Prix Goncourt 1933, La Condition humaine est une œuvre très célèbre (personnellement, je lui préfère La voix royale, qui fut jadis pour moi un incroyable étourdissement) d'André Malraux. Le passage retenu ici ("Le don du cyanure"), qui appartient à la VIe partie (mi-avril) est particulièrement commenté sur la Toile, ce qui me dispensera de trop longues explications.
Shanghaï est le cadre du roman, qui se déroule en mars-avril 1927. Et nous décrit les commencements et les échecs de la Révolution chinoise, baignés dans la souffrance et le sang des partisans.

 

"Quand il faudra fermer le livre,
Ce sera sans regretter rien :
J'ai vu tant de gens si mal vivre,
Et tant de gens mourir si bien" (Aragon, in Le Nouveau Crève-cœur, Le cri du butor, V - Pléiade, p. 1100)

"Allongé sur le dos, les bras ramenés sur la poitrine, Kyo ferma les yeux : c'était précisément la position des morts. Il s'imagina, allongé, immobile, les yeux fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à presque tous les cadavres, comme si devait être exprimée la dignité même des plus misérables".

 

 

 

6 heures.

 

Dans la grande salle - ancien préau d'école - deux cents blessés communistes attendaient qu'on vînt les achever. Appuyé sur un coude, Katow, parmi les derniers amenés, regardait. Tous étaient allongés sur le sol. Beaucoup gémissaient, d'une façon extraordinairement régulière; quelques-uns fumaient comme l'avaient fait ceux de la Permanence, et les ramages de fumée se perdaient jusqu'au plafond, déjà obscur malgré les grandes fenêtres européennes, assombries par le soir et le brouillard du dehors. Il semblait très élevé, au-dessus de tous ces hommes couchés. Bien que le jour n'eût pas encore disparu, l'atmosphère était une atmosphère nocturne. "Est-ce à cause des blessures, se demandait Katow, ou parc que nous sommes tous couchés, comme dans un gare ? C'est une gare. Nous en partirons pour nulle part, et voilà ..."

Quatre factionnaires chinois marchaient de long en large au milieu des blessés, baïonnette au canon, et leurs baïonnettes reflétaient étrangement le jour sans force, nettes et droites au-dessus de tous ces corps informes. Dehors, au fond de la brume, des lumières jaunâtres - des becs de gaz sans doute semblaient aussi veiller sur eux; comme s'il fût venu d'elles (parce qu'il venait, lui aussi, du fond de la brume) un sifflement monta, domina murmures et gémissements : celui d'une locomotive ; ils étaient près de la gare de Chapeï. Il y avait dans cette vaste salle quelque chose d'atrocement tendu, qui n'était pas l'attente de la mort. Katow fut renseigné par sa propre gorge : c'était la soif - et la faim. Adossé au mur, il regardait de gauche à droite : beaucoup de têtes connues, car un grand nombre de blessés étaient des combattants des tchons. Tout le long de l'un des côtés étroits de la salle, un espace libre, de trois mètres de large, était réservé. "Pourquoi les blessés restent-ils les uns sur les autres, demanda-t-il à haute voix, au lieu d'aller là-bas ?" Il était parmi les derniers apportés. Appuyé au mur, il se leva; bien que ses blessures le fissent souffrir, il lui sembla qu'il pourrait se tenir debout; mais il s'arrêta, encore courbé : sans qu'un seul mot eût été prononcé il sentit autour de lui une épouvante si saisissante qu'il en fut immobilisé. Dans les regards ? À peine les distinguait-il. Dans les attitudes ? Toutes étaient d'abord des attitudes de blessés, qui souffraient pour leur propre compte. Pourtant, de quelque façon qu'elle fût transmise, l'épouvante était là - pas la peur, la terreur, celle des bêtes, des hommes seuls devant l'inhumain. Katow, sans cesser de s'appuyer au mur, enjamba le corps de son voisin.

- Tu es fou ? demanda une voix au ras du sol.

- Pourquoi ?

Question et commandement à la fois. Mais nul ne répondait. Et un des gardiens, à cinq mètres, au lieu de le rejeter à terre, le regardait avec stupéfaction.

- Pourquoi ? demanda-t-il de nouveau, plus rudement.

- Il ne sait pas, dit une autre voix. toujours au. ras du sol, et en même temps, une autre plus basse : "Ça viendra..."

Il avait posé très haut sa seconde question. L'hésitation de cette foule avait quelque chose de terrible, en soi, et aussi parce que presque tous ces hommes le connaissaient: la menace suspendue à ce mur pesait à la fois sur tous, et particulièrement sur lui.

- Recouche-toi, dit un des blessés.

Pourquoi aucun d'entre eux ne l'appelait-il par son nom ? Et pourquoi le gardien n'intervenait-il pas ? Il l'avait vu rabattre d'un coup de crosse, tout à l'heure, un blessé qui avait voulu changer de place ... Il s'approcha de son dernier interlocuteur, s'étendit près de lui.

- On met là ceux qui vont être torturés, dit l'homme à voix basse.

Tous le savaient, mais ils n'avaient pas osé le dire, soit qu'ils eussent peur d'en parler, soit qu'aucun n'osât lui en parler, à lui. Une voix avait dit : "Ça viendra ... "

La porte s'ouvrit. Des soldats entraient avec des falots, entourant des brancardiers qui firent rouler des blessés, comme des paquets, tout près de Katow. La nuit venait, elle montait du sol où les gémissements se croisaient comme des rats, mêlés à une épouvantable odeur : la plupart des hommes ne pouvaient bouger. La porte se referma.

Du temps passa. Rien que le pas des sentinelles et la dernière clarté des baïonnettes au-dessus des mille bruits de la douleur. Soudain, comme si l'obscurité eût rendu le brouillard plus épais, de très loin, le sifflet de la locomotive retentit, plus assourdi. L'un des nouveaux arrivés, couché sur le ventre, crispa ses mains sur ses oreilles, et hurla. Les autres ne criaient pas, mais de nouveau la terreur était là, au ras du sol. L'homme releva la tête, se dressa sur les coudes.

- Crapules, hurla-t-il, assassins !

Une des sentinelles s'avança, et d'un coup de pied dans les côtes, le retourna. Il se tut. La sentinelle s'éloigna. Le blessé commença à bredouiller. Il faisait maintenant trop sombre pour que Katow pût distinguer son regard, mais il entendait sa voix, il sentait qu'il allait articuler. En effet " ... ne fusillent pas, ils les foutent vivants dans la chaudière de la locomotive, disait-il. Et maintenant, voilà qu'ils sifflent... " La sentinelle revenait. Silence, sauf la douleur.

La porte s'ouvrit de nouveau. Encore des baïonnettes, éclairées maintenant de bas en haut par le fanal, mais pas de blessés. Un officier kuomintang entra seul. Bien qu'il ne vît plus que la masse des corps, Katow sentit que chaque homme se raidissait. L'officier, là-bas, sans volume, ombre que le fanal éclairait mal contre la fin du jour, donnait des ordres à une sentinelle. Elle s'approcha, chercha Katow, le trouva. Sans le toucher, sans rien dire, avec respect, elle lui fit seulement signe de se lever. Il y parvint avec peine, face à la porte, là-bas, où l'officier continuait à donner des ordres. Le soldat, fusil d'un bras, fanal de l'autre, se plaça à sa gauche. À sa droite, il n'y avait que l'espace libre et le mur blanc. Le soldat montra l'espace, du fusil. Katow sourit amèrement, avec un orgueil désespéré. Mais personne ne voyait son visage : la sentinelle, exprès, ne le regardait pas, et tous ceux des blessés qui n'étaient pas en train de mourir, soulevés sur une jambe, sur un bras, sur le menton, suivaient du regard son ombre pas encore très noire qui grandissait sur le mur des torturés.

L'officier sortit. La porte demeura ouverte.

Les sentinelles présentèrent les armes : un civil entra. "Section A", cria du dehors une voix sur quoi la porte fut refermée. Une des sentinelles accompagna le civil vers le mur, sans cesser de grommeler; tout près, Katow, stupéfait, reconnut Kyo. Comme il n'était pas blessé, les sentinelles, en le voyant arriver entre deux officiers, l'avaient pris pour l'un des conseillers étrangers de Chang-Kaï-Shek; reconnaissant maintenant leur méprise, elles l'en- gueulaient de loin. Il se coucha dans l'ombre, à côté de Katow.

- T'sais ce qui nous attend ? demanda celui-ci.

- On a pris soin de m'en avertir, je m'en fous : j'ai mon cyanure. Tu as le tien ?

- Oui.

- Tu es blessé ?

- Aux jambes. Je peux marcher.

- Tu es là depuis longtemps ?

- Non. Quand as-tu été pris ? - Hier soir.

- Moyen de filer, ici ?

- Rien à faire. Presque tous sont gravement blessés. Dehors, des soldats partout. Et tu as vu les mitrailleuses devant la porte ?

- Oui. Où as-tu été pris ?

Tous deux avaient besoin d'échapper à cette veillée funèbre, de parler, de parler: Katow, de la prise de la Permanence ; Kyo, de la prison, de l'entretien avec Kônig, de ce qu'il avait appris depuis ; avant même la prison provisoire, il avait su que May n'était pas arrêtée.

Katow était couché sur le côté, tout près de lui, séparé par toute l'étendue de la souffrance : bouche entrouverte, lèvres gonflées sous son nez jovial, les yeux presque fermés, mais relié à lui par l'amitié absolue, sans réticences et sans examen, que donne seule la mort : vie condamnée échouée contre la sienne dans l'ombre pleine de menaces et de blessures, parmi tous ces frères dans l'ordre mendiant de la Révolution : chacun de ces hommes avait rageusement saisi au passage la seule grandeur qui pût être la sienne.

Les gardes amenèrent trois Chinois. Séparés de la foule des blessés, mais aussi des hommes du mur. Ils avaient été arrêtés avant le combat, vaguement jugés, et attendaient d'être fusillés.

- Katow ! appela l'un d'eux.

C'était Lou-You-Shuen, l'associé d'Hemmelrich.

- Quoi ?

- Sais-tu si on fusille loin d'ici, ou près ?

- Je ne sais pas. On n'entend pas, en tout cas.

Une voix dit, un peu plus loin :

- Paraît que l'exécuteur, après, vous barbote vos dents en or.

Et une autre :

- Je m'en fous : j'en ai pas.

Les trois Chinois fumaient des cigarettes, bouffée après bouffée, opiniâtrement.

- Vous avez plusieurs boîtes d'allumettes ? demanda un blessé, un peu plus loin.

- Oui.

- Envoyez-en une.

Lou envoya la sienne.

- "Je voudrais bien que quelqu'un pût dire à mon fils, que je suis mort avec courage", dit-il à mi-voix. Et, un peu plus bas encore : "Ça n'est pas facile de mourir".

Katow découvrit en lui une sourde joie : pas de femme, pas d'enfants.

La porte s'ouvrit.

- Envoies-en un ! cria la sentinelle.

Les trois hommes se serraient l'un contre l'autre.

- Alors, quoi, dit le garde, décidez-vous ...

Il ne choisissait pas. Soudain, l'un des deux Chinois inconnus fit un pas en avant, jeta sa cigarette à peine brûlée, en alluma une autre après avoir cassé deux allumettes et partit d'un pas pressé vers la porte en boutonnant, une à une, toutes les boutonnières de son veston. La porte se referma.

Un blessé ramassait les morceaux d'allumettes tombés. Ses voisins et lui avaient brisé en menus fragments celles de la boîte donnée par Lou-Yoy-Shuen, et jouaient à la courte paille. Après moins de cinq minutes, la porte se rouvrit :

- Un autre !

Lou et son compagnon avancèrent ensemble, se tenant par le bras. Lou récitait d'une voix haute et sans timbre la mort du héros d'une pièce fameuse ; mais la vieille communauté chinoise était bien détruite : nul ne l'écoutait.

- Lequel ? demanda le soldat.

Ils ne répondaient pas.

- Ca va venir, oui !

D'un coup de crosse il les sépara. Lou était plus près de lui que l'autre : il le prit par 1'épaule.

Lou dégagea son épaule, avança. Son compagnon revint à sa place et se coucha.

Kyo sentit combien il serait plus difficile à celui-là de mourir, qu'à ceux qui l'avaient précédé : lui, restait seul. Aussi courageux que Lou, puisqu'il avait avancé avec lui. Mais maintenant, sa façon d'être couché par terre, en chien de fusil, les bras serrés autour du corps, criait la peur. En effet, quand le garde le toucha, il fut pris d'une crise nerveuse. Deux soladts le saisirent, l'un par les pieds, l'autre par la tête et l'emportèrent.

Allongé sur le dos, les bras ramenés sur la poitrine, Kyo ferma les yeux : c'était précisément la position des morts. Il s'imagina, allongé, immobile, les yeux fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à presque tous les cadavres, comme si devait être exprimée la dignité même des plus misérables. Il avait beaucoup vu mourir, et, aidé par son éducation japonaise, il avait toujours pensé qu'il est beau de mourir de sa mort, d'une mort qui ressemble à sa vie. Et mourir est passivité, mais se tuer est acte. Dès qu'on viendrait chercher le premier des leurs, il se tuerait en pleine conscience. Il se souvint - le cœur arrêté - des disques de phonographe. Temps où l'espoir conservait un sens ! Il ne reverrait pas May, et la seule douleur à laquelle il fût vulnérable était sa douleur à elle, comme si sa propre mort eût été une faute. "Le remords de mourir", pensa-t-il avec une ironie crispée. Rien de semblable à l'égard de son père qui lui avait toujours donné l'impression, non de faiblesse, mais de force. Depuis plus d'un an, May l'avait délivré de toute solitude, sinon de toute amertume. La lancinante fuite dans la tendresse des corps noués pour la première fois jaillissait, hélas ! dès qu'il pensait à elle, déjà séparé des vivants... "Il faut maintenant qu'elle m'oublie ..." Le lui écrire, il ne l'eût que meurtrie et attachée à lui davantage. "Et c'est lui dire d'en aimer un autre". Ô prison, lieu où s'arrête le temps, - qui continue ailleurs ... Non ! C'était dans ce préau séparé de tous par les mitrailleuses, que la révolution, quel que fût son sort, quel que fût le lieu de sa résurrection, aurait reçu le coup de grâce ; partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l'absurdité, dans l'humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme le croyants prient ; et, dans la ville, on commençait à aimer ces mourants comme s'ils eussent été déjà de morts ... Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d'amour viril. Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée... Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu'au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur : ainsi qu'Hemmelrich, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourrait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'eût valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit ?

II tenait maintenant le cyanure dans sa main. II s'était souvent demandé s'il mourrait facilement. II savait que, s'il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n'avait pas été sans inquiétude sur l'instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour.

Non, mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d'une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c'était échapper à ces deux soldats qui s'approchaient en hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme il eût commandé, entendit encore Katow l'interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au- delà de lui-même contre une toute-puissante convulsion.

Les soldats venaient chercher dans la foule deux prisonniers qui ne pouvaient se lever. Sans doute d'être brûlé vif donnait-il droit à des honneurs spéciaux, quoique limités : transportés sur un seul brancard, l'un sur l'autre ou presque, ils furent déversés à la gauche de Katow ; Kyo mort était couché à sa droite. Dans l'espace vide qui les séparait de ceux qui n'étaient condamnés qu'à mort, les soldats s'accroupirent auprès de leur fanal. Peu à peu têtes et regards retombèrent dans la nuit, ne revinrent plus que rarement à cette lumière qui au fond de la salle marquait la place des condamnés.

Katow, depuis la mort de Kyo, - qui avait haleté une minute au moins - se sentait rejeté à une solitude d'autant plus forte et douloureuse qu'il était entouré des siens. Le Chinois qu'il avait fallu emporter pour le tuer, secoué par la crise de nerfs, l'obsédait. Et pourtant il trouvait dans cet abandon total la sensation du repos, comme si, depuis des années, il eût attendu cela; repos rencontré, retrouvé, aux pires instants de sa vie. Où avait-il lu : "Ce n'étaient pas les découvertes, mais les souffrances des explorateurs que j'enviais, qui m'attiraient..." Comme pour répondre à sa pensée, pour la troisième fois le sifflet lointain parvint jusqu'à la salle. Ses deux voisins de gauche sursautèrent. Des Chinois très jeunes : l'un était Souen, qu'il ne connaissait que pour avoir combattu avec lui à la Permanence ; le second, inconnu (Ce n'était pas Pei). Pourquoi n'étaient-ils pas avec les autres ?

- Organisation de groupes de combat ? demanda-t-il.

- Attentat contre Chang-KaÏ-Shek, répondit Souen.

Avec Tchen ?

- Non. Il a voulu lancer sa bombe tout seul. Chang n'était pas dans la voiture. Moi, j'attendais l'auto beaucoup plus loin. J'ai été pris avec la bombe.

La voix qui répondait était si étranglée que Katow regarda attentivement les deux visages : les jeunes gens pleuraient, sans un sanglot. "Y a pas grand- chose à faire avec la parole", pensa Katow. Souen voulut bouger l'épaule et grimaça de douleur - il était blessé aussi au bras.

- Brûlé, dit-il. Être brûlé vif. Les yeux aussi, les yeux, tu comprends ...

Son camarade sanglotait maintenant.

- On peut l'être par accident, dit Katow.

Il semblait qu'ils parlassent, non l'un à l'autre, mais à quelque troisième personne invisible.

- Ce n'est pas la même chose.

- Non : c'est moins bien.

- Les yeux aussi, répétait Souen d'une voix plus basse, les yeux aussi... Chacun des doigts, et le ventre, le ventre ...

- Tais-toi ! dit l'autre d'une voix de sourd.

Il eût voulu crier mais ne pouvait plus. Il crispa ses mains tout près des blessures de Souen, dont les muscles se contractèrent.

"La dignité humaine", murmura Katow, qui pensait à l'entrevue de Kyo avec Kônig. Aucun des condamnés ne parlait plus. Au-delà du fanal, dans l'ombre maintenant complète, toujours la rumeur des blessures ... Il se rapprocha encore de Souen et de son compagnon. L'un des gardes contait aux autres une histoire : têtes réunies, ils se trouvèrent entre le fanal et les condamnés ; ceux-ci ne se voyaient même plus. Malgré la rumeur, malgré tous ces hommes qui avaient combattu comme lui, Katow était seul, seul entre le corps de son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul entre ce mur et ce sifflet perdu dans la nuit. Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude et même, peut-être, que ce sifflet atroce : la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie. Il ouvrit à son tour la boucle de sa ceinture. Enfin :

- Hé là, dit-il à voix très basse. Souen, pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la toucherai : je vais vous donner mon cyanure. Il n'y en a absolument que pour deux.

Il avait renoncé à tout, sauf à dire qu'il n'y en avait que pour deux. Couché sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les gardes masquaient la lumière, qui les entourait d'une auréole trouble ; mais n'allaient-ils pas bouger ? Impossible de voir quoi que ce fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui, pas même à des corps, pas même à des voix. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il attendit, tout le corps tendu. Et soudain, il entendit l'une des deux voix :

- C'est perdu. Tombé.

Voix à peine altérée par l'angoisse, comme si une telle catastrophe n'eût pas été possible, comme si tout eût dû s'arranger. Pour Katow aussi, c'était impossible. Une colère sans limites montait en lui mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît !

- Quand ? demanda-t-il.

- Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l'a passé : je suis aussi blessé à la main.

- Il a fait tomber les deux, dit Souen.

Sans doute cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent ensuite entre Katow et Souen, sur qui l'autre était probablement presque couché, car Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse de deux corps. Il cherchait lui aussi, s'efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat, de dix centimètres en dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlaient la sienne. Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.

- Même si nous ne trouvons rien... dit une des voix.

Katow, lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans vraie voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don qu'il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain. Bien que Souen continuât à chercher, les deux mains restaient unies. L'étreinte devint soudain crispation :

- Voilà.

Ô résurrection !... Mais :

- Tu es sûr que ce ne sont pas des cailloux ? demanda l'autre.

Il y avait beaucoup de morceaux de plâtre par terre.

- Donne ! dit Katow.

Du bout des doigts, il reconnut les formes.

Il les rendit - les rendit - serra plus fort la main qui cherchait à nouveau la sienne, et attendit, tremblant des épaules, claquant des dents. "Pourvu que le cyanure ne soit pas décomposé, malgré le papier d'argent", pensa-t-il. La main qu'il tenait tordit soudain la sienne, et, comme s'il eût communiqué par elle avec le corps perdu dans l'obscurité, il sentit que celui-ci se tendait. II enviait cette suffocation convulsive. Presque en même temps, l'autre : un cri étranglé auquel nul ne prit garde. Puis, rien.

Katow se sentit abandonné. Il se retourna sur le ventre et attendit. Le tremblement de ses épaules ne cessait pas.

Au milieu de la nuit, l'officier revint. Dans un chahut d'armes heurtées, six soldats s'approchèrent des condamnés. Tous les prisonniers s'étaient réveillés. Le nouveau fanal, lui aussi, ne montrait que de longues formes confuses - des tombes dans la terre retournée, déjà - et quelques reflets sur des yeux. Katow était parvenu à se dresser. Celui qui commandait l'escorte prit le bras de Kyo, en sentit la raideur, saisit aussitôt Souen ; celui-là aussi était raide. Une rumeur se propageait, des premiers rangs des prisonniers aux derniers. Le chef d'escorte prit par le pied une jambe du premier, puis du second : elles retombèrent, raides. II appela l'officier. Celui-ci fit les mêmes gestes. Parmi les prisonniers, la rumeur grossissait. L'officier regarda Katow :

- Morts ?

Pourquoi répondre ?

- Isolez les six prisonniers les plus proches !

- Inutile, répondit Katow : c'est moi qui leur ai donné le cyanure.

L'officier hésita :

- Et vous ? demanda-t-il enfin.

- II n'y en avait que pour deux, répondit Katow avec une joie profonde.

"Je vais recevoir un coup de crosse dans la figure", pensa-t-il.

La rumeur des prisonniers était devenue presque une clameur.

Marchons, dit seulement l'officier

Katow n'oubliait pas qu'il avait été déjà condamné à mort, qu'il avait vu les mitrailleuses braquées sur lui, les avait entendues tirer ... "Dès que je serai dehors, je vais essayer d'en étrangler un, et de laisser mes mains assez longtemps serrées pour qu'ils soient obligés de me tuer. Ils me brûleront, mais mort". À l'instant même, un des soldats le prit à bras-le-corps, tandis qu'un autre ramenait ses mains derrière son dos et les attachait. "Les petits auront eu de la veine, pensa-t-il. Allons ! supposons que je sois mort dans un incendie". Il commença à marcher. Le silence retomba, comme une trappe, malgré les gémissements. Comme naguère sur le mur blanc, le fanal projeta l'ombre maintenant très noire de Katow sur les grandes fenêtres nocturnes ; il marchait pesamment, d'une jambe sur l'autre, arrêté par ses blessures ; lorsque son balancement se rapprochait du fanal, la silhouette de sa tête se perdait au plafond. Toute l'obscurité de la salle était vivante, et le suivait du regard pas à pas. Le silence était devenu tel que le sol résonnait chaque fois qu'il le touchait lourdement du pied ; toutes les têtes, battant de haut en bas, suivaient le rythme de sa marche, avec amour, avec effroi, avec résignation, comme si, malgré les mouvements semblables, chacun se fût dévoilé en suivant ce départ cahotant. Tous restèrent la tête levée : la porte se refermait.

Un bruit de respirations profondes, le même que celui du sommeil, commença à monter du sol : respirant par le nez, les mâchoires collées par l'angoisse, immobiles maintenant, tous ceux qui n'étaient pas encore morts attendaient le sifflet.

 

 

© André Malraux, in La condition humaine 1933 (éd. Folio, mai 1995, pp. 296-310)

 

 


 

 

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