensent qu'à admirer et à servir, se forme une inébranlable conviction. Il présentait le type idéal du clerc et de l'écuyer. On l'aurait vu indifféremment sur la paille de la rue du Fouarre, écoutant les leçons d'Abélard, ou couché en travers de la tente du chevalier son suzerain. Mais, en même temps, c'était un beau diseur, un voyageur qui arrive de loin et désireux de produire son effet. Aussi avait-il bien soigneusement gardé pour la fin l'énumération des hautes dignités dont ils revenaient revêtus :

- Il y aura vingt nouveaux pontifes pour la Régénération, qui arrivera bientôt, et nous sommes du nombre, nous trois l Mon frère Supérieur (il montrait Léopold) est établi par Dieu Pontife d'Adoration, et mon jeune frère (il désignait Quirin) Pontife de l'Ordre. Notre sœur Thérèse est sacrée miraculeusement, elle aussi, pour être la fondatrice et la supérieure d'un nouvel ordre de femmes, peut-être le seul qui existera dans le nouveau règne de Jésus-Christ. Ce sera la Congrégation des Dames libres et très pieuses du miséricordieux amour du Cœur divin de Jésus. Désormais notre sœur s'appelle Mme Léopold-Marie-Thérèse du Saint-Esprit de Jésus. Et moi, qu'est-ce que je suis? Je suis établi Pontife de Sagesse.

Pontife de Sagesse ! Sur ces mots, François éclata d'un gros rire.

- Vous êtes bien étonnés ! Je l'ai été plus que vous. Mais le prophète m'a dit : "On vous a appelé fou, parce que vous étiez fou de la folie de Jésus-Christ". En voilà des merveilles !

Ce fut un transport d'admiration. Les sueurs et les frères se pressaient avec délice à l'entrée de cette vie de félicité, sans aucun étonnement, car la sainte Vierge devait bien ces rétributions au zèle de son serviteur Léopold, mais avec une jubilation de spectateurs que le drame satisfait. Assise aux pieds de François, la chienne Mouya participait joyeusement au tapage. Elle ne le perdait pas des yeux et, sans souci des paroles, à chaque fois que l'orateur lançait le bras en avant, elle s'élançait elle aussi, comme pour happer un morceau. Quand tout le monde s'exclamait, elle ne se gênait pas pour aboyer...

François n'avait garde de s'arrêter. Excité par l'effet qu'il produisait et par l'excellence du modeste repas, il retrouvait sa drôlerie de jeune paysan, une drôlerie toute-puissante sur des assemblées de village, où le goût du merveilleux n'a d'égal que le goût de la farce. Après avoir entraîné ses auditeurs dans la région des prestiges, il les ramena tout d'un coup dans une réalité plaisante. Ce fut Thérèse Thiriet qui fournit une matière à sa verve aimable et rieuse.

- Vous savez qu'autrefois je ne m'entendais guère avec notre sœur Thérèse. J'ai même eu des mots, à cause d'elle, avec mon frère Supérieur. Aujourd'hui, tous les nuages sont dissipés ; nous sommes devenus, elle et moi, de grands amis. Vintras a fait encore ce miracle. Mais ça n'a pas été tout seul, n'est-ce pas, ma sœur ?

Sœur Thérèse fixait sur lui en souriant un regard indéfinissable, où il pouvait y avoir les sentiments complexes d'une religieuse pour un prêtre, d'une jeune paysanne pour un loustic, et surtout un sentiment royal de supériorité bienveillante.

- Notre sœur, continuait le grand François, a été humiliée dans un discours extatique, comme elle ne l'a jamais été. Son orgueil, sa désobéissance, ses mensonges, sa mauvaise tête lui ont été reprochés. Le prophète l'a confessée publiquement, cependant en termes généraux. Je n'ai jamais vu accabler quelqu'un de la sorte. Elle disait dans ce moment : " Voilà bien ce que M. François Baillard m'a si souvent reproché ; il est sans doute bien content d'entendre tout cela".

On assistait là à une de ces séances plaisantes, comme on en voit aux veillées lorraines, où les filles et les garçons échangent des facéties et des bouts rimés. C'était une véritable séance de daïe, où François daïait la religieuse. Tous ces paysans étaient enchantés ; Quirin lui-même avait déridé son petit visage sérieux d'avoué, et l'allégresse générale avait gagné Léopold.

Un fumet barbare s'exhalait de la scène. Et, beauté profonde, son caractère lui venait, non pas du décor, mais des âmes. Dans ce couvent, remis en état peu avant par les frères Baillard, certains objets trop neufs, telle mécanique, un moulin à café, un réveille-matin, détonnaient, mais on y respirait, comme une chose vivante et dans la forme la plus spontanée, la foi des populations primitives de cette terre.

Cependant Léopold n'était pas homme à supporter longtemps le caractère profane que prenait la petite réunion. Et pour relever les esprits :

- Sœur Thérèse, dit-il, chantez-nous le cantique de nos processions.

La religieuse se leva. C'était une fille de taille moyenne et dont les formes gracieuses se révélaient sous la bure épaisse de sa robe. Les voyages et la gloire de son miracle avaient un peu gâté son bon naturel en lui donnant un certain goût de la mise en scène et de l'effet. Elle se tint droite et silencieuse plusieurs minutes. Sa personne élancée, ses yeux bleus et fixes lui donnaient l'apparence d'une statue d'église. Mais on la voyait respirer doucement, et il semblait que sous les yeux de tous l'enthousiasme l'envahît. Enfin, elle commença :

Par les chants les plus magnifiques,
Sion célèbre ton Sauveur ;
Exalte dans tes saints cantiques
Ton Dieu, ton chef et ton pasteur ;
Prodigue aujourd'hui pour lui plaire
Tes transports, tes soins empressés.
Jamais tu n'en pourras trop faire,
Tu n'en feras jamais assez.

Et tous reprirent en chœur les dernières paroles :

Jamais tu n'en pourras trop faire,
Tu n'en feras jamais assez.

La médiocrité de ces strophes composées pour prirent les pèlerins, qui les égrènent encore en parcourant les sentiers de la colline ne pouvait pas, non plus que l'accent lorrain de la chanteuse, désenchanter ce petit monde. La sœur Thérèse avait dans toute sa personne une sorte de perpétuelle émotion trop puissante, et sa voix traduisait si bien ce frémissement intérieur t C'était la fille de Jephté qui s'en va au-devant de son père avec des tambours et des flûtes ; c'était la confiance, la jeunesse, la fantaisie précédant, accompagnant les mornes et dures passions ; c'était une fille spirituelle célébrant le retour et la victoire de l'homme dont nul n'a pu courber le front. Et lui, en la regardant, il songeait aux prophétesses de la Bible, à Myriam, sœur de Moïse, qui fut une musicienne exaltée, chantant et menant, un tambourin à la main, le chœur des femmes dansantes ; à Deborah, la vierge guerrière, que l'on appelait l'abeille d'Éphraïm et qui siégeait sous un palmier dans la montagne ; à Oulda qui pardonnait ; à Noadja de qui l'on ne sait que le nom cité par Néhémie, et il demandait à cette âme favorisée de l'élever dans les voies du ciel.

Ce fut là le haut moment de la soirée, un de ces moments sonores où l'être le plus morne connaît, sent palpiter son âme. L'Esprit de la colline remplissait cette pauvre cuisine. À cette minute, ces religieuses, autour de cette table, apparaissaient . bien autres qu'on ne les vit jamais au dehors. Elles avaient des figures que, seuls, les Baillard leur surprirent jamais. Il semblait qu'une lumière, visible à travers leurs visages et venue des profondeurs de l'âme, les transfigurât. Et Thérèse, entre toutes, brillait avec le plus d'éclat, les yeux plus vastes et toute traversée par des éclairs d'amour et de plaisir. Laissant les autres sœurs verser le vin et faire le service, elle déposait aux pieds de son maître le globe étincelant des émotions de ce petit cénacle. Il y avait de la magicienne dans cette paysanne coiffée du bandeau des religieuses. Jeune encore, elle cachait sous sa coiffe de nonne la mèche échevelée que nos vieilles prophétesses lorraines livrent au vent du sabbat. Dans son cantique, un mot entre tous, ce mot de Sion, perpétuellement répété de strophe en strophe, exerçait sur Léopold une action prestigieuse. Sion, c'était pour ce grand imaginatif la Jérusalem terrestre et la Jérusalem céleste ; c'était sa montagne, son église son pèlerinage ; c'était plus encore, et, dans ce beau mot, il plaçait le sentiment de l'infini qu'il portait en lui. Lorsque ces magiques syllabes, chargées d'une si riche émotion, se mêlaient au souffle harmonieux de la miraculée, il semblait qu'il subît une incantation.

Dehors, sous la nuit, règnent la défiance, l'hostilité, et aux quatre coins du plateau s'étend le beau domaine perdu qui trouble en Léopold l'homme de désir. Mais comme une action de grâce, le chant de Thérèse éclate pour annoncer à la sainte colline l'intervention mystérieuse du ciel. L'univers en est modifié. Une Saga du Nord raconte qu'une devineresse chantait à midi l'air de la nuit, et si loin que son chant portait, les ténèbres s'établissaient. Ainsi de Thérèse : tant qu'elle chante et si loin que va son chant, Léopold est Pontife et Roi.

Quand la religieuse, épuisée, se tut, Léopold rouvrant les yeux se leva et dit avec un accent profond :

- Mes chers frères et mes chères sœurs, allons remercier la Vierge.

Son cœur déborde d'amour. À Tilly, dans un éclair, il vient de recevoir toute fulgurante la réponse à la terrible question qui depuis des mois se posait devant lui et qu'il n'osait même pas formuler nettement : "Pour quelle tâche désormais puis-je vivre ? Que construirai-je ? Au nom de quoi vais-je quêter ?" Cette doctrine mystérieuse de Tilly, la justification par l'amour, c'est de toute antiquité qu'elle repose dans ce cœur clérical formé à Borville par des générations catholiques. Elle a fait explosion dans cet homme malheureux, au fond de sa pauvre cellule de Bosserville, quand il répétait à Dieu : "Ne suis-je pas un cœur juste? Vois mon cœur, juge-le et donne-moi un signe". À Tilly, il l'a reconnue comme un désir, comme une foi qui reposait en lui depuis toujours. Vintras l'a confirmée, étayée par des prodiges. En quelques semaines, auprès de l'Organe, une certitude mystique vient de l'envahir avec une puissance prodigieuse, et de le mettre tout en émoi. Elle va éveiller en lui quelque chose de tout nouveau et d'idyllique, l'idée du bonheur ; elle la dégage, la fait monter à la surface. Maintenant Léopold conçoit comment pourrait se faire la satisfaction de son âme. Ce n'est plus de construire des édifices, mais de construire des temples vivants. Le prêtre bâtisseur s'élève à un degré supérieur : il veut former des âmes, présenter à Dieu une compagnie de saints. Et quel beau sens nouveau à donner au pèlerinage ! Quel fructueux motif de quête !

Tous s'étaient agenouillés dans les ténèbres de la chapelle. Les trois Baillard remercièrent à haute voix la Vierge de la profusion des Grâces qu'ils avaient trouvées à Tilly, et de les avoir choisis pour être sur cette colline les apôtres du règne de l'Esprit.

C'est ainsi qu'aux jours de jadis, ici même, les chevaliers revenus de la croisade, et dont les dames pouvaient croire que leurs prières les avaient soutenus, racontaient, sous de beaux regards émerveillés, les prodiges et les profits de leur expédition, tout en buvant force hanaps, puis dévotement priaient Notre-Dame de Sion, ayant derrière eux un démon narquois. 

 

Maurice Barrès, in La colline inspirée, Paris, Plon, édition de 1947, pp. 88-96

 

 

Petit complément

 

Pour le fun, comme disent les inénarrables d'jeuns, un autre extrait de "La colline inspirée", tel qu'il a été proposé aux élèves de Troisième de ma génération, dans le célèbre manuel "Les nouveaux textes français", du trio Chevaillier-Audiat-Aumenier, chez Hachette (l'édition que j'ai en mains date de 1963), pp. 570-572. Le paragraphe entre [...], présent dans le texte originel (pp. 8-10), a été omis par les auteurs du manuel.

 

En automne, la colline est bleue sous un grand ciel ardoisé, dans une atmosphère pénétrée par une douce lumière d’un jaune mirabelle. J’aime y monter par les jours dorés de septembre et me réjouir là-haut du silence, des heures unies, d’un ciel immense où glissent les nuages et d’un vent perpétuel qui nous frappe de sa masse.

Une église, un monastère, une auberge qui n’a de clients que les jours de pèlerinage, occupent l’une des cornes du croissant ; à l’autre extrémité, le pauvre village de Vaudémont, avec les deux aiguilles de son clocher et de sa tour, se meurt dans les débris romains et féodaux de son passé légendaire, petit point très net et prodigieusement isolé dans un grand paysage de ciel et de terre. Au creux, et pour ainsi dire au cœur de cette colline circulaire, un troisième village, Saxon, rassemble ses trente maisons aux toits brunâtres qui possèdent là tous leurs moyens de vivre : champs, vignes, vergers, chènevières et carrés de légumes. Sur la hauteur, c’est un plateau, une promenade de moins de deux heures à travers des chaumes et des petits bois, que la vue embrasse et dépasse pour jouir d’un immense horizon et de l’air le plus pur. Mais ce qui vit sur la colline ne compte guère et ne fait rien qu’approfondir la solitude et le silence. Ce qui compte et ce qui existe, où que nous menions nos pas en suivant la ligne de faîte, c’est l’horizon et ce vaste paysage de terre et de ciel.
[Si vous portez au loin votre regard, vous distinguez et dénombrez les ballons des Vosges et de l’Alsace ; si vous le ramenez plus près sur la vaste plaine, elle vous étonne et, selon mon goût, vous charme par ses superbes plissements, par de longs mouvements de terrains pareils à des dunes. C’est un pays sans eau en apparence, mais où l’eau sourd et circule invisible. Des prairies qui s’égouttent un ruisselet se forme et se débrouille vivement dans les rides enchevêtrées du terrain. Au fond de ravins sinueux, le Madon, l’Uvry, le Brenon développent en secret les beautés les plus touchantes, cependant qu’ils rafraîchissent une multitude de champs bombés et diversement colorés, des pâturages, des vignobles clairs, des blés dorés, de petits bois, des labours bruns où les raies de la charrue font un grave décor, des villages ramassés, parfois un cimetière aux tombes blanches sous les verts peupliers élancés.]
Sur le tout, sur cet ensemble où il n’est rien que d’éternel, règne un grand ciel voilé. Les appels d’un enfant ou d’un coq apportés de la plaine par le vent, le vol plané d’un épervier, le tintement d’un marteau qui là-bas redresse une faucille, le bruissement de l’air animent seuls cette immensité de silence et de douceur. Ce sont de paisibles journées faites pour endormir les plus dures blessures. Cet horizon où les formes ont peu de diversité nous ramène sur nous-mêmes en nous rattachant à la suite de nos ancêtres. Les souvenirs d’un illustre passé, les grandes couleurs fortes et simples du paysage, ses routes qui s’enfuient composent une mélodie qui nous remplit d’une longue émotion mystique. Notre cœur périssable, notre imagination si mouvante s’attachent à ce coteau d’éternité. Nos sentiments y rejoignent ceux de nos prédécesseurs, s’en accroissent et croient y trouver une sorte de perpétuité. Il étale sous nos yeux une puissante continuité, des mœurs, des occupations d’une médiocrité éternelle ; il nous remet dans la pensée notre asservissement à toutes les fatalités, cependant qu’il dresse au-dessus de nous le château et la chapelle, tous les deux faiseurs d’ordre, l’un dans le domaine de l’action, l’autre dans la pensée et dans la sensibilité. L’horizon qui cerne cette plaine, c’est celui qui cerne toute vie ; il donne une place d’honneur à notre soif d’infini, en même temps qu’il nous rappelle nos limites.

 

Questionnaire - Déploiement et reploiement

 

1. Montrez que la contemplation du paysage suscite deux mouvements opposés :
- l'un par lequel l'imagination et le rêve se déploient, l'autre qui replie la pensée
sur celui qui médite. Quels mots, dans la page, expriment ce double mouvement ?
2. Quels sont les traits caractéristiques du paysage (lignes, couleurs, bruits) ?
3. Ce paysage est-il riant ou triste ? Quel charme y trouve Barrès ?
Qualifiez d'une épithète ce paysage.
4. Quel sens et quelle valeur ont les expressions : d'un jaune mirabelle,
composent une mélodie, d'une médiocrité éternelle, asservissement à toutes les fatalités ?