Ce "roman" sans aucun marqueur temporel précis (on ne rencontre que des "le lendemain", "dans l'après-midi", "durant la nuit", etc) se veut le journal tourmenté d'un jeune curé de campagne (particulièrement pauvre, état que Bernanos a malheureusement connu plus souvent qu'à son tour), bourré de projets comme bien l'on imagine, puisqu'il est nommé dans sa première paroisse, un village du nord de la France (les marqueurs de lieu, en revanche, abondent). L'ouvrage comprend trois parties de très inégale longueur, la première (l'arrivée dans la paroisse) et la dernière (l'agonie à Lille) relativement courtes (11 et 38 pp.) entourant le corps du Journal, dans lequel le prêtre raconte sa vie intérieure et extérieure, sur plus de deux cents pages.
Ce jeune homme est malade, on l'apprend peu à peu. De plus, sa déplorable hygiène de vie (il ne se nourrit que d'un peu de pain rassis trempé dans du vin) donne à penser aux habitants de son village, déjà peu enclins à se laisser endoctriner, qu'il s'agit d'un alcoolique. D'où cette sourde hostilité dont il est entouré, quand bien même sa naïveté - une sorte de mélange d'exaltation et de timidité - lui permet quelques réussites. Je ne sais pourquoi, mais j'ai irrésistiblement pensé, en suivant les doutes de cet homme de bonne foi, à une remarque que risqua devant moi, il y a pas mal de temps, le ministre R. Monory : "quand on entreprend de changer les choses, la popularité n'est pas au rendez-vous".
L'auteur, dans une lettre adressée à Robert Vallery-Radot (le 6 janvier 1935), décrivait ainsi son projet : “J’ai commencé un beau vieux livre, que vous aimerez, je crois. J’ai résolu de faire le journal d’un jeune prêtre, à son entrée dans une paroisse. Il va chercher midi à quatorze heures, se démener comme quatre, faire des projets mirifiques, qui échoueront naturellement, se laisser plus ou moins duper par des imbéciles, des vicieuses ou des salauds, et alors qu’il croira avoir tout perdu, il aura servi le bon Dieu dans la mesure même où il croira l’avoir desservi. Sa naïveté aura raison de tout, et il mourra tranquillement d’un cancer”.

Dans un siècle tout entier acquis à Mammon, à la Star-Ac' et au "tout, tout de suite", ce livre a de quoi déconcerter. Écrit à Majorque, il a pourtant obtenu, en 1936, le Prix du roman de l'Académie Française. On ne sort pas indemne de cette lecture, pourvu qu'elle soit fraternelle et attentive.

 

"Il faudrait parler de soi avec une rigueur inflexible. et au premier effort pour se saisir, d'où viennent cette pitié, cette tendresse, ce relâchement de toutes les fibres de l'âme et cette envie de pleurer ?"

"Je n'ai perdu ni la Foi, ni l'Espérance, ni la Charité. Mais que valent, pour l'homme mortel, en cette vie, les biens éternels ? C'est le désir des biens éternels qui compte. Il me semble que je ne les désire plus
".

"L'enfer, c'est de ne plus aimer".

 

 La première partie de mon programme est en voie de réalisation. J'ai entrepris de visiter chaque famille une fois par trimestre, au moins. Mes confrères qualifient volontiers ce projet d'extravagant, et il est vrai que l'engagement sera dur à tenir car je dois avant tout ne négliger aucun de mes devoirs. Les gens qui prétendent nous juger de loin, du fond d'un bureau confortable, où ils refont chaque jour le même travail, ne peuvent guère se faire idée du désordre, du "décousu" de notre vie quotidienne. À peine suffisons-nous à la besogne régulière - celle dont la stricte exécution fait dire à nos supérieurs : voilà une paroisse bien tenue. - Reste l'imprévu. Et l'imprévu n'est jamais négligeable ! Suis-je là où Notre-Seigneur me veut ? Question que je me pose vingt fois le jour. Car le Maître que nous servons ne juge pas notre vie seulement - il la partage, il l'assume. Nous aurions beaucoup moins de peine à contenter un Dieu géomètre et moraliste.

J'ai annoncé ce matin, après la grand-messe, que les jeunes sportifs de la paroisse désireux de former une équipe pourraient se réunir au presbytère, après les vêpres. Je n'ai d'ailleurs pas pris cette décision à l'étourdie, j'ai soigneusement pointé sur mes registres les noms des adhérents probables - quinze sans doute - au moins dix.

M. le curé d'Eutichamps est intervenu auprès de M. le comte (c'est un vieil ami du château). M. le comte n'a pas refusé le terrain, il désire seulement le louer à l'année (300 francs par an) pour cinq ans. Au terme de ce bail, et sauf nouvel accord, il rentrerait en possession dudit terrain, et les aménagements et constructions éventuels deviendraient sa propriété. La vérité est qu'il ne croit probablement pas au succès de mon entreprise ; je suppose même qu'il souhaite me décourager par ce marchandage, qui convient si peu à sa situation, à son caractère. Il a dit au curé d'Eutichamps des paroles assez dures : Que certaines bonnes volontés trop brouillonnes étaient un danger pour tout le monde, qu'il n'était pas homme à prendre des engagements sur des projets en l'air, que je devais d'abord prouver le mouvement en marchant, et qu'il fallait lui montrer le plus tôt possible ce qu'il appelle mes jocrisses en chandail...

Je n'ai eu que quatre inscriptions - pas fameuses ! J'ignorais qu'il existait une Association sportive à Héclin, luxueusement dotée par le fabricant de chaussures M. Vergnes, qui fournit du travail à la population de sept communes. Il est vrai qu'Héclin est à douze kilomètres. Mais les garçons du village font très facilement le trajet en bicyclette.

Enfin nous avons tout de même fini par échanger quelques idées intéressantes. Ces pauvres jeunes gens me paraissent être tenus à distance par des camarades plus grossiers, coureurs de bals et de filles. Comme le dit très bien Sulpice Mitonnet, le fils de mon ancien sonneur, "l'estaminet fait mal, et coûte cher". En attendant mieux, faute d'être en nombre suffisant, nous ne nous proposerons rien de plus que la constitution d'un modeste cercle d'études, avec salle de jeux, de lecture, quelques revues.

Sulpice Mitonnet n'avait jamais beaucoup attiré mon attention. De santé très chétive, il vient d'achever son service militaire (après avoir été ajourné deux fois). Il exerce maintenant vaille que vaille son métier de peintre et passe pour paresseux.

Je pense qu'il souffre surtout de la grossièreté du milieu où il doit vivre. Comme beaucoup de ses pareils, il rêve d'une place en ville, car il a une belle écriture. Hélas ! la grossièreté des grandes villes, pour être d'une autre espèce, ne me paraît pas moins redoutable. Elle est probablement plus sournoise, plus contagieuse. Une âme faible n'y échappe pas.

Après le départ de ses camarades, nous avons parlé longuement. Son regard, un pou vague, même fuyant, a cette expression si émouvante, pour moi, des êtres voués à l'incompréhension, à la solitude. Il ressemble à celui de Mademoiselle.

 

Mme Pégriot m'a prévenu hier qu'elle ne viendrait plus au presbytère. Elle aurait honte, dit-elle, d'être plus longtemps payée pour un travail insignifiant (il est vrai que mon régime plutôt frugal et l'état de ma lingerie lui font beaucoup de loisir). D'autre part, ajoute-t-elle, "il n'est pas dans ses idées de donner son temps pour rien".

J'ai essayé de tourner la chose en plaisanterie, mais sans réussir à la faire sourire. Ses petits yeux clignaient de colère. J'éprouve malgré moi un dégoût presque insurmontable pour cette figure molle et ronde, ce front bas que tire vers le haut du crâne un maigre chignon, et surtout pour son cou gras, strié de lignes horizontales et toujours luisant de sueur. On n'est pas maître de ces impressions-là, et je crains tellement de me trahir qu'elle doit voir clair en moi.

Elle a fini par une allusion obscure à "certaines personnes qu'elle ne tient pas à rencontrer ici". Que veut-elle dire ?

 

L'institutrice s'est présentée ce matin au confessionnal. Je sais qu'elle a pour directeur mon confrère d'Heuchin, mais je ne pouvais refuser de l'entendre. Ceux qui croient que le sacrement nous permet d'entrer d'emblée dans le secret des âmes sont bien naïfs ! Que ne pouvons-nous les prier de faire eux-mêmes l'expérience ! Habitué jusqu'ici à mes petits pénitents du séminaire, je ne puis réussir encore à comprendre par quelle affreuse métamorphose les vies intérieures arrivent à ne donner d'elles-mêmes que cette espèce d'image schématique, indéchiffrable... Je crois que, passé l'adolescence, peu de chrétiens se rendent coupables de communions sacrilèges. Il est si facile de ne pas se confesser du tout ! Mais il y a pis. Il y a cette lente cristallisation, autour de la conscience, de menus mensonges de subterfuges, d'équivoques. La carapace garde vaguement la forme de ce qu'elle recouvre, c'est tout. À force d'habitude, et avec le temps, les moins subtils finissent par se créer de toutes pièces un langage à eux, qui reste incroyablement abstrait. Ils ne cachent pas grand-chose, mais leur sournoise franchise ressemble à ces verres dépolis qui ne laissent passer qu'une lumière diffuse, où l'œil ne distingue rien.

Que reste-t-il alors de l'aveu ? À peine effleure-t-il 1a surface de la conscience. Je n'ose pas dire qu'elle se décompose par-dessous, elle se pétrifie plutôt.

 

Nuit affreuse. Dès que je fermais les yeux, la tristesse s'emparait de moi. Je ne trouve malheureusement pas d'autre mot pour qualifier une défaillance qui ne peut se définir, une véritable hémorragie de l'âme. Je m'éveillais brusquement avec, dans l'oreille, un grand cri - mais est-ce encore ce mot-là qui convient ? Évidemment non.

Aussitôt surmonté l'engourdissement du sommeil, dès que je pouvais fixer ma pensée, le calme revenait en d'un seul coup. La contrainte que je m'impose habituellement pour dominer mes nerfs est sans doute beaucoup plus grande que je m'imagine. Cette idée m'est douce après l'agonie de ces dernières heures, car cet effort que je fais presque à mon insu, et dont par conséquent je ne puis tirer aucune satisfaction d'amour-propre, Dieu le mesure.

Comme nous savons peu ce qu'est réellement une vie humaine ! La nôtre. Nous juger sur ce que nous appelons nos actes est peut-être aussi vain que de nous juger sur nos rêves. Dieu choisit, selon sa justice, parmi ce tas de choses obscures, et celle qu'il élève vers le Père dans le geste de l'ostension éclate tout à coup, resplendit comme un soleil.

N'importe. J'étais si épuisé ce matin que j'aurais donné je ne sais quoi pour une parole humaine de compassion, de tendresse. J'ai pensé courir jusqu'à Torcy. Mais j'avais justement, à onze heures, le catéchisme des enfants. Même en bicyclette, je n'aurais pu revenir à temps.

Mon meilleur élève est Sylvestre Galuchet, un petit garçon pas très propre (sa maman est morte, et il est élevé par une vieille grand-mère assez ivrogne) et pourtant d'une beauté très singulière, qui donne invinciblement l'impression, presque déchirante, de l'innocence - une innocence d'avant le péché, une innocente pureté d'animal pur. Comme je distribuais mes bons points, il est venu chercher son image à la sacristie, et j'ai cru lire dans ses yeux calmes, attentifs, cette pitié que j'attendais. Mes bras se sont refermés un instant sur lui, et j'ai pleuré la tête sur son épaule, bêtement.

 

Première réunion officielle de notre "Cercle d'Études". J'avais pensé donner la présidence à Sulpice Mitonnet, mais ses camarades semblent le tenir un peu à l'écart. Je n'ai pas cru devoir insister, naturellement.

Nous n'avons fait d'ailleurs que mettre au point les quelques articles d'un programme forcément très modeste, proportionné à nos ressources. Les pauvres enfants manquent évidemment d'imagination, d'entrain. Comme l'avouait Englebert Denisane, ils craignent de "faire rire". J'ai l'impression qu'ils ne sont venus à moi que par désœuvrement, par ennui, - pour voir...

 

Rencontré M. le curé de Torcy sur la route de Desvres. Il m'a ramené jusqu'au presbytère, dans sa voiture, et même il a bien voulu accepter de boire un verre de mon fameux bordeaux. "Est-ce que vous le trouvez bon ?" m'a-t-il dit. J'ai répondu que je me contentais du gros vin acheté à l'épicerie des Quatre-Tilleuls. Il a paru rassuré.

J'ai eu l'impression très nette qu'il avait une idée en tète, mais qu'il était déjà décidé à la garder pour lui. Il m'écoutait d'un air distrait, tandis que son regard me posait malgré lui une question à laquelle j'aurais été bien en peine de répondre, puisqu'il refusait de la formuler. Comme d'habitude, lorsque je me sens intimidé, j'ai parlé un peu à tort et à travers. II y a certains silences qui vous attirent, vous fascinent, on a envie de jeter n'importe quoi dedans, des paroles...

- "Tu es un drôle de corps, m'a-t-il dit, enfin. Un plus nigaud, on n'en trouverait pas dans tout le diocèse, sûr ! Avec ça, tu travailles comme un cheval, tu te crèves. Il faut que Monseigneur ait vraiment grand besoin de curés pour te mettre une paroisse dans les mains ! Heureusement que c'est solide, au fond, une paroisse ! Tu risquerais de la casser".

Je sentais bien qu'il tournait en plaisanterie, par pitié pour moi, une manière de voir très réfléchie, très sincère. Il a lu cette pensée dans mes yeux. -

"Je pourrais t'accabler de conseils, à quoi bon ? Lorsque j'étais professeur de mathématiques, au collège de Saint-Omer, j'ai connu des élèves étonnants qui finissaient par résoudre des problèmes très compliqués en dépit des règles d'usage, comme ça, par malice. Et puis quoi, mon petit, tu n'es pas sous mes ordres, il faut que je te laisse faire, donner ta mesure. On n'a pas le droit de fausser le jugement de tes supérieurs. Je te dirai mon système une autre fois.

- Quel système ?"

Il n'a pas répondu directement.

- "Vois-tu, les supérieurs ont raison de conseiller la prudence. Je suis moi-même prudent, faute de mieux. C'est ma nature. Rien de plus bête qu'un prêtre irréfléchi qui jouerait les écervelés, pour rien, par genre. Mais tout de même, nos voies ne sont pas celles du monde ! On ne propose pas la Vérité aux hommes comme une police d'assurances ou un dépuratif. La Vie est la Vie. La Vérité du :bon, Dieu, c'est la Vie. Nous avons l'air de l'apporter, c'est elle qui nous porte, mon garçon.

- En quoi me suis-je trompé ? ai-je dit (ma voix tremblait, j'ai dû m'y reprendre à deux fois).

- Tu t'agites trop, tu ressembles à un frelon dans une bouteille. Mais je crois que tu as l'esprit de prière".

J'ai cru qu'il allait me conseiller de filer à Solesmes, de me faire moine. Et encore un coup, il a deviné ma pensée (ça ne doit pas être très difficile, d'ailleurs). -

"Les moines sont plus finauds que nous, et tu n'as pas le sens pratique, tes fameux projets ne tiennent pas debout. Quant à 1'expérience des hommes, tiens, n'en parlons pas, ça vaut mieux. Tu prends le petit comte pour un seigneur, tes gosses de catéchisme pour des poètes dans ton genre, et ton doyen pour un socialiste. Bref, en face de ta paroisse toute neuve, tu m'as l'air de faire une drôle de mine. Sauf respect, tu ressembles à ces cornichons de jeunes maris qui se flattent "d'étudier leur femme" alors qu'elle a pris leur mesure, en long et en large, du premier coup.

- Alors ?... (Je pouvais à peine parler, j'étais confondu).

- Alors ?... Hé bien, continue, qu'est-ce que tu veux que je te dise ! Tu n'as pas l'ombre d'amour-propre, et il est difficile d'avoir une opinion sur tes expériences, parce que tu les fais à fond, tu t'engages. Naturellement, on n'a pas tort d'agir selon la prudence humaine. Souviens-toi de cette parole de Ruysbroeck l'Admirable, un Flamand comme moi : "Quand tu serais ravi en Dieu, si un malade te réclame une tasse de bouillon, descends du septième ciel, et donne-lui ce qu'il demande". C'est un beau précepte, oui, mais il ne doit pas servir de prétexte à la paresse. Car il y a une paresse surnaturelle qui vient avec .l'âge, l'expérience, les déceptions. Ah ! les vieux prêtres sont durs ! La dernière des imprudences est la prudence, lorsqu'elle nous prépare tout doucement à nous passer de Dieu. Il y a de vieux prêtres effrayants".

Je rapporte ses paroles comme je puis, plutôt mal. Car je les écoutais à peine. Je devinais tant de choses ! Je n'ai aucune confiance en moi, et pourtant ma bonne volonté est si grande que j'imagine toujours qu'elle saute aux yeux, qu'on me jugera sur mes intentions. Quelle folie ! Alors que je me croyais encore au seuil de ce petit monde. J'étais déjà entré bien avant, seul - et le chemin du retour fermé derrière moi, nulle retraite. Je ne connaissais pas ma paroisse, et elle feignait de m'ignorer. Mais 1'image qu'elle se faisait de moi était déjà trop nette, trop précise. Je n'y saurais rien changer désormais qu'au prix d'immenses efforts.

M. le curé de Torcy a lu l'épouvante sur mon ridicule visage, et il a compris sûrement que toute tentative pour me rassurer eût été vaine à ce moment. Il s'est tu. Je me suis forcé à sourire. Je crois même que j'ai souri. C'était dur.

 

Mauvaise nuit. À trois heures du matin, j'ai pris ma lanterne et je suis allé jusqu'à l'église. Impossible de trouver la clef de la petite porte, et il m'a fallu ouvrir le grand portail. Le grincement de la serrure a fait, sous les voûtes, un bruit immense.

Je me suis endormi à mon banc, la tête entre mes mains et si profondément qu'à l'aube la pluie m'a réveillé. Elle passait à travers le vitrail brisé. En sortant du cimetière, j'ai rencontré Arsène Miron, que je ne distinguais pas très bien, et qui m'a dit bonjour d'un ton goguenard. Je devais avoir un drôle d'air avec mes yeux encore gonflés de sommeil et ma soutane trempée.

Je dois lutter sans cesse contre la tentation de courir jusqu'à Torcy. Hâte imbécile du joueur qui sait très qu'il a perdu, mais ne se lasse pas de l'entendre dire. Dans l'état nerveux où je suis, je ne pourrais d'ailleurs que me perdre en vaines excuses. À quoi bon parler du passé ? L'avenir seul m'importe, et je ne me sens pas encore capable de le regarder en face.

M. le curé de Torcy pense probablement comme moi. Sûrement, même. Ce matin, tandis que j'accrochais les tentures pour les obsèques de Marie Perdrot, j'ai cru reconnaître son pas si ferme, un peu lourd, sur les dalles. Ce n'était que le fossoyeur qui venait me dire que son travail était fini.

La déception a failli me faire tomber de l'échelle... Oh ! non, je ne suis pas prêt...

 

J'aurais dû dire au docteur Delbende que l'Église n'est pas seulement ce qu'il imagine, une espèce d'État souverain avec ses lois, ses fonctionnaires, ses armées, - un moment, si glorieux qu'on voudra, de l'histoire des hommes. Elle marche à travers le temps comme une troupe de soldats à travers des pays inconnus où tout ravitaillement normal est impossible. Elle vit sur les régimes et les sociétés successives, ainsi que la troupe sur l'habitant, au jour le jour.

Comment rendrait-elle au Pauvre, héritier légitime de Dieu, un royaume qui n'est pas de ce monde ? Elle est à la recherche du Pauvre, elle l'appelle sur tous les chemins de la terre. Et le Pauvre est toujours à la même place, à l'extrême pointe de la cime vertigineuse, en face du Seigneur des Abîmes qui lui répète inlassablement depuis vingt siècles, d'une voix d'Ange, de sa voix sublime, de sa prodigieuse Voix : "Tout cela est à vous, si, vous prosternant, vous m'adorez... "

Telle est peut-être l'explication surnaturelle de l'extraordinaire résignation des multitudes. La Puissance est à la portée de la main du Pauvre, et le Pauvre l'ignore, ou semble l'ignorer. Il tient ses yeux baissés vers la terre, et le Séducteur attend de seconde en seconde le mot qui lui livrerait notre espèce, mais qui ne sortira jamais de la bouche auguste que Dieu lui-même a scellée.

Problème insoluble : rétablir le Pauvre dans son droit, sans l'établir dans la Puissance. Et s'il arrivait, par impossible, qu'une dictature impitoyable, servie par une armée de fonctionnaires, d'experts, de statisticiens, s'appuyant eux-mêmes sur des millions de mouchards et de gendarmes, réussissait à tenir en respect, sur tous les points du monde à la fois, les intelligences carnassières, les bêtes féroces et rusées, faites pour le gain, la race d'hommes qui vit de l'homme – car sa perpétuelle convoitise de l'argent n'est sans doute que la forme hypocrite, ou peut-être inconsciente, de l'horrible, de l'inavouable faim qui la dévore – le dégoût viendrait vite de l'aurea mediocritas ainsi érigée en règle universelle, et l'on verrait refleurir partout les pauvretés volontaires, ainsi qu'un nouveau printemps.

Aucune société n'aura raison du Pauvre. Les uns vivent de la sottise d'autrui, de sa vanité, de ses vices. Le Pauvre, lui, vit de la charité. Quel mot sublime.

 

Je ne sais pas ce qui s'est passé cette nuit, j'ai dû rêver. Vers trois heures du matin (je venais de me faire un peu de vin et j'émiettais dedans mon pain comme d'habitude) la porte du jardin s'est mise à battre et si violemment que j'ai dû descendre. Je l'ai trouvée close, ce qui, d'une certaine manière, ne m'a pas autrement surpris car j'étais sûr de l'avoir fermée la veille, ainsi que chaque soir, d'ailleurs. Vingt minutes plus tard environ, elle s'est mise encore à battre, plus violemment que 1a première fois (il faisait beaucoup de vent, une vraie tempête), c'est une ridicule histoire...

 

J'ai recommencé mes visites - à la grâce de Dieu ! Les remarques de M. le curé de Torcy m'ont rendu prudent : je tâche de m'en tenir à un petit nombre de questions faites le plus discrètement que je puis, et - en apparence du moins - banales. Selon la réponse, je m'efforce de porter le débat un peu plus haut, pas trop, jusqu'à ce que nous rencontrions ensemble une vérité, choisie aussi humble que possible. Mais il n'y a pas de vérités moyennes ! Quelque précaution que je prenne, et quand j'éviterais même de le prononcer des lèvres, le nom de Dieu semble rayonner tout à coup dans cet aire épais, étouffant, et des visages qui s'ouvraient déjà se ferment. Il serait plus juste de dire qu'ils s'obscurcissent, s'enténèbrent.

Oh ! la révolte qui s'épuise d'elle-même en injures, en blasphèmes, cela n'est rien, peut-être ?... La haine de Dieu me fait toujours penser à la possession. "Alors le diable s'empara de lui (Judas)". Oui, à la possession, à la folie. Au lieu qu'une certaine crainte sournoise du divin, cette fuite oblique le long de la Vie, comme à l'ombre étroite d'un mur, tandis que la lumière ruisselle de toutes parts... Je pense aux bêtes misérables qui se traînent jusqu'à leur trou après avoir servi aux jeux cruels des enfants. La curiosité féroce des démons, leur épouvantable sollicitude pour l'homme, est tellement plus mystérieuse... Ah ! si nous pouvions voir, avec les yeux de l'Ange, ces créatures mutilées !

 

Je vais beaucoup mieux, les crises s'espacent et parfois il me semble ressentir quelque chose qui ressemble, à l'appétit. En tout cas, je prépare maintenant mon repas sans dégoût – toujours le même menu, pain et vin. Seulement, j'ajoute au vin beaucoup de sucre et laisse rassir mon pain plusieurs jours, jusqu'à ce qu'il soit très dur, si dur qu'il m'arrive de le briser plutôt que le couper - le hachoir est très bon pour ça. Il est ainsi beaucoup plus facile à digérer.

Grâce à ce régime, je viens à bout de mon travail sans trop de fatigue, et je commence même à reprendre un peu d'assurance... Peut-être irai-je vendredi chez M. le curé de Torcy ? Sulpice Mitonnet vient me voir tous les jours. Pas très intelligent, certes, mais des délicatesses, des attentions. Je lui ai donné la clef du fournil, et il entre ici en mon absence, bricole un peu partout. Grâce à lui, ma pauvre maison change d'aspect. Le vin, dit-il, ne convient pas à son estomac, mais il se bourre de sucre.

Il m'a dit les larmes aux yeux que son assiduité au presbytère lui valait beaucoup de rebuffades, de railleries. Je crois surtout que sa manière de vivre déconcerte nos paysans si laborieux, et je lui ai reproché sévèrement sa paresse. Il m'a promis de chercher du travail.

Mme Dumouchel est venue me trouver à la sacristie. me reproche d'avoir refusé sa fille à l'examen trimestriel.

J'évite autant que possible de faire allusion dans ce journal à certaines épreuves de ma vie que je voudrais oublier sur le champ, car elles ne sont pas de celles, hé1as ! que je puisse supporter avec joie - et qu'est-ce que 1a résignation sans la joie ? Oh ! je ne m'exagère pas leur importance, loin de là ! Elles sont des plus communes, je le sais. La honte que j'en ressens, ce trouble dont je ne suis pas maître, ne me fait pas beaucoup d'honneur, mais je ne puis surmonter l'impression physique, la sorte de dégoût qu'elles me causent. À quoi bon le nier ? J'ai vu trop tôt le vrai visage du vice, et bien que je sente au fond de moi une grande pitié pour ces pauvres âmes, l'image que je me fais malgré moi de 1eur malheur est presque intolérable. Bref, la luxure me fait peur.

L'impureté des enfants, surtout... Je la connais. Oh ! je ne la prends pas non plus au tragique ! Je pense, au contraire, que nous devons la supporter avec beaucoup de patience, car la moindre imprudence peut avoir, en cette matière, des conséquences effrayantes. Il est si difficile de distinguer des autres les blessures profondes, et même alors si périlleux de les sonder ! Mieux vaut parfois les laisser se cicatriser d'elles-mêmes, on ne torture pas un abcès naissant. Mais ça ne m'empêche pas de détester cette conspiration universelle, ce parti pris de ne pas voir ce qui, pourtant, crève les yeux, ce sourire niais et entendu des adultes en face de certaines détresses qu'on croit sans importance parce qu'elles ne peuvent guère s'exprimer dans notre langage d'hommes faits. J`ai connu aussi trop tôt la tristesse, pour ne pas être révolté par la bêtise et l'injustice de tous à l'égard de celle des petits, si mystérieuse. L'expérience, hélas ! nous démontre qu'il y a des désespoirs d'enfants. Et le démon de l'angoisse est essentiellement, je crois, un démon impur.

Je n'ai donc pas parlé souvent de Séraphita Dumouchel, mais elle ne m'en a pas moins donné, depuis des semaines, beaucoup de soucis. Il m'arrive de me demander si elle me hait, tant son adresse à me tourmenter paraît au-dessus de son âge. Les ridicules agaceries qui avaient autrefois un caractère de niaiserie, d'insouciance, semblent trahir maintenant une certaine application volontaire qui ne me permet pas de les mettre tout à fait au compte d'une curiosité maladive commune à beaucoup de ses pareilles. D'abord, elle ne s'y livre jamais qu'en présence de ses petites compagnes, et elle affecte alors, à mon égard, un air de complicité, d'entente, qui m'a longtemps fait sourire, dont je commence à peine à sentir le péril. Lorsque je la rencontre, par hasard, sur la route - et je la rencontre un peu plus souvent qu'il ne faudrait - elle me salue posément, gravement, avec une simplicité parfaite. J'y ai été pris un jour. Elle m'a attendu sans bouger, les yeux baissés, tandis que j'avançais vers elle, en lui parlant doucement. J'avais l'air d'un charmeur d'oiseaux. Elle n'a pas fait un geste, aussi longtemps qu'elle s'est trouvée hors de ma portée, mais comme j'allais l'atteindre - sa tête était inclinée si bas vers la terre que je ne voyais plus que sa petite nuque têtue, rarement levée - elle m'a échappé d'un bond, jetant dans le fossé sa gibecière. J'ai dû faire rapporter cette dernière par mon enfant de chœur, qu'on a très mal reçu.

Mme Dumouchel s'est montrée polie. Sans doute l'ignorance de sa fille justifierait assez la décision que j'ai prise, mais ce ne serait qu'un prétexte. Séraphita est d'ailleurs trop intelligente pour ne pas se tirer avantageusement d'une seconde épreuve, et je ne dois pas courir le risque d'un démenti humiliant. Le plus discrètement possible, j'ai donc essayé de faire comprendre à Mme Dumouchel que son enfant me paraissait très avancée, très précoce, qu'il convenait de la tenir en observation quelques semaines. Elle rattraperait vite ce retard et, de toute manière, 1a leçon porterait ses fruits.

La pauvre femme m'a écouté rouge de colère. Je voyais la colère monter dans ses yeux. L'ourlet de ses oreilles était pourpre. "La petite vaut bien autant que les autres, a-t-elle dit enfin. Ce qu'elle veut, c'est qu'on lui fasse son droit, ni plus ni moins". J'ai répondu que Séraphita était une excellente élève, en effet, mais que sa conduite, ou du moins ses manières, ne me convenaient pas. "Qué manières ? – Un peu de coquetterie", ai-je répondu. Ce mot 1'a mise hors d'elle-même. "De la coquetterie ! De quoi que vous vous mêlez, maintenant ! La coquetterie ne vous regarde pas. Coquetterie ! C'est-y l'affaire d'un prêtre, à ct'heure ! Sauf votre respect, Monsieur le curé, je vous trouve bien jeune pour parler de ça, et avec une gosse encore !"

Elle m'a quitté là-dessus. La petite l'attendait sagement, sur un banc de l'église vide. Par la porte entrebâillée, j'apercevais les visages de ses compagnes, j'entendais leurs rires étouffés - elles se bousculaient sûrement pour voir. Séraphita s'est jetée dans les bras de sa mère, en sanglotant. Je crains bien qu'elle n'ait joué la comédie.

Que faire ? Les enfants ont un sens très vif du ridicule et ils savent parfaitement, une situation donnée, la développer jusqu'à ses dernières conséquences, avec une logique surprenante. Ce duel imaginaire de leur camarade et du curé, visiblement les passionne. Au besoin ils inventeraient pour que l'histoire fût plus séduisante, durât plus longtemps.

Je me demande si je préparais mes leçons de catéchisme avec assez de soin. L'idée m'est venue ce soir que j'avais espéré trop, beaucoup trop, de ce qui n'est en somme qu'une obligation de mon ministère, et des plus ingrate, des plus rude. Que suis-je, pour demander des consolations à ces petits êtres ? J'avais rêvé de leur parler à cœur ouvert, de partager avec eux mes peines, mes joies - oh ! sans risquer de les blesser, bien entendu ! - de faire passer ma vie dans cet enseignement comme je la fais passer dans ma prière... Tout cela est égoïste.

Je m'imposerai donc de donner beaucoup moins désormais à l'inspiration. Malheureusement, le temps me fait défaut, il sera nécessaire de prendre encore un peu sur mes heures de repos. J'ai réussi cette nuit, grâce à un repas supplémentaire que j'ai parfaitement digéré. Moi qui regrettais jadis l'achat de ce bienfaisant bordeaux !

 

Visite hier au château, qui s'est achevée en catastrophe. J'avais décidé cela très vite, après mon déjeuner pris d'ailleurs bien tard, car j'avais perdu beaucoup de temps à Berguez, chez Mme Pigeon, toujours malade. Il était près de quatre heures et je me sentais "en train", comme on dit, très animé. À ma grande surprise - car M. le comte passe généralement au château l'après-midi du jeudi - je n'ai rencontré que Mme la comtesse.

Comment expliquer qu'arrivé si dispos, je me sois trouvé tout à coup incapable de tenir une conversation, ou même de répondre correctement aux questions posées ? Il est vrai que j'avais marché très vite. Mme la comtesse, avec sa politesse parfaite, a feint d'abord de ne rien voir, mais il lui a bien fallu, à la fin, s'inquiéter de ma santé. Je me suis fait, depuis des semaines, une obligation d'esquiver ces sortes de questions, et même je me crois autorisé à mentir. J'y réussis d'ailleurs assez bien, et je m'aperçois que les gens ne demandent qu'à me croire, dès que je déclare que tout va bien. Il est certain que ma maigreur est exceptionnelle (les gamins m'ont donné le sobriquet de "Triste à vir" ce qui signifie en patois "triste à voir") et pourtant l'affirmation que "ça tient de famille" ramène instantanément la sérénité sur les visages. Je suis loin de le déplorer. Avouer mes ennuis, ce serait risquer de me faire évacuer, comme parle le curé de Torcy. Et puis, faute de mieux - car je n'ai guère le temps de prier - il me semble que je ne dois partager qu'avec Notre Seigneur, le plus longtemps possible du moins, ces petites misères.

J'ai donc répondu à Mme la comtesse qu'ayant déjeuné très tard, je souffrais un peu de l'estomac. Le pis est que j'ai dû prendre congé brusquement, j'ai descendu le perron comme un somnambule. La châtelaine m'a gentiment accompagné jusqu'à la dernière marche, et je n'ai même pas pu la remercier, je tenais mon mouchoir sur ma bouche. Elle m'a regardé avec une expression très curieuse, indéfinissable, d'amitié, de surprise, de pitié, d'un peu de dégoût aussi, je le crois. Un homme qui a mal au cœur est toujours si ridicule ! Enfin elle a pris la main que je lui tendais en disant comme pour elle-même, car j'ai deviné la phrase au mouvement de ses lèvres : "Le pauvre enfant !" ou peut-être : "Mon pauvre enfant !"

J'étais si surpris, si ému, que j'ai traversé la pelouse pour gagner l'avenue - ce joli gazon anglais auquel M. le comte tient tant, et qui doit garder maintenant la trace de mes gros souliers.

 

Oui, je me reproche de prier peu, et mal. Presque tous les jours, après la messe, je dois interrompre mon action de grâces pour recevoir tel ou tel, des malades, généralement. Mon ancien camarade du petit séminaire, Fabregargues, établi pharmacien aux environs de Montreuil, m'envoie des boîtes-échantillons publicitaires. Il paraît que l'instituteur n'est pas satisfait de cette concurrence, car il était seul jadis à rendre ces menus services. Comme il est difficile de ne mécontenter personne ! Et quoi qu'on fasse, les gens paraissent moins disposés à utiliser les bonnes volontés qu'inconsciemment désireux de les opposer les unes aux autres. D'où vient l'incompréhensible stérilité de tant d'âmes ?

Certes, l'homme est partout l'ennemi de lui-même, son secret et sournois ennemi. Le mal jeté n'importe où germe presque sûrement. Au lieu qu'il faut, à la moindre semence de bien, pour ne pas être étouffée, une chance extraordinaire, un prodigieux bonheur.

 

Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne, Plon, réédition 1974, 292 pages (avec préface d'André Malraux),

 


 

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