L'imagination ô combien vagabonde de Pierre Sansot (1928-2005) nous entraîne sur des "Chemins au vent"... C'est assez dire que ce singulier et attachant personnage - reçu à l'agreg la même année que le "fameux" Bourdieu (élève de l'ENS, lui) et dans un bien meilleur rang - n'a pas fini de nous révéler ses précieuses facettes : ainsi de l'exposition qui lui a été consacrée très récemment à Lyon Part-Dieu à propos de "Ce qu'il reste", ouvrage posthume paru il y a près de trois lustres.

 

"La marche, une expérience de paix intérieure. D'abord, je suis détourné des chimères, des illusions batailleuses, des espoirs insensés et promis à l'échec qui m'assaillent tant que mon corps n'a pas obtenu sa ration de mouvements. Sur un mode plus positif, je suis en accord avec moi-même. Je ne cours pas après le bonheur, il m'accompagne"
P. Sansot

"Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S'il fait laid à droite, je prends à gauche, si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arrête... Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J'y retourne. C'est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine ni droite, ni courbe"

Montaigne

 

Ouvrage dédié : "À Henri Leroux, grâce à qui ce manuscrit a pris forme"

 

 

Les chemins sont innombrables car le monde ne cesse de nous parler et de nous tirer à lui. D'où un appel violent de la forêt, de la prairie, de la pierre qui ne sont pas moi et que je veux approcher en désespoir de les devenir. Il faut supposer une certaine parenté, une similitude de nature entre le monde et moi pour que nous éprouvions le bonheur de marcher, que je sois par ailleurs enfant de l'air, du feu, du vent et des eaux. Face à la terre le terrassier, face au fleuve le rameur qui épouse de ses gestes le rythme du fleuve, face aux poutrelles, aux gratte-ciel, aux enseignes géantes l'amateur de macadam qui jette son lasso sur tout ce qui brille métalliquement ou tout ce qui fulgure au néon. Le monde nous fait signe et nous osons répondre à ses appels et le parcourir. Alors pourquoi s'étonner que l'homme soit l'être par qui le chemin advient ? L'horizon est assez  dégagé, assez ouvert pour nous inciter à libérer nos pas après avoir libéré notre regard.

De là, un tel affairement, des marches dans la précipitation ou après mûre réflexion, de là, toutes ces randonnées.

Je n'avais pas encore usé du terme de randonnée car j'avais en tête toutes sortes de chemins, ceux que l'on parcourt à pied mais aussi par le train, parfois avec une bicyclette ou une voiture. Quand je chemine avec mes jambes, là encore la promenade, la déambulation me sont les plus familières. Si je m'étais appliqué à restituer quelques randonnées, il m'aurait fallu les narrer avec précision, indiquer ce que furent le départ, les perceptions du voyage, le but ultime, dénommer les lieux, des personnages, des circonstances. Tout un récit susceptible de captiver, d'éveiller des émotions (ce que certains d'entre nous ont réussi à merveille) et j'aurais perdu de vue le chemin lui-même (le Chemin, tout comme il y a la Source, l'Arbre, la Montagne, toutes sortes d'images originelles qui hantent encore notre imaginaire). Encore fallait-il que je ne me cantonne pas dans les plates généralités et que, par un jeu d'images et de mots, je procure au lecteur des sensations, des souvenirs, des élans, des expériences réelles ou possibles. C'est à quoi je me suis attardé, sachant que l'entreprise n'est pas des plus aisées.

Il n'empêche que j'ai eu le front de me glisser parmi des randonneurs et de les accompagner dans la limite de mes forces. J'ai perçu très vite la récompense de leurs efforts, le goût de la nature, de l'amitié, d'une épreuve librement imposée. Pour être plus précis et plus proche de ce qu'ils vivent, je livrerai, sous forme de fragments, quelques-unes de mes impressions.

Tout d'abord, dans quelle direction s'engager ? Les charmes propres du paysage dont on s'approchera ont leur importance. Je les dis "poétiques" puisqu'ils privilégient l'accord entre soi et une part de la terre, une découverte qui tient en alerte tous les sens. Certains aiment le schiste et d'autres le calcaire. Le Vercors a pour lui d'être spectaculaire par ses balcons, des routes en lacis, quelques grandes coulées.

N'allons pas trop vite. Ce serait ignorer sa diversité : du côté du sud, de la Drôme, il présente un aspect provençal plus bonhomme. L'Oisans lui ressemble par quelque aspect et néanmoins on lui reproche parfois d'être sauvage, peu habitable, d'une rudesse excessive. La Vanoise, pleine de fleurs et de grâce, attire les âmes les plus tendres et les regards amoureux. Le Parc excède ses limites officielles, il étend au loin sa zone de silence et de recueillement.

De quoi se souvient-on en montagne ? D'un saisissement face à un spectacle sublime ? De s'être senti si léger malgré l'effort et d'avoir ainsi échappé à un terrible accident ?

Nos amis qui se dirigent vers le Thabor effraient un chamois solitaire qui s'enfuit à travers la pente. Après quelques centaines de mètres, toutefois, il s'arrête, fait demi-tour et revient vers eux avant de s'échapper sur le côté. Ce comportement anormal les intrigue jusqu'au moment où toute la pente que le chamois aurait dû traverser part en avalanche. Il vaut mieux, pensent-ils, abandonner le Thabor et regagner le refuge des Drayeres par le col des Muandes. Entreprendre une randonnée, c'est s'accommoder du temps heure par heure et répondre à une situation qui se modifie en cours de journée. Au cours d'une autre randonnée, après avoir atteint la pointe d'Ormélume et tandis que mes amis redescendent sur le col du Lac noir, la neige s'avère avalancheuse. Que faire en attendant que la neige se raffermisse ? S'installer au milieu du couloir, à l'abri d'un énorme rocher ? Mais il fait froid à l'ombre de ce rocher. Alors plutôt se reposer sur le rocher lui-même, au soleil, prêt à se précipiter sous lui en cas d'alerte. Après trois heures d'attente, la neige durcit enfin.

Une randonnée s'étire sur un bon nombre de kilomètres et parfois de journées. Le randonneur se fie à quelques balises qui lui parlent singulièrement et dont nous avons de la peine à discerner le caractère émouvant, si nous ne les avons pas rencontrées nous-­mêmes. Ainsi, du côté de l'Oisans, la Fontaine de Poutran, le chalet de Pré Reynaud, les roches du Calice, la Cabane du Prabotin, à une échelle moins réduite le bassin du Langaret, des massifs (de la Grande Rousse, etc.), des cols (de Maronne), parfois des travaux qui prennent leur temps (sur la route de Sardone). Il aurait fallu un regard précis et, une fois de plus, le chemin aurait perdu sa singularité solennelle. Ce ne serait plus un chemin que nous entendons célébrer en lui-même, comme s'il nous hantait et nous précédait à la manière de la Source, de la Montagne, mais une aventure qui s'invente au gré des circonstances et où le familier côtoie le sublime. En montagne, "l'accident", dans ce qu'il a de peu prévisible et dont il faut tenir compte, rend chaque expédition chanceuse.

Il y a parmi ces gens-là une bonne camaraderie qui n'estompe pas les oppositions de style et de tempérament dans ce CAF des Alpes. Le groupe n° 1 rassemble les plus actifs. Ils courent plus qu'ils ne marchent, avec quelques rares pauses (aux yeux de certains ils ne prennent même pas le temps de "pisser"). Ils n'acceptent pas que l'un des leurs lambine, le rappellent à l'ordre ou lui conseillent de s'intégrer à un groupe moins diligent. Dans le groupe n° 3, on a affaire à des bons marcheurs qui entendent garder leur quant-à-soi. Au printemps, il leur arrive de ne pas quitter leur domicile malgré l'annonce d'une journée radieuse, préférant prodiguer leurs soins à leur jardin. Durant l'hiver, je les aperçois aux alentours de 6 heures du matin en train d'attendre leur car dans le froid et la nuit. De retour, ils se dispersent avec un équipement d'autrefois. Au milieu de la foule, ils se reconnaissent à leur accoutrement, à une canne, à leur sac, à une allure altière. Parfois il a plu, il a neigé. Je les admire pour leur ténacité, leur volonté de faire front à l'âge et d'apporter une touche originale à une ville tentée de se replier dans la grisaille. Plus tard, en mai, ils rapportent des brassées de fleurs, leurs regards portent au-delà des immeubles jusqu'à ces montagnes auxquelles ils rendront visite le jeudi suivant.

Quelques récits de vie suffisent à prouver que chacun de mes amis mène une destinée singulière. Anne ne manquera jamais la sortie du jeudi et elle répondra toujours présent à des cours de géologie donnés le mardi au Collège de France. En conséquence, elle emprunte un train matinal et retrouve Grenoble le soir. Elle manifeste le même enthousiasme le jeudi et le mardi et parfois utilise le jeudi son savoir du mardi. Un commissaire, réputé pour son sérieux et le soin qu'il met à préparer une randonnée, avait égaré sa troupe en interprétant à tort un repère (une ferme). Il se crut déshonoré et voulut démissionner. Il fallut beaucoup de prières pour qu'il revienne sur sa décision.

Un membre du groupe n° 3 entreprend dans l'angoisse ses sorties en montagne lorsque le temps se révèle incertain. Ce n'est pas qu'elle manque de courage, mais elle se répète tous les accidents possibles. "Par brouillard, on s'oriente avec peine. La neige gêne la visibilité. L'action du soleil peut créer de graves brûlures. Par pluie venteuse, il se produit parfois des glissements de terrain". Ses camarades se moquent d'elle sans méchanceté. Pour ma part, je l'admire de persévérer.

J'en termine avec la montagne. Je m'attache à des randonnées moins héroïques. Des cyc1otouristes fréquentaient le mercredi un café qui m'était familier. Ils préparaient la prochaine sortie du dimanche et ils évoquaient celle du dimanche précédent. Ce groupe d'une douzaine de personnes attirait ma sympathie car sa composition était hétéroclite. Des adultes d'un certain âge, mais aussi deux jeunes gens. Un bijoutier qui avait pignon sur rue, un clerc de notaire, mais aussi deux manutentionnaires. Ils prouvaient que l'expression négative, "faire un bout de chemin ensemble" (j'entends : "ce sera une relation éphémère"), était fausse. Parcourir ensemble des routes de la haute vallée de l'Aude ou des Pyrénées établissait des liens solides qu'aucun déterminisme social ne laissait prévoir. Ils commandaient en tout et pour tout une tisane (les jeunes gens un demi pression) et cependant demeuraient toute la soirée dans un coin du café qu'ils s'étaient approprié. Ils avaient épinglé sur le mur quelques-uns de leurs trophées et confié au patron de l'établissement de précieuses archives. La conversation ne tarissait jamais, évoquant un nouveau modèle de bécane, un parcours difficile. Ils avaient établi une correspondance suivie avec un client italien. Et surtout ils prévoyaient leur pause dans un restaurant agréable et peu coûteux. Des noms aux sonorités étranges revenaient souvent : Vielmur-sur-Agout, Chalabre, Murat-sur-Vebre, Mouthoumet. Leur bonheur d'être ensemble m'enchantait. De surcroît, j'étais étonné par la manière dont ils avaient accaparé sans façon une portion du café, en grands seigneurs de la route à qui l'on ne peut rien refuser. J'aurais aimé être des leurs.

Je viens d'évoquer le plus familier. Je n'ignore pas le plus émouvant, voire le plus sublime : surprendre le monde à sa naissance, donner à la terre toutes ses dimensions par ses massifs, ses pics, ses gorges, ses vallons, ses frondaisons et ses engorgements, être saisi à la pensée que la flore est innombrable et que jamais nous ne nous lasserons de l'approcher du regard, se rassembler pour une cause commune, une cause belle et juste, tenir bon malgré la tentation de renoncer, imaginer mais aussi manifester de la rigueur, une extrême précision quand il s'agit de reconnaître le terrain, devenir à la fois musicien et géologue, en avoir fini (pour quelque temps) avec les tracas ordinaires, ne plus se soucier que de quelques partenaires d'une haute lignée, une montagne, un basculement de l'azur, et voilà que nos randonneurs, à mesure que leur course se prolonge, en viennent à se ressembler par quelque aspect, puisqu'une même lumière les habite. Restitués à leur vie antérieure, malgré l'amitié qu'ils se témoignent les uns aux autres, ils ne se livrent plus exactement à cette sorte de partage, à moins que tout à coup, pendant qu'ils s'entretiennent, l'étrange lumière accepte de les visiter.

Une randonnée modeste ne prétend pas égaler les exploits des plus hardis et des plus doués. Elle en assure cependant la relève, de quelque manière. Des chaussures adaptées, un sac, une gourde, un corps dispos, un regard en éveil... cela nous rend plus proches de ces êtres légendaires que des foules vacantes, ressassant leur ennui, les jambes désemparées, les yeux hagards.

Revenons à plus de modestie. Non pas la narration de longues et belles randonnées, mais des bouts de chemin, des souvenirs éparpillés, des remarques sans doute contestables, des impressions qui peut-être vous parleront.

Il faut, comme Montaigne, aimer d'un amour sans partage les voyages et les chemins pour en accepter les tracas : "J'aime les pluies et les crottes, comme les canes. La mutation d'air et de climat ne me touche point, tout ciel m'est un... J'ai appris à faire mes journées à l'espagnole d'une traite et aux extrêmes journées, les passe de nuit, du soleil couchant au soleil levant".  Certes, il faut aimer d'une amitié véritable le chemin pour en accepter les contrariétés. En même temps, Montaigne conserve son entière souveraineté à l'égard du chemin et à l'encontre de toute autre occurrence. Il en use à sa fantaisie. Il l'abandonne au gré de ses humeurs... "Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S'il fait laid à droite, je prends à gauche, si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arrête... Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J'y retourne. C'est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine ni droite, ni courbe". Aucun chemin qui, par son évidence, lui dicterait un parcours privilégié.

L'auteur des Essais nous propose donc le modèle d'une marche lente, si l'on entend par lenteur le souci de ne pas nous laisser bousculer par l'événement. Il nous faut, en effet, tandis que nous marchons, résister à l'affairement du monde et ne pas céder à notre propre fébrilité. Une marche lente, c'est celle qui s'attarde quand il convient et qui exprime notre considération à l'égard d'un paysage, d'une beauté entrevue, sachant bondir quand il nous paraît opportun de jaillir.

Un incident, s'il est de bon aloi, agrémente ma promenade. Une averse figure au nombre de ces ponctuations que j'accueille avec plaisir. Elle devra être intense et brève. Assez forte pour ressentir un début de panique (ma balade n'était-elle pas compromise ?) et pour me laver jusqu'aux os : tout à l'heure, le soleil revenu asséchera mes vêtements. Assez intense pour échapper à la mièvrerie - et qu'elle soit un avertissement du ciel, d'un ciel peu économe de ses effets. Assez courte pour ne pas interrompre ma démarche et que je n'aie pas l'impression d'entreprendre une promenade différente de celle que j'avais projetée. Elle agira à la manière d'un trou normand à mi-course d'un repas délicat.

M'interrompt dans ma marche un tas de pierres s'il a été élevé dans une prairie placide, herbeuse, qu'il semble convaincre de mensonges. Elles furent accumulées par le labeur des hommes pour des raisons qui m'échappent en ce lieu. Abandonnées à leur solitude, elles attendent, pour se réchauffer ou se disperser, l'éternité ou le regard d'un homme.

De tels signes se manifestent souvent avec plus de discrétion et pour moi seul... Une demeure au fond d'une vallée du Sud-Ouest attend que je l'applaudisse ou que je lui promette de ne pas l'oublier. Je n'ai pas le cœur de feindre l'aveuglement. Je me force à multiplier les bravos qu'elle ne mérite pas tout à fait. Je répare le tort que lui causèrent des hommes insensibles. Je suis devenu méfiant. Parce que j'écoutais mon bon cœur, combien de façades, de puits, de fermes abandonnées me sollicitèrent par le passé. Nul ne m'avait averti, comme on le fait pour des touristes égarés dans un pays misérable et auxquels on recommande de ne pas donner l'aumône, de crainte d'être assaillis par une nuée de mendiants.

Ai-je eu raison de me montrer plus prudent ? Au cours d'une journée, je longe une foule innombrable de maisons qui ne me demandent plus rien. Non seulement leur silence m'apparaît comme un reproche, mais je redoute aussi que le monde ne soit devenu épouvantablement muet et indifférent. À force de ne pas vouloir être importuné, on se retrouve seul un beau jour.

Il existe plusieurs manières d'accomplir les premiers pas. Avec brio car cela décidera du reste du parcours. Si vous traînez la jambe, une certaine morosité, quelque réticence ne vous quitteront jamais. Il faut s'y livrer avec l'allégresse des premiers commencements. Remerciez les cieux : ils ont consenti que vous deveniez un être-en-chemin. Vous vous étonnez d'être aussitôt tout autre. Vous n'y avez aucun mérite : semblable à l'acteur qui se mor­fondait dans la vie quotidienne et qui sur les planches se redresse, déclame, relève le front, traite d'égal à égal avec les anges, les étoiles, les dieux; semblable à l'écrivain qui, devant la feuille blanche, cesse de babiller, d'arpenter des idées convenues, des phrases toutes faites. Inaugurer, voilà le geste le plus royal qui soit : aux acolytes, aux valets, aux fidèles, aux auxiliaires de prendre la suite.

D'autres agissent avec plus de précaution. Ils prennent en compte l'engourdissement de leur chair, une certaine torpeur de leur esprit. Il leur faut s'échauffer, larguer peu à peu les amarres ; ils préfèrent franchir avec prudence l'étranglement du port avant d'accéder au large. Peut-être convient-il de savourer lentement une métamorphose au terme de laquelle nous changeons de condition, et ainsi percevoir ce qui tressaille en nous dans les jambes, le dos et même les orteils, hisser les voiles majestueusement en hommage à la terre que nous quittons et puis à un certain moment adopter un cours plus rapide, de plus en plus rapide pour vérifier l'état de nos organes, la densité de notre vouloir. Toutes les autres raisons que l'on avance souvent jouent le rôle d'un alibi : "Qui veut aller loin ménage sa monture". "Ils auront tôt fait de connaître une grande fatigue et d'abandonner" et d'être déçus si la sorcière aux dents vertes les épargne.

Les uns doivent endurer avant qu'un dieu compatissant ne les affuble de pieds ailés. D'autres mobilisent tout leur corps et se réjouissent d'alerter aussitôt tant de muscles, tant de réseaux optiques, une si formidable énergie. D'autres enfin semblent n'avoir jamais mis les pieds à terre : ils s'allègent, ils s'envolent, ils marchent à la verticale avec le plus grand naturel.

Un bon chemin, c'est celui dans lequel nous pouvons avoir raisonnablement confiance. Il y a chemin parce que nos pas possèdent le pouvoir énigmatique de coïncider, d'épouser les pas des hommes qui nous ont précédés et qui marchent à peu près comme nous. Lassitude d'une déambulation urbaine parce que la foule fatigue et qu'il n'est guère facile d'avancer au milieu d'elle, mais aussi pour avoir parcouru tant de générations et de nous être soûlé jusqu'à plus soif de tant de pensées ardentes ou honteuses.

Un chemin se reconnaît au fait que l'autre passant devient notre semblable et qu'il nous paraîtrait inconvenant de ne pas le saluer. Dans une grande ville, il nous est difficile de nous plier à cette marque de politesse. Mais nous pouvons toujours multiplier des sourires, des regards, des gestes de prévenance qui rendront en quelque sorte la ville habitable.

Il nous arrive d'emprunter volontiers les mêmes chemins sans que ce soit par commodité ou par paresse. Le plaisir que nous ressentons à les parcourir inlassablement prouve qu'il s'agit pour nous d'un choix délibéré. Comment l'entendre lorsque ces chemins ne possèdent pas un charme particulier ? L'habitude devrait nous rendre insensibles à leur parcours : bien au contraire, nous avons établi avec eux des relations si vivantes que nous éprouvons le besoin de les retrouver matin et soir, voire même dans l'après-midi. D'autres façades, d'autres inclinaisons d'immeubles ou de trottoirs ne nous prodigueraient pas l' assurance d'une vieille complicité. Ils ne se modifient guère au fil des ans mais nous leur pardonnons de se répéter.

Nous serions en peine s'ils changeaient de physionomie. Ils nous auraient en quelque sorte faussé compagnie. Nous sommes déconcertés lorsque des magasins pimpants, trop "mode", prennent la place de boutiques si souvent retrouvées qu'elles appartiennent à notre chair, au registre de notre mémoire. Lorsqu'une rue circulante devient piétonne, les gens m'apparaissent méconnaissables. Ils se transforment en âmes vides, en flâneurs d'une espèce médiocre. Je semble prêcher l'immobilisme, vouloir arrêter l'histoire des villes, flatter le manque de curiosité. Il n'en est rien. Le même piéton saura inventer des chemins de traverse et déambuler comme un voyant (ou un aveugle, ce qui est parfois la même chose) dans sa ville, une ville qu'il voudra autre et insensée.

Je rechigne aux efforts excessifs. Je déroge à ce principe d'économie quand je prends le chemin. Il n'y a là rien de paradoxal. Tout autre est la fatigue de ceux qui ont choisi de déambuler. Le seul fait de marcher constitue une escapade, quels que soient le motif et l'agrément de la balade - comme si demeurer en place signifiait une punition et comme si mettre un pied devant un autre revenait à se faire la belle : une escapade, un retour privilégié à l'enfance. En conséquence, ils éprouvent une fatigue heureuse, douce comme une nuit étoilée, claire comme l'aube. À  mesure que leur marche se prolonge, et alors qu'ils devraient ressentir plus de lassitude dans leurs membres, ils s'allègent de leur condition et leurs pieds touchent à peine terre. Ils s'étirent dans leur fatigue. Ils s'attardent dans ce bain de muscles pacifiés, dans la bonne intelligence d'un corps qui n'exige rien, sinon d'avoir été convié à pareille fête.

Ce qui porte peine aux promeneurs contraints augmente leur bonheur. Les échardes du chemin blessaient les malheureux. Ils récitent une action de grâces à l'encontre de ce qui ainsi déchire le paysage et le rend plus aigu, en quelque sorte plus lumineux. Les premiers pestaient contre la fange, les seconds s 'y vautreraient avec délectation. Cette boue c'est du limon et ils la garderont sur leurs bottes ou leurs espadrilles. Légères, elles leur permettent de danser, lourdes, elles assurent une bonne assise sur le sol.

Un bonheur aussi simple que celui de marcher peut donc prendre des formes bien différentes : proche du ressassement quand nous sommes en présence d'une promenade quotidienne, sublime quand il en appelle à un exercice de dépouillement ou nous conduit dans les parages du nulle part, hautement métaphysique s'il nous institue créateur de chemins que nous réinstaurons par nos pas et par un geste inaugural.

J'userai désormais du terme de cheminant qu'Henri Leroux m'a soufflé. Il me paraît le plus juste : randonneur, vagabond, promeneur, usager, flâneur renvoient en effet à des catégories trop déterminées. En outre, il présume un rapport très fort au chemin, aussi intense que celui qui lie le montagnard à la montagne, le marin à la mer, une alliance qui ne sera jamais remise en question.

Parmi tous les chemins possibles, le sentier possède le plus de charme. Il a conservé la forme de la terre, ses racines, ses roches presque affleurantes. Il n'est souvent tracé que par le passage des souliers et la force des pieds. Un sentier trop apprêté, fortifié, n'est plus tout à fait un sentier. Il dénonce le triomphe de la route, consacrée, occupée, parcourue sans cesse. Mais il est des routes bitumées qui sont encore chemins, tant el1es ont de la peine à raccourcir leurs trajets et leur bitume semble peu épais, souvent mélangé.

La vraie route tente de couper les virages, de monter sans "épingle à cheveux". Le chemin n'a pas de telles prétentions. Point d'ambition non plus à éviter les variations du plus ou moins large. Il met sa gloire à parvenir. Seulement à faire parvenir. Le vrai chemin tient toujours du bricolage, des chemins de fortune - cependant on aspire à l'agrémenter, à l'aménager, à le rendre plus sûr. Béatitude des finitions du plus petit sentier : cela peut arriver et nous émouvoir.

Sur un long chemin, un couple devient un seul être en face du seul chemin. Une solitude à écho. Le chemin capte toute attention, tous regards, oreilles tendues vers lui. Il est le relais par où doivent passer les paroles de chacun à chacun. Il ne tolère le pluriel que le temps de laisser chacun retenir pour tous ce qui allait échapper. La solitude y est délicieuse, voire source de volupté. Cependant, quand je suis seul, privé de cet écho, je sens que d'une certaine manière le chemin m'échappe, un chemin susceptible de produire à la fois des solidarités et des solitudes.

Il faudrait à chaque instant s'arrêter pour l'éternité. D'où l'impression que l'homme pressé par un long trajet ne fait que grappiller. Mais le chemin réprimande les longues haltes qui le font oublier : cela se sent quand, dans un groupe qui stationne, quelqu'un appelle enfin au départ ses compagnons, comme pris en faute - et alors les sacs rejoignent sans délai les épaules.

Voici un chemin que l'on n'a pas soupçonné. Pourquoi tracé, par qui ? Il semblait ne mener à rien. Il est en Sicile un chemin de falaise qui semble inutile, mais il mène au bord où Polyphème jeta les énormes cailloux qui changèrent la forme du rivage.

Les enfants inventent sans cesse des chemins. Des centaines de chemins inutiles, pour la joie des retrouvailles renouvelées à discrétion.

En forêt, souvent, tout est chemin. Tant de "faux chemins", de chemins d'un moment qui s'interrompent brutalement. À la différence du monde où il est impossible de se perdre sans aussitôt se retrouver, le bon chemin en forêt mène à cette seule sortie du bois. Nous tourmente la hantise du seul vrai chemin qui sauve. L'angoisse de tourner sans fin dans ce qui n'est pas une prison. De nous engloutir dans tant de chemins qui soudain n'en seront plus !

À Marseille, il existe une rue de Rome et une rue d'Italie. Comme si l'on y était déjà en connaissant la direction. Ce devait être des lieux fort éloignés il y a peu d'années encore ; cependant, grâce à cette seule mention de Rome, d'Italie, la durée du parcours, la longueur des trajets devaient être oubliées et, par la vertu de ces dénominations, les promeneurs se trouvaient transportés bien loin de chez eux : il leur aurait suffi de prolonger la rue pour accéder à la Ville éternelle. Qui tient le chemin est déjà au bout, au terme, quelles que soient les peines et les aventures.

Les grands pratiquants de chemins, un certain jour, ne les quittent plus, devenant même des absents chez eux. Le chemin les a pris.

Le Chemin mérite d'être pris en considération, exalté tout comme l'Arbre, la Source, la Cité, la Mère, le Juste sacrifié, la Montagne. Une fois ces grandes figures reconnues, devons-nous tenter de les reproduire et nous féliciter de les rencontrer, pour de bon, en ce monde, ou n'est-il pas raisonnable de penser que ce sont là des figurations approximatives, nos eaux minérales les plus pures étant moins jaillissantes que la Source éternelle, nos cités réelles moins harmonieuses que la Jérusalem invisible et les parcours de Francfort à Saint­-Jacques-de-Compostelle n'épuisant pas l'idée de Pèlerinage - et enfin nos sentiers urbains, campagnards moins inventifs que l'image d'un chemin en train de naître, de renaître sous nos pas ? Je concède aux hommes de foi le droit de matérialiser quelques archétypes. Je leur demande seulement d'admettre qu'ils relèvent de l'invisible et ne pourront jamais prendre forme une fois pour toutes en ce monde. Quand nous sommes entrés en accointance avec un chemin, nous multiplions les prétextes pour lui rendre visite. Pour un peu, nous choisirions des amis dont le domicile est situé sur son parcours ou sur ses traverses. Nous hésiterons à loger en un autre lieu qui nous éloignerait de lui.

Nous reconnaîtrions la valeur d'un chemin aux modifications qu'il produit en nous. Mais il est difficile d'opérer un tel constat. Qui d'entre nous peut savoir qu'il a été modifié par le chemin et dans quelle mesure et dans quelle part de son être ? Et cette modification, devons-nous l'attribuer au chemin lui-même ou bien à ce qu'il nous a permis de rencontrer : d'autres paysages, d'autres conduites, pour autant que nous puissions dissocier ce qui relève du chemin et de l'offrande du monde ? Par souci de clarté, nous aimerions pouvoir nous livrer à une telle distinction. Un trajet familier ne nous propose, semble-t-il, rien de nouveau, mais si vous vous sentez plus gaillard, est-ce dû à votre compagnon (le chemin) ou au seul entrain de l'exercice ?

Il me semble avoir rencontré des chemins bavards. Ce n'est pas parce qu'on y rencontrait des bergers loquaces ou d'autres promeneurs avec lesquels j'aurais eu envie d'entreprendre un bout de causette - à la différence de chemins que la présence des hommes semble avoir désertés. Ils m'apparaissaient bavards dans leur manière d'être, comme d'autres se révèlent immédiatement silencieux ou escarpés ou bougons ou sentencieux ou complaisants. L'impression, le qualificatif, tenait à leur manière de se déployer dans l'espace, de le traiter, de s'y conduire, tout comme certaines personnes, avant même de se livrer à nous, affichent le contentement ou la tristesse. Cet adjectif "bavard" ne conviendrait-il pas mieux à une cascade, à un ruisseau en verve ? Une fontaine roucoule parfois. Dans certains jardins les plantes nous donnent le sentiment de babiller, espiègles et délurées. L'image naît d'un rapprochement en quelque sorte littéral, terme à terme. Je préfère qu'elle procède de l'invisible et qu'elle demeure au fond inexpliquée.

Je reconnais un chemin lorsque je me sens obligé de saluer le passant rencontré, quel qu'il soit. C'est là un signe de paix indiscutable et parfois une précaution : nous sommes seuls dans une éphémère confrontation et il nous faut prévenir toute forme de malentendu ; que nul ne se méprenne sur le sens de l'un de mes gestes ! À la manière du Petit Poucet, je distribue parfois le long des grandes villes des sourires, des clins d'œil. L'avenue cesse d'être un parcours muet ou hostile. Je sais que mes sourires risquent d'être ensevelis par d'autres promeneurs ; je n'en continue pas moins de les distribuer et si les autres passants agissaient de cette sorte, une ville se composerait d'innombrables chemins.

 

© Pierre Sansot, in Chemins au vent, Manuels Payot, juillet 2000, chapitre 11

 


 

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[Jacqueline J. m'a communiqué les clichés. Merci à elle !]